Ars Dogmatica

Pierre Legendre

État, la désintégration (Décembre 2015)

Seconde partie 

 

Alexandre Devecchio : La percée du Front National traduit-elle la volonté des Français de retrouver un État fort ?

Pierre Legendre - État fort ou faible, la question n’a plus de sens. Avant d’évoquer le FN, dont on sait la marque antisémite originaire, mais aussi la connivence de jadis avec ceux qui avaient mené la répression à outrance en Algérie, je voudrais dire ceci. Après s’être laissé porter durant des décennies par la vague libérale-libertaire qui a déferlé sur l’Europe sans réflexion critique, l’élite au pouvoir s’étonne aujourd’hui non pas des effets décivilisateurs de cette vague, massivement déniés, mais seulement des accidents qu’elle provoque dans notre vie politique. Et je connais trop bien le fonctionnement des prédicateurs parisiens toujours prompts à stigmatiser, selon des catégories quasi pénales, ceux qui pensent hors du troupeau, pour ne pas m’étonner, moi, des grands airs effarouchés devant ce qui survient.

Ces temps-ci, une certaine presse aux accents de Pravda à la française parlait avec une emphase admirative d’un intellectuel dont le discours, je cite, «a renversé la table». Mais alors, pourquoi le discours d’un parti ne réussirait-il pas le même exploit ? Manifestement, les amateurs de discours renversants sont pris de court. Amuser la galerie avec le Front National ou avec Monsieur Tapie naguère présenté comme un modèle à la jeunesse, ça ne dure qu’un temps. Et je ferai remarquer que le FN étant devenu le fournisseur d’un vocabulaire patriotique qu’on cesse de brocarder, nécessité oblige…, il se peut que ce Front National finisse par obtenir paiement pour services rendus !

Ma conclusion tient en peu de mots. Si au moins la percée revancharde du FN donnait à réfléchir, ce pourrait être un gain, le gain d’une leçon. Mais j’en doute.

A.D. : L’un des chapitres de votre livre s’intitule «La foi en l’État, ou le fiduciaire français». La France s’est-elle construite dans la religion de l’État ?

P.L. - De quoi parle-t-on avec le mot religion ? Nous sommes en Europe, toujours marquée par la ligne de fracture entre traditions dont je maintiens qu’elles sont inconciliables, en dépit de notre œcuménisme qui en réalité est une arme : l’Ouest catholico-protestant, l’Est orthodoxe. La France laïque ne comprend pas plus que les autres États de notre voisinage la Russie, la Grèce et les Balkans.

Pourquoi évoquer tout ça ? Tout simplement parce que ce mot juridique des Romains baptisé par le christianisme latin, nous l’utilisons à tout-va pour lui faire dire ce qu’on veut. J’ai dénombré une quarantaine de définitions ! Voilà pourquoi j’utilise le terme de fiduciaire pour sortir du brouillard. Il signifie que l’espèce humaine, l’animal parlant, ne peut vivre sans être fondé à vivre. Individuelle ou sociale, la raison de vivre est construite avec des mots, une Référence fondatrice à laquelle nous faisons crédit. La religion, c’est du crédit, du fiduciaire. La religion est, si je puis dire, une sorte de banque qui accrédite un discours fondateur.

Le pouvoir d’Ancien Régime recevait son crédit de la divinité chrétienne, il était en dette avec Dieu et s’acquittait de sa dette par la répétition rituelle, par des liturgies très élaborées. L’État monarchique était ainsi fondé à gouverner, c’est-à-dire à formuler des règles. Comme tous les montages dénichés par l’ethnologie, l’État à l’occidentale marche comme ça, nous sommes fondés comme citoyens par un montage fiduciaire, autrement dit par une religion.

La Première République avait mis en scène la déesse Raison. Nous, les ultramodernes, nous avons un panthéon plus fourni ; les Français ont non seulement la figure divinisée de la République laïque et ses liturgies, mais aussi, en ressortissants de l’Occident industrialiste et mercantile, ils célèbrent l’Argent. Ce serait le moment de lire un petit texte jamais commenté d’un certain Karl Marx sur deux figures unificatrices : le Christ et l’Argent ! Voyez l’iconographie du dollar… «In God We Trust».

Alors oui, si l’on saisit ce concept de fiduciaire qui nous renvoie à la dimension universelle du langage, et si on continue à user du mot religion (pourquoi pas ?), on peut dire que la France s’est construite dans la religion de l’État. Une religion plutôt intégriste, un «nouveau christianisme» pour reprendre la formule des saint-simoniens au XIXe siècle. L’État à la française est le Rédempteur laïque, un Sauveur sécularisé. Dans cette perspective, je ne vois pas où serait la différence entre l’État monarchique et l’État révolutionnaire.

