Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Les collages qui font un État

Plus étranger à notre regard que les édifices institutionnels de la haute histoire ou des anciennes cultures disloquées, l’État ne nous intéresse plus que comme vestige transformé en instrument technocratique, quelque chose qui doit céder devant la consommation, la communication, la science, le sexe, et tout le bataclan des bons sentiments, aliment de l’esprit moutonnier aujourd’hui.

La réflexion sur ce que nous appelons un État n’est plus. La gestion, la simple gestion, occupe le devant de la scène. Nous vivons de recettes, qui produisent les doctrines sucrées de notre temps et consolent la nouvelle mélancolie de l’Occident.

Pour instruire de jeunes étudiants, futurs décideurs dans les sphères administratives, j’ai fait circuler les propos incendiaires d’un personnage du romancier William Faulkner sur la morale. J’ai remplacé le mot « morale » par « État ». Et voici la vérité, un texte qui sonne juste : « […] cette innocence qui croyait que les ingrédients de l’État étaient comme les ingrédients d’une tarte ou d’un gâteau, et qu’une fois qu’on les avait mesurés, pesés, mélangés et mis au four, tout était dit et il ne pouvait en résulter qu’une tarte ou un gâteau 1 ».

L’intégrisme est à l’œuvre du côté du savoir sur le pouvoir dans la société prétendue transparente : décerveler en proposant la politique comme un produit, et la pensée comme une cuisine sans mystère. Prenez les ingrédients, économiques et financiers, démographiques, psycho-religieux, militaro-stratégiques, etc. ; ajoutez les parfums culturels ; passez au four sociologique, après avoir remué en agitant le fouet de la démocratie individualiste. Cela doit donner un État, tarte à la crème que vendront les démarcheurs du marketing politique planétaire, conservateur ou progressiste, au choix.

 

I

 

Après la guerre 1939-1945, l’excitation pour faire table rase et rayer le passé a rapidement battu son plein. Notre vocabulaire a changé ; les mots qui sentaient la tradition ont été bannis, remplacés par les formules-fétiches : mutation, changement des mentalités. Pour les Occidentaux, l’idée de patrie a dépéri, ils ont appelé nationalismes leur propre haine des patries.

J’ai assisté au jeu de dupes international, qui au nom du Progrès marxiste-léniniste des peuples ou du «Social Change» à l’américaine a ceinturé le monde nouveau d’États préfabriqués, livrés avec mode d’emploi, personnel d’entretien et, si j’ose dire, service après-vente obligatoire, avec coups d’État ou révolutions sur commande.

J’ai vu, sous la bannière de l’Administration de l’ONU et des vieux États classiques, s’engager la course effrénée pour abolir, abolir sans fin, et distiller par des propagandes insidieuses la honte de n’être pas moderne. Et d’un modeste observatoire d’expert en Afrique, portant dans mes bagages la mémoire de la notion d’État inventée au Moyen Âge ici même en Europe, j’ai assisté à la débâcle de quelques peuples mal famés - « sous-développés », puis « en voie de développement », selon le langage des médias de l’époque -, littéralement purifiés, vidés de leur substance métaphysique, pour ne pas dire de leur sang à l’occasion de conflits exportés ou attisés sur place par les grandes puissances. Que peut valoir la greffe d’un État dans de telles conditions ?

Mais, la planète n’a pas évolué comme prévu.

Contemporain de la crise dite du pétrole dans les années 1970, le « retour de l’Islam » a enterré les savantes prophéties qui avaient annoncé la folklorisation des religions. Puis, le colosse soviétique s’est effondré, et les repentis du socialisme scientifique se sont rués pour trouver place dans l’empire universel des affaires. Ainsi ont péri deux illusions majeures de l’après-guerre : l’égalitarisme programmé et le déclassement des traditions.

Sûre de ses moyens militaires et de sa suprématie économique, la démocratie à l’occidentale affiche pour l’heure son bon droit historique. Mais que vaut notre vernis, quand la construction des États implose ? Nos États-modèles ne garantissent plus les repères de la Raison pour les nouvelles générations et sentent monter une menace sans nom, rampante jusqu’ici, que certains croient déjà maîtriser par la seule annonce du grand soir des guerres entre civilisations.

