Remarques sur la re-féodalisation de la France (1997)
Il est difficile, en France comme ailleurs, de promouvoir une réflexion sur l’État qui échappe aux clichés nationaux. À qui observe la surface des choses, ces clichés semblent en train d’absorber le stéréotype de l’économie mondialisée et les fantasmes qui l’accompagnent, de sorte que l’établissement républicain en est devenu méconnaissable. L’État serait en voie de s’auto-supprimer. Mais il y a la structure, qui, elle, n’oublie rien, et la capitalisation des expériences successives, qui opère à l’insu des acteurs politiques. Peut-on faire le point là-dessus, discerner le sens de ce qui se passe sous nos yeux en fait de remodelage de la construction étatique dans la France centraliste ?
Mon propos est de tenter l’exercice. Le cas d’organisation français, avec son axe traditionnel – l’État administrateur et juriste –, comporte des caractéristiques propres, qui cependant s’inscrivent dans la même descendance que l’ensemble du système anglo-américain. Cela oblige à relativiser et permet de mieux comprendre la dramatisation française de l’évolution présente. Avec le temps on peut esquisser de mettre en perspective, à la fois historique et structurale, la législation de 1982 et le contexte d’une prétendue décentralisation, qui tient davantage de la mesure conservatoire que du coup de dés politique, du « suivisme » de nos corps politiques face aux contraintes de l’ultramodernité que du grand pari institutionnel.
Ami et compagnon d’un long voyage à la lisière du droit public et du droit privé, Georges Dupuis reconnaîtra, dans ce rapide survol, quelques thèmes familiers de nos savantes conversations, où tant de fois est revenue la question du destin de la République française.
On n’entre pas dans la problématique de l’État comme dans un moulin. Il est nécessaire au préalable de tâter le terrain, si j’ose dire, d’user de détours afin de découvrir l’accès le plus favorable, qui n’est pas le plus aisé, au questionnement critique. Ainsi faut-il envisager l’environnement de discours, le vaste « hypertexte » auquel sont suspendus les débats contemporains.
Commençons par le thème, devenu oppressant, de la mondialisation, qui sert de repoussoir aux idéaux patriotiques malmenés par le triomphe d’un économisme sans frontières. Thème oppressant pour une science politique immobiliste, autant que pour la sociologie actuelle, toutes deux enlisées dans des analyses linéaires du phénomène étatique, lequel était censé représenter, jusqu’à ces derniers temps, le nec plus ultra de l’évolution des organisations. En France particulièrement, où la croyance centraliste, dont on méconnaît les sources religieuses, détourne l’attention de ce qui vient contredire les attentes traditionnelles, la mondialisation joue comme un point d’éblouissement, qui fait que nous ne voyons rien. Nous ne voyons pas qu’il y a là un mécanisme de péréquation mondiale par le marché, induisant une égalisation des conditions, et que tout naturellement le sous-développement social fait retour chez nous, en dépit de notre outillage administratif protecteur et des déclamations sur les droits de l’homme. Ce n’est pas l’État Providence qui a fait fiasco, mais notre capacité de saisir ce qu’il était, c’est à-dire un système de protection assimilable par les strates historiques inférieures (féodo-colbertisme, conquêtes révolutionnaires, puis économie mixte) et d’autant plus solide qu’il semblait inscrit dans l’expansion planétaire du Welfare, mais en fait étayé par le sous-développement de régions immenses. Dès lors que des milliards d’hommes, appartenant à ces régions et non arrimés à la construction historique d’Occident, deviennent non seulement agents économiques, mais concurrents sur le terrain des interprétations institutionnelles, le débat perd l’équilibre en changeant de dimension.