La contre-épreuve, c’est la situation concrète de l’État administratif menacé par l’intégrisme individualiste. Le «service de l’État» ne veut plus rien dire, face à l’idéologie du libre choix sur le marché de tout, qui prétend disposer de tout, donc de la logique fiduciaire des institutions. Et ça donne quoi ? Un monde à l’envers, où l’État, perdant sa raison d’être, dissout le rapport à l’autorité, bannit les tabous protecteurs, démolit les normes langagières elles-mêmes. Évidemment, ça commence par défaire l’Éducation, ces lieux dont notre professeur Renan disait : «L’État met la main sur l’âme». Aujourd’hui, ça consiste à produire des citoyens qui désapprennent à apprendre les fondements normatifs du lien social et ne sont que créanciers….

A.D. : L’État français fortement centralisé est-il compatible avec la construction européenne ?

P.L. - L’Union européenne est-elle aujourd’hui pour les Français autre chose qu’une bureaucratie ? La France a inventé au XVIIIe siècle ce mot qui a fait le tour du monde, et nos moeurs politiques s’accommodent très bien de réglementations envahissantes. Alors que les Anglais et les Allemands sont pointilleux pour défendre leur propre prérogative parlementaire contre Bruxelles, les Français ne sont pas si regardants et se contentent de rouspéter…

Après tout, en matière de justice, c’est pareil ; la maxime de la Révolution «Juger, c’est aussi administrer» reste d’actualité, elle en dit long sur nos manières de bafouer la séparation des pouvoirs. Un exemple : quand un arrêt de la Cour de cassation froisse une catégorie sociale capable d’ameuter les médias, nos gouvernants n’hésitent pas à faire voter une loi ayant pour effet de passer cette jurisprudence à la trappe… Et je rappelle la manie de légiférer à tour de bras, jusqu’à produire des textes dont on sait qu’ils ne seront pas appliqués !

L’État fortement centralisé est-il compatible avec la construction européenne ? Le désordre juridico-politique que je viens d’évoquer inciterait à vous répondre : oui, car cet État-là est prêt à tout avaler, et l’Europe fourre-tout justifie alors que l’on persiste à n’en rien vouloir savoir.

Mais, si l’on sort de cette torpeur, ma réponse est non. Elle découle de mes propos précédents sur l’État et la Nation, sur le fond historique des choses. Construire l’Europe et non pas seulement la supporter, ça supposerait une audace politique qui pour l’heure est absente. Il n’est pas à l’ordre du jour de faire le ménage dans nos structures intérieures françaises, d’injecter une bonne dose d’esprit fédéral dans l’institution du territoire et dans la formation des responsables du système administratif, et surtout d’élargir notre horizon par une réflexion digne de ce nom sur la généalogie du continent. Un continent qui contient aussi la Russie orthodoxe et tout un monde pris de haut par des discours expéditifs.

A.D. : L’Union européenne est-elle morte ?

P.L. - Quand on parle de construction européenne, qu’est-ce que ça dit à la jeunesse, qui voyage si facilement aujourd’hui ? Considérons d’un peu plus près l’offre…, pas la prédication, mais le cadre institutionnel de l’Union.

L’Europe, c’est bien beau, mais le projet, obèse et bavard à la française, de Traité constitutionnel européen, finalement rejeté en 2005 par la France et les Pays-Bas, avait à mes yeux quelque chose de ridicule ; pour nombre de personnes averties de l’histoire comparative des formes étatiques, cette scolastique méticuleuse avait quelque chose de dérisoire. La démocratie n’étant pas le fort de cette Europe d’esprit étriqué et souvent cynique, on s’est rattrapé en bricolant des traités de remplacement…. Pour une fois, on n’est pas allé jusqu’à imposer de refaire le référendum, pour annuler le non dans les deux pays concernés !

Justement, ça me fait penser à la boutade d’un opposant à Napoléon III. Un député est censé s’adresser à l’électeur paysan : «Mon ami, le référendum est un mot latin qui veut dire oui»! Au fond, c’est l’état d’esprit des multiples chefferies en titre, qui rivalisent d’ingéniosité dans les bureaux de Bruxelles. Si vous vous intéressez à ce tripot, qui nous concerne tous, nous autres simples citoyens, tâchez de trouver ce petit essai passionnant, publié par Northcote Parkinson en 1957 sous le titre 1 = 2 ; il résume avec humour les inexorables lois d’une Bureaucratie sans tête ! Pour tout dire, on a fabriqué un empilement de fonctions sans âme.