 

II

 

Un peu de modestie, et nous allons entrer dans les replis de la question de l’État, au prix de renoncer aux manières habituelles de l’aborder, qui un jour ou l’autre, peut-être proche, vont devenir des manières de penser fossiles.

Derrière le mot « État », qu’y a-t-il ? Le dedans de la notion laisse apercevoir les coulisses d’un décor théâtral, plus exactement l’atelier des artifices grâce auxquels « Ça tient ». Sans truquages, il n’y aurait ni paroles ni actes d’un État, cette marionnette animée, une personne morale comme disent les juristes, c’est-à-dire un être de fiction qui parle et pose des décisions, moyennant utilisation des règles précises du montage.

Et le mot lui-même ? « État » appartient désormais à la langue de bois universelle, issue des pérégrinations du terme latin « status », qui signifie « ce qui se tient debout ». Qu’a-t-on voulu dire en Europe à la suite des Romains, avec ce mot baladeur ?

Ce mot, que le droit romain de l’Antiquité (bien en deçà de la naissance de l’Europe donc) utilisait pour désigner l’ordre juridique des personnes et surtout l’agencement de la chose publique (status rei publicae), on l’a trituré pour fabriquer les grands pouvoirs concurrents dans la culture occidentale - Église, Empire, Royaume (status Ecclesiae, lmperii, Regni) - et même pour désigner les classes sociales ou leurs assemblées organisées sous l’Ancien Régime (les États = clergé, noblesse, tiers­ état), tout ce qui doit politiquement tenir debout. Avec en toile de fond, dans cette concurrence féroce pas encore stabilisée entre mastodontes féodaux, l’idée combattante du Moyen Âge, qui anticipe les Révolutions modernes : « redonner forme au monde entier » (reformatio totius orbis).

Sur notre continent, après le coup d’éclat du nationalisme français - la Révolution de 1789 et son onde de choc - et aussi grâce au remue-ménage de la monumentale philosophie allemande (Hegel et la suite), le collage au droit romain a été oublié, et l’on s’est mis à parler abstraitement de l’État, sans génitif, sans complément : il y a ce mot rassembleur, l’Emblème majuscule ; il y a l’État, point final.

La voilà donc, la force de ce mot vide, vidé de ses anciens contenus historiques par des générations d’experts qui ont fait l’Occident moderniste : inventer la marionnette animée de l’ère industrielle, ériger le Totem abstrait taillé pour la conquête indéfinie, fabriquer l’outil institutionnel de série, ce pouvoir qui, à l’échelle d’une société, n’existe qu’en un seul exemplaire, l’État souverain maniant la vie et la mort, un être politique de compétition. Pour le désigner, les langues nationales occidentales utilisent la même racine latine : Staat, State, Stato, Estado, État.

Comprenons dès lors ce point capital : l’État n’est ni une forme éternelle ni une forme plus valable que d’autres inventions de l’humanité aux prises avec l’art de se gouverner. C’est une forme tout court, surgie de l’évolution propre à l’Occident et d’abord assujettie à l’histoire de ses propres collages (droit romain, monothéisme chrétien d’expression latine, laïcisation tous azimuts). Mais, c’est une forme mobile, qui se prête aux moulages, à la concentration comme à la dispersion, pourvu que « ça tienne ».

Faire tenir ce que nous appelons l’État exige les grands moyens théâtraux, et l’Occident rationaliste ne déroge pas à l’expérience de l’humanité en matière d’institutions : il faut y croire, comme on croit à sa propre image. À propos des constructions, les architectes antiques parlaient de fermeté (firmitas), au sens où un bâtiment non seulement doit tenir debout selon les lois de la physique, mais aussi doit avoir l’air de tenir debout ; il a la force d’une image.

Il en est ainsi de l’État : ce sont les rites qui le font exister pour en faire une image au regard des croyants que nous sommes. On n’a encore jamais vu, on ne verra jamais gouverner une société sans musique, sans les chants, sans les récits fondateurs, sans les drapeaux et les emblèmes. La fameuse formule de Jakob Burckhardt sur l’État comme œuvre d’art (der Staal als Kunstwerk) est à prendre à la lettre.