Un tel retournement, qui prend à contre-pied les thèses sur l’internationalisation du développement par transfert technologique et normatif (l’Occident demeurant immunisé), non seulement met à nu les faiblesses de la prévision techno-économique échafaudée dans les décennies 60-70, mais remet en scène un élément central des évolutions, à savoir la dynamique de l’imprévisible, fondée sur la répétition dogmatique et la constance de la structure. Selon cette nouvelle perspective, l’économisme triomphant peut aussi être un leurre et en tout cas devient une arme qui n’est plus au service exclusif de l’univers occidental tel que le comprenait un Max Weber. Autrement dit, l’humanité ne se laisse pas gérer, et nous entrons dans l’ère d’une concurrence des traditions ou blocs normatifs, de sorte que la capacité stratégique des systèmes, peu à peu libérée comme une énergie insoupçonnée, cesse d’être notre monopole. Seulement voilà, l’impréparation intellectuelle des élites ou des responsables des multiples canaux de la formation, pour patente qu’elle soit, est difficile à faire admettre, et ce phénomène renforce encore les obstacles à surmonter pour une démarche d’éclaircissement du reflux des États. Faut-il rappeler une circonstance exemplaire, illustrant cette impréparation ? La soudaine irruption de l’Islam (au tournant de la crise pétrolière et du pourrissement de l’ordre soviétique) a frappé de stupeur fonctionnaires ou experts 1 ; cette déconvenue devrait inciter à reconsidérer certains modes de questionnement devenus obsolètes.
Or, ce questionnement, où va-t-il ? Il s’en remet aux sciences sociales, ce catéchisme scientiste de notre époque. Alors que se déploie, déjà profondément engagé, un mouvement planétaire de re-féodalisation, les présupposés non critiqués (ainsi, le postulat d’une nature essentiellement économique des sociétés humaines) tiennent bon et, bien que démentis sous nos yeux, continuent d’alimenter une véritable doxa d’État. Le cas de la sociologie, laquelle prétend à l’ultime recours scientifique contre les déconvenues politiques, est typique du conservatisme intellectuel ; d’une main elle s’attaque bruyamment à la « noblesse d’État » – thème pillé dans mes travaux, qui l’avaient emprunté à Ardascheff - auteur de l’expression -, de l’autre elle revendique en fait une place théologico-canonique, c’est-à-dire à l’instar de l’Ancien Régime la place d’un clergé fort de ses réseaux et disputant de tout ; à quoi il convient d’ajouter la reprise d’un poncif qu’on pourrait penser éculé, une immémoriale aversion à l’égard du droit et des juristes 2.
Enfin, n’omettons pas l’un des discours les plus prégnants d’aujourd’hui, le nouveau totalitarisme du sujet-individu autoréféré, discours aux origines complexes, que n’épuisent pas les rodomontades englobées par l’idéologie dite de la post-modernité. Il faudrait aussi reconnaître ce que l’esprit des pratiques actuelles doit aux recettes militantes issues du maoïsme, qui fut si florissant en France, auprès duquel tant de protagonistes, brillamment recasés à gauche et à droite, ont appris cet étonnant savoir-faire commun à la pensée mao et au marketing 3.
De ces brèves notations, retenons une conclusion essentielle : l’actuel questionnement consiste à rabattre toute problématisation vers le gestionnaire. Dans ces conditions, pour ce qui touche à l’exemple français, l’interrogation sur l’État et ses réseaux administratifs et juridiques, désormais considérés comme relevant d’une tradition tenue peu ou prou pour un folklore, n’aurait plus qu’à se cantonner dans le descriptif des ajustements techniques imposés par ce qu’il est convenu d’appeler « mondialisation ».
Si nous disposions d’études approfondies, cohérentes, soucieuses enfin d’historicité, sur le Management, notre compréhension de l’évolution présente des États évoluerait-elle aussi. Non pas que les travaux manquent tout à fait 4, mais l’intérêt fait défaut, par conséquent aussi la possibilité d’ouvrir un champ nouveau, qui prendrait en compte les contradictions propres à notre temps et favoriserait une analyse moins superficielle de l’échéance actuelle. En vérité, qu’est-ce que l’État en France ? Qu’en avons-nous retenu, qui appelle révision ? Au prix de renoncer à la déformation positiviste des méthodes d’accès au phénomène social, il n’est pas impensable d’aborder le principe étatique forgé par l’Occident d’une façon telle, que l’évanouissement de ce principe mette en évidence la fin d’un cycle institutionnel et l’annonce, dans le cas français, de formes d’allégeance au pouvoir encore sans nom, mais certainement proches d’une revalorisation féodale.