La France, dont je crois avoir soupesé les chances de s’auto-réformer comme très faibles sans pression extérieure, s’est enfermée dans une non-pensée sur elle-même et sur l’Europe.

Souvenons-nous : Napoléon voyait l’Europe comme extension française, «la Grande Nation». Ce n’était pas le cas de De Gaulle. Car de Gaulle avait compris que cette Nation française centraliste reste d’un maniement délicat et qu’une fois éteinte la rivalité millénaire avec l’ex-Empire germanique, la France ne pouvait pas tenir son rôle national sans boussole. Après lui, la partie s’est jouée en inversant la logique : d’abord l’économie et les techniques gestionnaires, le reste suivra, c’est-à-dire l’essentiel, à savoir une vision claire et assumée du «qui sommes-nous, où allons-nous ?» dont se soutiennent les Nations.

La nullité politique et la passivité, qui ont fini par déséquilibrer et malmener l’Europe du Sud leurrée par les discours à l’eau de rose et la ruée financière, ont aussi pour effet de réactualiser les enjeux d’hégémonie au sein de l’Europe. Pour l’instant, je dirai que l’Allemagne fait son beurre…

Quant à la France, je vois qu’elle a pâti du postulat positiviste qui dominait l’équipe de Jean Monnet et ses successeurs. À quoi s’ajoute le fait que, dans l’intervalle, les États-Unis ont eu les moyens de transformer l’Europe en glacis, à l’instar des anciens «pays frères» de l’ex-URSS. Devenue ignorante de ce que signifie culturellement et politiquement son centralisme invétéré, la France suit un mouvement sur lequel elle semble ne plus avoir prise, avec indifférence ! Nous en sommes là.

A.D. : Vous écrivez : « Comment est-il possible de s’intégrer à la désintégration ? ». La crise de l’intégration est-elle la crise d’un État qui se désintègre ?

Avant tout, j’évoquerai le contexte dans lequel votre question s’inscrit forcément : «l’effondrement de la civilisation moderne». Cette formule de Ian Kershaw, historien du nazisme, parle de la dictature hitlérienne qu’il qualifie ainsi : «une forme de souffle nucléaire au sein de la société moderne. Elle a montré de quoi nous sommes capables». Et moi j’ajoute : nos États subissent les effets à long terme de l’Holocauste qui a tué des millions de Juifs. Ce massacre d’une portée bien spéciale veut dire le meurtre de l’Ancêtre dans la culture européenne, dite judéo-chrétienne. C’est le principe généalogique, autrement dit le principe de Raison, qui a été touché.

Mon propos, qui tient compte du conflit originaire avec le judaïsme, ne se contente pas des discours habituels sur la Shoah et les horreurs infligées aux Juifs par leurs persécuteurs nazis. Il porte sur la fracture civilisationnelle intrinsèque, qui concerne l’Occident tout entier. C’est à partir de là que devient compréhensible concrètement le souffle nucléaire dont parle Kershaw. Il s’agit du coup porté à l’institution de la filiation, de nouveau subvertie par les propagandes et les pratiques juridiques aujourd’hui à l’œuvre.

A.D. : En quoi la Seconde Guerre mondiale a-t-elle constitué une rupture ?

P.L. - Nos sociétés post-hitlériennes ont effectivement muté. La perversion nazie a discrédité le fondement de toute autorité. Elle a aussi montré qu’on pouvait gouverner tout un peuple en donnant la même valeur au fantasme et au raisonnement ! Par effets en chaîne, les interdits sont à discrétion, les tabous peuvent tomber les uns après les autres à l’échelle d’une Nation. Et l’expérience a montré la facilité avec laquelle la science est mobilisable pour soutenir la dé-Raison… Je considère que nous avons tout simplement retourné la carte du nazisme, sans la détruire et surtout sans la comprendre. Transposant une expression de l’écrivain américain Scott Fitzgerald, je dirai que nous vivons dans un «abattoir de pensée».

Le dépérissement de la Raison généalogique, ça se paye, et très cher, par le meurtre et l’inceste. J’en ai pris la mesure en m’intéressant au cas du caporal Lortie, auteur d’un attentat commis le 8 mai 1984 dans les locaux du Parlement du Québec où il avait pénétré, ayant l’intention de tuer le gouvernement. Ce jour-là, pas de séance des parlementaires, néanmoins trois personnes ont été assassinées. Lors de son procès, l’accusé a pu dire : «le gouvernement avait le visage de mon père» ! Or, le père du meurtrier était un père sans loi, incestueux et violent. Conseillant son avocat, nous avons œuvré pour faire du procès le moyen de faire sortir de son enfermement subjectif un jeune homme inéduqué. Une peine adaptée, accomplie dans une prison civilisée, lui a ouvert l’horizon d’une vie humaine.