Il faut la colle de l’âme pour que tienne un État. Il faut les ancêtres, les images nostalgiques et tout le saint-frusquin des mises en scène ; ça passe par les liturgies politiques, par l’architecture des lieux, par toutes les formes d’écriture nécessaires à la ritualisation du pouvoir. Pour avoir méprisé cette dimension mythologique et religieuse de l’art d’organiser, au nom de nos conceptions désormais froides et désabusées de la gestion des sociétés, nous sommes coupés de l’autre monde, proche ou lointain - des États de culture orthodoxe ou islamique à ceux de la mouvance chinoise ou japonaise -, un monde dont le sous-sol immémorial n’est pas le nôtre et qui se fait d’autres idées sur l’adhésion aux formes du pouvoir.

 

III

 

L’État a été le premier outil standardisé des relations mondiales. À quoi tient sa capacité stratégique, cette aptitude d’un type d’organisation à se répandre ? Est-ce que l’État est comparable à l’électricité ou à l’automobile, l’équivalent d’une conquête technologique, qui aurait réussi à dompter le pouvoir comme on maîtrise un phénomène de la nature, pour le confort et le bonheur ?

Il y a la vision dominante aujourd’hui : croire qu’il n’y a d’humain que l’utile, au sens immédiat et tangible, la mise en coupe réglée du monde, pour le plaisir comme horizon. Un propos ironique du romancier Robert Musil, que je transpose ici pour résumer où nous en sommes en politique, dit la vérité des choses dans l’empire des affaires où nous habitons : « Un troupeau […] n’est que de la viande de bœuf qui paît 2» ! Face à cette perspective d’absurdité et d’étouffement, les formes institutionnelles n’ont plus de portée que comptable, le monde est fait pour être consommé, c’est-à-dire mangé. De cet infantilisme social, facteur de décivilisation, ne peut germer une pensée sur le destin de l’État, pas même un savoir cohérent sur son histoire.

Revenons au b.a.-ba, au vocable lui-même. C’est là que commence la complication. Les autres, les non-Occidentaux - innombrables peuples qui ne se repèrent pas d’après nos balises médiévales, puis modernes -, n’ont pas le mot « État ». Du Japon aux cultures d’Islam, de la Russie à la Chine - et que dire de la multiplicité des langues africaines ? -, on use d’un détour, la reprise des métaphores de toujours, pour habiller la version locale de cet objet d’emprunt ; ça donne le jeu des transpositions : la puissance, la famille, la maison, le pays. Et là commence le quiproquo de l’Occident avec les autres montages traditionnels, ce dont nous ne voulons rien savoir et d’abord pour nous-mêmes, cette affaire de l’État comme histoire de collages.

On ne peut affronter l’illusion de l’État-produit de consommation qu’en lui opposant ce qu’elle dénie : le constat que l’État est un produit de synthèse et ne peut être que cela, parce qu’il résulte, là où il fonctionne réellement, d’un travail de collages historiquement fondé. S’inscrire dans le tableau historique d’un peuple, être une institution compréhensible ou ne pas être, voilà un débat qui dépasse l’analogie de l’électricité ou de l’automobile, et situe l’État au-delà du marché.

Lecteurs enivrés d’idéologie scientiste, passez votre chemin. Vous ne saisirez pas le portrait de l’État fabriqué par collages ni que le savoir sur le pouvoir d’État et ses substituts possibles ou probables exige que nous prenions des leçons là où elles sont, non pas là où la réflexion est épuisée. Mes remarques ici tirent profit des auteurs de collages esthétiques, du cubisme à Max Ernst. Méditons sur notre vieille notion d’État, en réveillant son passé ; les soubresauts, déjà sensibles, du monde qui s’annonce justifient qu’on fouille les fondations et qu’on tente d’évaluer les effets de la casse contemporaine sur l’édifice entier.