Bien que vulgarisée par le vocabulaire électoral français (tel politicien et son « fief ») et à peine masquée par les standards du Management universel (« lobbying », «pressure groups », etc.), la notion de féodalité est bannie comme concept d’actualité ou simplement opératoire. Sans doute est-elle trop directement associée aux propos conjuratoires des Constituants de 1789 et aux malédictions popularisées par le Manifeste communiste de Marx-Engels en 1848, pour avoir droit de cité dans la réflexion contemporaine. On ne l’évoque même pas pour rendre compte du fonctionnement pourtant explicitement féodal, des entreprises japonaises, ni pour aborder les pratiques, proches de l’absolutisme (gouverner sans élection), dans certains organismes internationaux, ni a fortiori pour analyser les compromis historiques à l’œuvre dans le montage de l’État administratif en France. Un objectivisme plat, gommant les marques de la tradition et postulant l’homogénéité croissante des modes de gouvernement, a fini par imposer des formulations apparemment neutres, censées moraliser le raisonnement par son américanisation, et ce faisant, met en échec par avance toute tentative d’échapper à la théâtralisation démocratique libérale des relations sociales, ramenées au commun dénominateur de la théorie des décisions (« decision making »). Aussi peut-il être incongru d’interpréter la situation de décomposition de l’État traditionnel occidental en termes de re-féodalisation.
Pour clarifier cette proposition, je ferai remarquer ceci. La forme étatique demeure un montage, ou pour m’exprimer à la manière de Hobbes, un être artificiel, et, tout national qu’il soit, l’État pratiqué en France n’est qu’une version particulière du système institutionnel européen, dont l’avènement moderne peut être daté avec précision (la Révolution médiévale du montage romano-canonique, inventeur de l’État) et qui ne saurait être assuré de pérennité. Dès lors, nous voici autorisés à noter les indices d’un retour à la case-départ. J’en cite deux exemples. Tout d’abord, la quête de techniques qui ressemblent aux médiations pré-étatiques de l’Europe médiévale : ainsi, l’« Alternative Dispute Résolution » (ADR) 5 ; elle devrait nous intriguer, car s’y fait jour l’idée d’une justice non garantie par un dispositif d’État. Dans le même temps, le rapport des individus au noyau dur du droit civil se délite (cf. la poussée à construire des filiations à la carte) : en ce point, le fondement des règles de la sociabilité est touché. Ces brèches, étonnamment visibles en droit privé, sont caractéristiques d’une perte de substance affectant l’héritage institutionnel qui a porté la forme étatique jusqu’à nous. Si maintenant l’on observe l’édifice administratif français, où la fracture n’apparaît pas avec le même relief, on n’omettra pas de considérer au départ que tout se tient dans le montage : le droit public et le droit privé, la version pratiquée en France et celle des pays de la même facture historique.
Là où la notion d’État est en cause, dans le cas français précisément, la revalorisation féodale ne signifie pas un quelconque retour à des formes révolues, mais l’apparition d’une échéance qu’il nous appartient de déchiffrer, d’un processus de décomposition dépassant tous les pronostics, actuellement fascinés par l’économisme. Prophétiser, à l’échelle planétaire, la fin de l’État-Nation, comme le fait l’économiste japonais K. Ohmae (« The End of the Nation-State »), n’est après tout qu’un banal constat de la part de tout spécialiste de l’évolution mondiale des revenus ou des transferts d’entreprises : en tant que défenseurs d’intérêts qu’on peut qualifier d’ethniques, les États deviennent des coques vides, au sens où l’empire du marché mondial détruit les espaces réservés. Mais, est-ce là l’ultime vérité, un horizon indépassable, la preuve d’une fin des temps politiques et de la diversification normative des sociétés ? Nous savons que le dogme de la concurrence généralisée comme expression suprême de la démocratie 6 abrite des techniques d’expansion traditionnelles, hautement sélectives par ailleurs, en ce qu’elles privilégient comme arme politique le principe fédéral dont les États-Unis seraient le modèle achevé.