Mon écrit sur ce cas a fait réfléchir pas mal de monde, notamment dans la magistrature française de l’époque, fin des années 1980. Il a aussi inspiré deux pièces de théâtre, l’une au Canada, l’autre en France où elle a été jouée à la Cartoucherie de Vincennes.

Une société aussi peut être poussée à la dé-Raison. Mon expérience d’expert pour le compte de l’Unesco m’a fait découvrir en Afrique subsaharienne les conséquences de politiques de développement aveugles, imposant la casse institutionnelle. Par exemple, en discréditant des écoles coraniques séculaires dont l’existence contrariait les spécialistes français de la modernisation ! J’ai rapidement tiré mon épingle de ce jeu-là, j’ai su très tôt à quoi m’en tenir sur l’invraisemblable légèreté des parachutés par l’Éducation parisienne, et j’ai fait savoir à qui de droit (y compris à l’Unesco) mes prévisions pour la suite… L’effroyable d’aujourd’hui confirme, hélas, mes constats de l’époque ; nous étions dans la décennie 1960 !

A.D. : Les attentats à répétition sont-ils également le fruit de cette crise de l’intégration? En quoi est-ce lié à l’affaiblissement de l’État ?

P.L. - Quant à cette question de l’intégration et de la désintégration de l’Etat, je vise évidemment la France, mon pays, traditionnellement accueillant. La crise de l’intégration, ça ne veut rien dire à mes yeux. Après tout, l’État est une caisse de résonance, et de nos jours de quoi résonne-t-il ? Bien que ça commence à déchanter chez les responsables affrontant les violences djihadistes, il n’est pas question de faire retour sur soi, sur la dévalorisation de l’autorité quand il s’agit de secourir des jeunes en déroute, sur le manque d’exigence dont sont victimes tant d’écoliers et collégiens. Et cætera.

Je n’ai cessé de fréquenter les institutions ayant particulièrement à dire ceci. La déséducation est devenue une politique, dont on recueille aujourd’hui les fruits. Je réprouve le fondamentalisme sous toutes ses formes, y compris quand, par exemple, au sommet de l’État républicain-laïque, on s’est permis, à l’adresse de lycéens, de faire l’apologie de la provocation des Femen manifestant dans la fameuse Église du Sauveur à Moscou, que Staline en son temps avait rasée pour la transformer en piscine… Et de surcroît, de faire émettre le timbre de Marianne sous les traits d’une Femen !

Si c’est ça l’intégration, elle veut dire une désintégration avancée de l’État lui-même. En ce cas, je dis qu’on prépare les djihadistes de demain ou alors que, tout simplement, la jeunesse est poussée à vivre déboussolée.

Encore un mot, puisque j’ai évoqué la terreur djihadiste. Ces temps-ci, j’entends un mot étrange : déradicaliser. Il m’a fait penser (et je ne suis pas le seul) à dératiser…. Sans doute ai-je la tête à l’envers, mais je demande : qu’est-ce que ça signifie exactement ? Après la guerre, on parlait de lavage de cerveau. Je ne connais pas la méthode que suppose la déradicalisation chez les spécialistes qui la pratiquent. Et qu’est-ce que ça vaut au-delà de quelques jeunes égarés qu’on ramènera au bercail républicain ? Et les autres ? De même qu’on n’a pas vaincu le nazisme par des arguments, mais par les armes, on ne viendra pas à bout de l’épidémie de ceux qui se donnent pour idéal le meurtre, par des mesures à caractère symbolique.

Une fois de plus, je constate qu’il n’est pas question de s’interroger sur la racine du mal, cette désintégration dont j’ai parlé. Enfin et pour en terminer, je félicite le conseiller en Com qui a fabriqué le slogan infantile «mariage pour tous». Au moins ça, c’est une trouvaille, une formule qui tape dans le mille, à notre époque où les pouvoirs de tout poil attendent des résultats en traitant l’opinion publique comme une foule de pré-adolescents.

 

Texte original de cette seconde partie du grand entretien avec Alexandre Devecchio - Figarovox - 31 décembre 2015 -

Première partie du grand entretien : Pourquoi est-il si difficile de définir l’État en France ? 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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