Pour l’Occident aussi, accroché à sa tradition en classant méticuleusement ses modernités successives, l’univers institutionnel procède de sédiments accumulés, qui montent des profondeurs. Toujours présent, le sous-sol est agité de mouvements imperceptibles et parfois de séismes, produisant les failles qui font céder le passé. Il suffit d’accéder à la couche inférieure où s’inventa le concept juridique d’État, pour observer la formation du niveau que nous autres appelons modernité. C’est alors qu’on découvre, dans la mine médiévale, le processus d’élaboration de l’État, un travail de collages précisément.

Le fait majeur, c’est l’utilisation de pièces et morceaux d’emprunt, matériaux amorphes introduits dans un tableau nouveau pour y exprimer l’inattendu. Les pionniers américains du Management dans les années 1920, appliquant l’idée de gestion cas par cas, se donnaient pour ancêtres les fondateurs scolastiques de l’art d’expliquer, les exploitants du gisement juridique au Moyen Âge 3. Ils avaient bien compris notre allégeance directe.

C’est aux XIIe-XIIIe siècles que se produit la « Révolution de l’interprète », la première dans la pensée européenne, qui fait main basse sur les notions romaines, le fameux « status », le contrat, la propriété, le procès et la preuve objective, etc., qui seront un jour les piliers de l’État juriste, de la société internationale des États et de la gouvernance d’entreprise.

Socialement, les normes léguées à l’Occident par son Empire romain défunt étaient quasi effacées depuis sept siècles ! C’est la papauté théocratique, vestige elle-même de la Rome antique, qui a réanimé la momie, poussé à l’expertise savante des textes, inventé l’extraordinaire fourbi romano-canonique dont nous sommes, à travers les perfectionnements et Révolutions ultérieurs, les ultimes rentiers. De ce tripot religieux et politique, dont furent parties prenantes les pouvoirs laïcs en gésine (empire allemand, royaumes nationaux et corporations en tous genres), a émergé l’État-monarque, juge et administrateur, bâti pour la conquête indéfinie, littéralement pour l’appropriation du monde entier (« dominium mundi »).

Mais n’omettons pas la note fantastique, qui donne aux collages leur tenue. Avec la formule impériale romaine, appliquée au pape et bientôt aux dynasties laïques - « il a tous les écrits du droit dans l’archive de son cœur » -, s’inscrit, au feu des croyances, la mythologie occidentale du pouvoir souverain. Remplaçons le pape ou le monarque par le peuple, nous avons le rejeton moderne, la mystique démocratique du peuple exerçant le droit du dernier mot par instances interposées (parlements, cours suprêmes). Reste à comprendre d’où cet idéal accompli tire sa force stratégique, cette capacité des sociétés ainsi marquées de jeter par-dessus bord ce qui ne fait plus l’affaire dans le jeu industriel de l’adaptation.

 

IV

 

La capacité d’unir les survivances et la nouveauté, en style occidental, c’est la capacité de fabriquer les succédanés techniques, qui remplacent d’anciens montages en donnant vie à des significations inédites. La technique n’est ni l’outil ni la techno-science, mais le pouvoir de traduire une pensée dans des attitudes agissantes. Anticipant la mentalité industrialiste, le droit romain a été le vivier premier des concepts opérationnels, détachables du sens religieux et politique, pour adapter l’ordre social au cours changeant des légitimités. Le support romano-canonique de l’organisation euro­américaine a été la matrice de ce que les Anglo­Saxons, plus casuistes, plus pragmatiques que nous, appellent « efficiency ». Par là, s’est agencé le destin de l’État, cette forme molle, apte à servir toutes les causes.

Dans le puzzle européen, l’exemple français dessine une configuration aujourd’hui brouillée par nos obsessions comptables et l’histoire folklorisée.