Notons-le pour notre réflexion sur la France : en tant qu’agent réformateur des systèmes normatifs, l‘imperium des affaires tend à disqualifier les régimes institutionnels à faible capacité fédérative. Or, l’idée fédérale, si familière aux juristes, n’est pas claire culturellement ni analysée en conséquence. Ses origines en Occident donnent à penser qu’elle n’est pas sans rapport avec l’essence même des agencements dits féodaux : le pouvoir de disperser le pouvoir et de pactiser avec ses concurrents. Le principe fédéral est foncièrement contractualiste. C’est dans cette perspective, imposée par l’évolution de l’ultramodernité industrielle, qu’il y a lieu de tenter d’évaluer le cas français - un cas toujours significatif, si nous tenons en mémoire les grandes inventions étatiques liées au nationalisme français.
Il s’agit d’évaluer la mise que constitue la législation de 1982, en ce qu’elle joue du point le plus sensible du montage politique et social français : le centralisme. À quelle condition sine qua non la France est elle décentralisable ? Comment la partie a-t-elle été jouée ?
Partons du centralisme parvenu à son âge classique sous la IIIe République. Le roman feuilleton du jacobinisme, chiffon rouge électoral plus que projet théoriquement fondé 7, a du moins entretenu l’idéal de choix possibles, donnant ainsi leur souplesse aux décisions risquées, qui avaient remanié la carte et conséquemment le dispositif administratif à la fin du XVIIIe siècle. Car c’est bien sur le terrain, au sens pleinement géographique du terme, là où s’implantent croyance au pouvoir et lien de sujétion, que l’État modernisé par la Révolution s’est substitué au puzzle d’Ancien Régime, imposant « l’augmentation du patriotisme général » contre « l’esprit de localité ». Ces expressions d’époque, qui circulaient parmi les notables de la Constituante lors de l’élaboration de la loi départementale (22.12.1789), sont aussi un avertissement, que précise Siéyès, le futur éducateur de Bonaparte sur ces matières : « la France ne doit pas devenir un État fédéral composé d’une multitude de républiques, unies par un lien politique quelconque ». Une telle annonce de la verticalité administrative, loin de prendre à contre-pied des populations malaxées par la Contre-Réforme catholique, annonçait en réalité la foi française en cet État-Pontife que proclamera le même Siéyès (ancien ecclésiastique comme on sait) après l’An VIII : « le pouvoir vient d’en-haut et la confiance d’en-bas ». Du reste, l’histoire du droit administratif le confirme : l’État en France est comme une version laïque de l’État pontifical 8; le trait peut paraître forcé, habitués que nous sommes à regarder plutôt du côté du colbertisme, c’est-à-dire à évacuer le trait religieux du nationalisme français.
Mais, si tel est bien le centralisme français, l’expression d’un nationalisme du type catholique aux antipodes de l’esprit protestant, la question du legs féodal reste entière. J’entends par là, que la libéralisation sociale ne s’est pas faite sur le mode du libéralisme référé à la Réforme protestante dans les pays anglo-saxons (la source du pouvoir est dans la communauté), mais s’est inscrite dans la mouvance de l’État centraliste, autrement dit pontificaliste. Cela veut dire, si l’on observe le long terme, que la Révolution a joué comme une nationalisation, voire une démocratisation des privilèges - vaste question à explorer, sans laquelle on ne saisit pas le phénomène récurrent des discours d’abolition des privilèges, dont l’une des récentes moutures, ouvrant la Ve République (le rapport Armand-Rueff « sur les obstacles à l’expansion économique ») n’est pas la moins éclairante, quant à la permanence du malaise féodal en France.