Voici donc l’article de vitrine, ce fameux « État administratif », version française (en attendant l’autre version, la prussienne après les guerres napoléoniennes), protecteur et dirigiste depuis Louis XIV, tracé au cordeau des départements par la Révolution ; l’État de la piété citoyenne, qui explique encore la Ve République. Les Français ont en tête le fantasme centraliste, transcrit en formule lapidaire par l’abbé Siéyès pour Napoléon : « Le pouvoir vient d’en haut, et la confiance d’en bas. » On a beau ergoter, jurer ses grands dieux qu’on veut la France décentralisée et l’Europe fédérale quelque chose grince et résiste, que les préfets connaissent bien : ce « je ne sais quoi », trait du nationalisme français, qui impute à l’État magicien d’avoir en mains les solutions, l’argent et le pouvoir miraculeux d’une clé universelle – « Sésame, ouvre­-toi 4 ! » - que détient l’Administration.

Bien qu’archiconnues, ces choses-là ne sont pas comprises dans leur épaisseur. La France n’est qu’une variante de l’Occident, le résultat d’un jeu de dés millénaire, qui a produit ces États typés de la zone d’attraction européenne, œuvrant avec les mêmes ingrédients institutionnels, dans une communauté de relations, pacifiques ou violentes, stimulées par les mêmes convoitises planétaires. Pourtant, ces États n’étaient pas interchangeables. Au XIXe siècle, une maxime facile a popularisé les différences : « les Anglais tous actionnaires, les Allemands tous factionnaires, les Français tous fonctionnaires. » Que dit des collages français, cette caricature ?

Une société toujours se maquille, d’un discours d’emballage et des images qui la font marcher. À y regarder de près, sans unité géographique ni de peuplement, la France est un arrangement censé tenir debout par la vertu égalitaire, mais qui, si vous soulevez cette croûte, laisse voir d’autres ressorts que celui-là. Dans cette composition, fabriquer des fonctionnaires a joué le rôle - comment dirais-je, d’une vérité transcendantale. Il y a du religieux là-dedans, dans le tréfonds, et pour cause.

Partons des traces les mieux conservées. Ce peuple féodal a la rage de gouverner, le réflexe des « droits et libertés » conquis sur le Méchant d’en haut, l’amour des titres et des distinctions. Avec ses techniques de bénéficiers-propriétaires, métamorphosés en fonctionnaires modernes par des siècles d’expérience maniant l’hérédité, la vente ou le concours, la France a usé jusqu’à la corde l’idéologie ecclésiastique du service de la Cause majuscule. L’État laïc en a gardé quelque chose de divin. Et pour illustrer le côté cocasse de cette histoire, dans la France en lutte contre son Ancien Régime indéfiniment actuel, voyez la sociologie militante, qui d’une main stigmatise la « noblesse d’État 5 » (un thème pillé pour la circonstance !), de l’autre reconstruit, pour l’occuper, la place d’un clergé fort de ses réseaux et disputant de tout !

Arrêtons-nous sur une pièce maîtresse : le préfet. L’invention tient le coup à l’intérieur et s’est fort bien exportée, partout où cet État-là, porteur du compromis entre féodalité et religion nationaliste, s’est implanté pour être imité et confronté à d’autres collages de civilisation. Sous son appellation pompeuse empruntée au droit romain, le préfet - praefectus - est signe de ralliement pour nos traditions : amalgame des procédés éprouvés de gouvernement à distance, des pratiques de la présence de l’autorité, pour Napoléon la surveillance locale par une sorte de notable « à la botte » ; c’est l’idée du commissaire - mandataire, délégué, envoyé, révocable à tout instant -, revue et corrigée par la Révolution et l’Empire. Une idée qui fascina les Bolcheviks, pour leur survie politique.

L’exploit français a été de rattacher au préfet­ commissaire l’autre fonction, technique celle-là, dans la ligne des Philosophes du XVIIIe siècle prêchant le « gouvernement éclairé » : le préfet est le chef des services de l’État dans le département ; il exerce donc deux fonctions en une : représentant et maître d’œuvre. C’est cette synthèse, rendant politiquement flexible la fonction, qui a permis au préfet depuis deux siècles d’incarner sur place l’État.