Dans ce pays bien conservé, dont l’actuel régime de monarchie républicaine (jugement d’abord porté par un groupe de chercheurs allemands à Munich) cherche à résoudre les paradoxes, le centralisme est exploité par tous les niveaux sociaux, et l’idée fédérale demeure incompréhensible, noyée dans les brumes de l’Europe future. Significativement, la loi du 2 mars 1982 se proposait de traiter des « droits et libertés des communes, des départements et des régions ». En s’enfermant dans cette formulation, dès le projet Defferre en juillet 1981, le gouvernement de l’époque rajeunissait, sous une étiquette de gauche, le leitmotiv le plus traditionnel qui soit, la défense des franchises contre l’entreprise monarchique de l’État. Droits et Libertés : pieusement entretenue après la Révolution et l’Empire par les nostalgiques de l’Ancien Régime, colportée souterrainement par une historiographie du droit public longtemps indisposée par 1789, la formule garde un parfum de discours réactionnel – fût-il associé aux idéaux libertaires de 1968 ou en harmonie avec les slogans importés d’Amérique (« small is beautiful »,etc.) – à l’égard de ce qui vient menacer la féodalite corporatiste, les communautés locales soudées par la revendication, et “ last but not least “ le pouvoir ecclésiastique 9. Sceptique devant la nouvelle enveloppe administrative, mais aussi amusé par les sarcasmes d’une opposition ahurie par ses défaites électorales, je proposais, à quelque temps delà, de lire la loi de 1982 historiquement ; de là, cette traduction qu’aujourd’hui je ne désavoue pas : « la France entre deux centralismes »10.
La France en 1982 n’a pas choisi, si ce n’est un entre-deux. Suprême sagesse, en reportant une décision plus fondamentale, qui porterait la main sur le sacrosaint département ? Attentisme, tourné en réalité vers l’univers industriel de demain, qui lèverait l’indécidable d’aujourd’hui ? Comment, dans l’après-coup de 1982, concilier une telle mesure conservatoire avec le vœu pressant d’une Europe fédérale, affiché par F. Mitterrand pour faire passer le traité de Maastricht dans une opinion rétive ? Toujours est-il que politiquement, sur le long terme, la législation de 1982 relève du flou artistique. Avec le recul, certains traits apparaissent, qui la restituent à son contexte ou éclairent ses effets :
- Le militantisme de circonstance mobilise trop notre attention. En fait, la loi de 1982 clôt une ère de tâtonnements de l’État, poussé après 1945 par l’élite industrielle à hâter la modernisation de l’appareil administratif. À partir des années 60, le marché de l’organisation impose des vues nouvelles ; des cabinets internationalement présents nouent des alliances avec l’Administration : la décentralisation est alors reconnue comme enjeu économique 11, rendant caduc à gauche et à droite le roman feuilleton (jacobinisme contre régionalisme). On comprend ainsi qu’à gauche, seul un politicien proche des affaires et saisissant donc l’orientation obligée de toute tactique, ait pu convaincre le Parti socialiste de faire volte-face (congrès d’Epinay 1971), le rendant à nouveau Parti de gouvernement, par conséquent finançable par les milieux d’affaires. Sans cet arrière-plan, trop peu étudié, on ne peut appréhender correctement le rôle joué par la décentralisation dans le dénouement de 1981, qui ramenait les socialistes au pouvoir.
- Qu’y avait-il au fond des tâtonnements de l’État jusqu’en 1982 ? Essentiellement, les expériences imposées depuis la Première Guerre mondiale, un pragmatisme qui après 1945 est devenu un économisme rampant, censé faire face aux transformations sociales et culturelles. À bas bruit, quelque chose de l’édifice classique républicain s’est défait, que traduit un déclin certain, non pas tant du Parlement comme instance constitutionnelle, que de l’idée parlementaire : l’Assemblée Nationale, dirais-je, se compose de députés qui pratiquent de facto le mandat impératif. De la sorte et par glissements successifs, l’institution départementale – pièce maîtresse d’une construction qui n’était pas faite, selon le mot de Thouret (rapporteur de la loi sur les départements en 1789), pour « dégénérer en démocratie» – s’est comme enkystée dans un discours de façade sur les collectivités locales, discours d’évitement et à courte vue, qui ne saurait investir la régionalisation dans la clarté, c’est-à-dire miser sur l’abandon du département.
- Dans les conditions d’usure de notre système administratif, l’entre deux ne va pas sans créer un risque majeur : déstabiliser à long terme l’établissement républicain lui-même, après avoir relâché, d’un coup sec si j’ose dire, le lien direct d’administration. Faut-il rappeler que le centralisme français n’a pu canaliser le féodalisme traditionnel que par la promotion d’un protectorat social dont l’outil technique fut le département classique ? L’économisme et les idéologies du moment ne peuvent rien changer à cette donnée d’un autre ordre. Décrier mécaniquement le montage et son rapport étroit avec le système de péréquation étatique, ce n’est pas le comprendre. Sur ce terrain, la réflexion critique a manqué. Ainsi ont été ouvertes les vannes d’une re-féodalisation à la base, qui fabrique roitelets locaux, groupuscules à statut de clientèles, modes de relations sociales où les conflits se règlent hors droit. Certaines formules de la presse sont éloquentes sur le nouvel esprit public : « la décentralisation a fait du chef de l’exécutif départemental un personnage aussi important, sur son territoire, que le chef de l’État sur le sien »12 – manière de parler digne des légistes du XIIIe siècle !
Au terme de ces remarques, notons que le concept de re-féodalisation permet de mieux cerner les difficultés nouvelles, pour ne pas dire la quadrature du cercle, que tente de résoudre l’action de plus en plus fragmentée de l’État. Le sol semble se dérober tandis que l’évolution des contraintes extérieures sollicite la machine dans des sens ostensiblement contradictoires. Les réponses sont inattendues au regard de la science politique, mais logiques. On aperçoit, dans des secteurs sensibles de l’opinion, une tendance qui ne laisse pas de surprendre en effet : faire toutes les politiques à la fois. L’État crée-t-il un Comité national d’éthique, appelé à formuler des avis indépendants, qu’il en confie dans le même temps la maîtrise au lobbie scientifique, juge et partie à la fois (ce Comité fonctionne comme une annexe de l’lnserm et de l’Institut Pasteur réunis). Ou encore, fort de ses promesses électorales, le gouvernement fait voter une loi sur le cinéma pour lutter contre les ententes, mais il en laisse vider le contenu au bénéfice des grands circuits américains de surcroît 13. Etc.
On observe également un autre phénomène de grande ampleur, qui va à l’encontre des programmes de rationalisation de l’Administration destinés à la rendre socialement plus efficace : l’effet paralysant du néoféodalisme. Ainsi, dans le secteur stratégique de l’Action sociale (où plusieurs ministères sont impliqués), l’entrée massive des experts – experts dont la formation et les interventions sont devenues incontrôlables faute d’une pensée cohérente au niveau de la haute fonction publique – finit par retirer au système administratif son propre outil, lui laissant la charge financière de groupes professionnels livrés au clientélisme (renforcé à la base par le pouvoir des Conseils généraux) et trop souvent soudés par la médiocrité intellectuelle. Le service public devient dès lors une idée rongée par l’unique souci de faire cœxister tous les discours, et l’Administration supervise la débâcle sociale en trouvant refuge dans les critères formels : des services entiers reproduisent mécaniquement des politiques dont on sait qu’elles ont fait fiasco 14.