On retiendra alors la contre-épreuve russe. Expertisant l’État effondré, les jeunes loups de la science à l’américaine n’ont pas aperçu, sous les collages soviétiques, le destin de l’emprunt à la première patrie de la Révolution. Le diagnostic des « dysfonctionnements » sonne faux, car la rationalité soviétique était autre que celle construite par les modélistes de l’efficiency. Tout simplement, en créant deux administrations en face à face, celle des commissaires du Parti et celle des techniciens, les Bolcheviks ont rendu impossible la synthèse de type préfectoral, avec à la clé l’implacable logique d’un système évoluant vers la paralysie mutuelle de deux monstres.

Lecteurs, une anecdote pour vous divertir.

Travail de collages veut dire aussi retourner sa veste, changer la démocratie en non-démocratie, et vice-versa. Longtemps le référendum fut ignoré en France républicaine. C’était une pratique fumeuse, bonne pour les Suisses (en français trivial, des ploucs politiques) ou confondue avec la manipulation des électeurs par le plébiscite. Opposée au régime autoritaire de Napoléon III friand de la chose référendaire, la propagande républicaine diffusa par caricature un sketch :

Le député rencontre l’électeur paysan. Celui-ci, casquette à la main : « Pardon, M’sieu l’député, qué qu’ça veut dire référendum ? » - Le député, redingote et chapeau : ” Mon ami, c’est un mot latin qui veut dire oui » !

Après tout, sommes-nous aujourd’hui vraiment sincères ?

 

V

 

L’esprit de questionnement s’est figé. Les questions stratégiques du XXe siècle ont en quelque sorte enkysté la réflexion sur l’État dans un conformisme au jour le jour. Côté Université, c’est le calme plat dirais-je. Célébrant le triomphe libéral après la déconfiture soviétique, une des revues pour managers les plus huppées titrait : « La démocratie est inévitable ». Que peut-il sortir d’un tel ton de menace, évoquant la démocratie sur le mode fataliste ? Une pensée vide de pensée, dans le creux actuel de l’histoire.

« L’État de droit » agité comme une crécelle est censé soulever les foules. S’est-on avisé en France, où sévit comme ailleurs le refus des interrogations neuves, que ce concept, qui n’ existe pas en Angleterre - où l’on dit « Rule of Law », à traduire par« le Règne de la Règle » -, est sorti , à la fin du XIXe siècle, de la vénération allemande pour le libéralisme d’Outre-Manche (avec le terme promis à un destin si durable de Rechtsstaat) ? Que veut-on dire exactement ? Que la servilité des juges, dans notre tradition sans vraie séparation des pouvoirs, appartient au passé ? Qu’il s’agit, à l’imitation de la nation-phare d’Outre-Atlantique, de colmater la débâcle sociale en procurant à la haine son exutoire par le commerce des procès ? Et que le reste du monde, admiratif ou rétif, devra de gré ou de force emboîter le pas ?

La question de l’État est pendante. On oublie que le montage n’est pas seulement une forme à vocation politique, telle qu’on l’entend aujourd’hui dans les sphères de la gestion, mais qu’il touche anthropologiquement aux intérêts de l’espèce portés par la culture. Ici, dans la mouvance occidentale, ces intérêts-là ont été pris en charge par la civilisation du droit civil, laquelle a pour garant l’État dans l’exercice de son pouvoir généalogique, fonction de mainteneur de la Raison à travers les règles juridiques de la reproduction sociale et subjective.

S’avancer sur ce terrain, c’est-à-dire soutenir, comme je le fais en écrivant ces lignes, que nos États, oui nos États étudiés par la science politique, ont valeur de Totem pour pérenniser dans nos sociétés ultramodernes le lien humain au tabou, revient à blasphémer contre l’idéal nouveau de la désinstitution de masse. Que la logique du tabou concerne aussi l’Occident étatiste, voilà ce dont nous ne voulons rien savoir.

La mise à sac du droit civil des personnes en son noyau atomique - sous l’éclairage de Freud, le noyau œdipien de la reproduction (mère, père, enfant) -, au nom de l’individu souverain et du libre jeu des fantasmes, signe le retrait de l’État, plus significativement que la mondialisation économique annoncée. Ne pas prendre acte d’un événement aussi considérable, c’est s’interdire de saisir l’enjeu anthropologique du temps présent et, pour les responsables des politiques sociales, s’aveugler sur la portée réelle de leurs mesures, dispendieuses mais simples coups d’épée dans l’eau. À terme cependant, la technocratisation de la vie ne peut empêcher les questions de fond d’éclater au grand jour.