Ce sombre tableau, malheureusement réaliste, amène une question capitale – la question d’une pensée cohérente, d’une pensée tout court, capable d’affronter ces problèmes qui dépassent le cas français. L’interrogation sur l’État est à bout de souffle, en ce sens qu’elle ne tient pas compte, pas encore, de l’histoire d’un tel concept, arrimée à l’évolution d’ensemble du système juridique, droit privé compris. La mondialisation et l’économisme ont bon dos, pour nous détourner de la réflexion critique. L’étrange connivence entre le marché et l’idéologie du self-service normatif attirent l’attention sur la méprise qui consiste à retrancher de la problématique de l’État le noyau atomique du droit civil, à savoir le droit des personnes et plus particulièrement le droit des filiations. La République française classique, tant vantée aujourd’hui, était ce qu’elle était, parce qu’elle tirait sa cohérence sociale d’une cohérence normative d’ensemble, s’appuyant sur le socle du droit privé. Un mot là-dessus : La re-féodalisation est d’abord dans les esprits. Cela veut dire que toujours dépendante anthropologiquement de la construction subjective des individus, la construction sociale met en scène les nouvelles croyances au pouvoir qui sont le « moteur de ce que nous appelons la cohésion sociale » ou, pour reprendre une expression allemande fort adéquate ici, de la Sozialdisziplinierung (terme venu des protestants et transposé au XVIIIe siècle chez les juristes). Ces croyances tiennent dans un thème traité par le cinéaste Wim Wenders : « nous sommes tous devenus des mini-États » ; autrement dit, l’État a cessé d’être vu comme dépositaire du principe normatif lui-même. L’idée féodale ultramoderne, avec son côté déstructurant, est donc aussi un fait de culture. Qu’en pense la pensée juridique ?
Je suis tenté de répondre : rien, si ce n’est par l’entremise des sciences sociales, pas grand chose. Prêchant selon l’air du temps la pure technique (la régulation sociale) et la douceur de vivre (le droit sans rigueur), la sociologie du droit, qui a fait florès dans nos Universités, est passée à côté de l’essentiel. Oubliant que la fiction étatique est, en Occident laïcisé, le garant historique de la Raison des lois, elle a emboîté le pas aux méthodes héritées du positivisme là où il s’agit de logique dogmatique, et ce faisant, elle n’a pas seulement encouragé de facto la dévastation de l’habitat généalogique du sujet par le scientisme montant ; à travers les justifications colportées, conformes à l’idéologie du sujet-Roi fondateur de lui-même (selon l’ironique formule anglaise,«I, Me and Myself») elle a poussé en France à la désarticulation de l’État. Le féodalisme contemporain s’alimente de millions de microféodalités, c’est-à-dire des nouveaux individus fabriqués par le nouveau droit civil pensé par les civilistes-sociologues. Une telle position est aujourd’hui intenable, bien qu’à la fois défendue et combattue par ceux qui l’ont promue au cœur même de l’enseignement juridique et du système de la Justice ; mais ce « double-bind » dérisoire se déclasse de lui-même. La re-féodalisation ne peut être analysée que sur une certaine base : réexaminer la fonction première de l’État comme relevant de la fonction normative universelle (l’attribut totémique, c’est-à-dire la fonction de garantir le principe normatif à sa racine). Nous touchons là au problème général de la culture européenne, à l’échéance contemporaine de la civilisation du droit civil. Nous avons une tâche de pensée : réunir les morceaux de l’ensemble normatif, c’est-à-dire revisiter le monument étatique et considérer la fonction structurale qui unit droit public et droit privé. lnterdiscipline, dit-on. Si cette consigne a un sens, elle consiste d’abord pour les juristes à restituer le droit au droit et le droit à la problématique de son garant.
10. Le Monde, 3 novembre 1983.
Article extrait des Études en l’honneur de Georges Dupuis. Droit public, Paris, L.G.D.J., 1997, p.201-211. Texte repris dans Nomenclator, Sur la question dogmatique II, 2006, p.271-286.
Autres textes ayant trait à l’État : La France entre deux centralismes (1983); Pourquoi est-il si difficile de définir l’État en France ?; État, la désintégration; Les collages qui font un État;