L’individualisme programmé, qui désarrime chacun du fondement de ses liens, ouvre sur les enfers subjectifs. À grande échelle désormais, nos sociétés sautillantes mais désemparées fabriquent le masque de ceux, innombrables, qui font semblant de vivre. Serait-ce le prix à payer, en sacrifices humains, pour que prospère l’idéal expansionniste de l’Occident ? En termes cyniques, certainement. Mais le monde qui vient, avec son potentiel de conflits touchant précisément à la construction humaine, eux aussi mondialisés, est-il voué à en rester là ? Le bon droit occidental de casser et de justifier toutes les casses, au cœur des montages normatifs de la Raison qu’il a lui-même échafaudés, trouvera-t-il son échéance ?

Un point est hors de doute : nos collages traditionnels de l’État se défont. En ce sens, le Moyen Âge finit sous nos yeux. Mais l’esprit féodal, métamorphosé par les idéaux technologiques de la nouvelle organisation en réseaux et soutenu par la violence devenue un mode de relation sociale, refait surface. Non pas que nous revenions à la « case départ », mais le pouvoir se fragmente et se privatise, mettant les vieux États en tutelle et se réorganisant en empires transversaux (scientifiques, économiques, financiers, religieux), tandis que se profile la reformulation des agencements sociaux « à la carte ». Et pour couronner cette Révolution à l’envers, l’obsession de créer indéfiniment des espaces de liberté a tourné à la prison mentale que les experts de la débâcle appellent innocemment « perte des repères ». Est-il alors encore pertinent de porter intérêt à l’État sur son déclin et aux formes en gestation qui dessinent l’horizon inconnu ?

 

VI

 

Et pourtant… Nul ne peut dire ce qu’il adviendra des collages traditionnels défaits, subissant l’épreuve contemporaine. De même, si les vieux États vassalisés n’incarnent plus la forme conquérante dans la jungle internationale, nul ne peut dire qu’une reféodalisation, généralisée ou par taches géographiques, laissera intacte la capacité de l’Occident de neutraliser les Miroirs institutionnels où il ne se reconnaît pas. Car, c’est ici que le bât blesse. La mondialisation est comme l’œcuménisme, une arme à double tranchant : ce qui a résisté à la suprématie retrouvera le chemin pour s’exprimer.

Après tout, le terme « Occident » prête à confusion. Il en est plusieurs versions, reliées à leurs embranchements historiques. A-t-on compris la bifurcation qui oriente la conception sportive de l’État à l’américaine et celle de l’État administratif diffusée sur le continent européen ? Non, pour l’heure ces choses-là sont étouffées dans l’euphorie unitaire. À plus forte raison y a-t-il mal donne, quand des analyses expéditives, relayées en chœur par les médias occidentaux avec une arrogance digne de l’ère impériale, prétendent dicter à des régions entières leurs choix vitaux. On ne convertit plus les peuples par le baptême catholique ou protestant, mais par la main de fer économique dans le gant de velours du nouveau bonheur politique.

Voilà ce que ne saisit pas aisément l’entreprise de former les fonctionnaires de gouvernement aujourd’hui : la nécessité de réviser notre représentation de l’univers international, confronté à la décomposition étatique de l’Occident et, par conséquent, entraîné culturellement vers un horizon que ne maîtrisera plus l’Occident. Nos catégories d’analyse du pouvoir et du montage étatique arbitrairement détaché de son enjeu anthropologique, perdent peu à peu leur pertinence, et la capacité d’appréhender les situations, dans ce monde qui nous échappe, va en être affectée durablement. Ces erreurs d’appréciation témoignent, elles aussi, de temps où nous sommes.

 

 

Texte extrait de Miroir d’une Nation, L’École Nationale d’Administration, Mille et une nuits ARTE Éditions, 2000.

 

 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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