Pierre Legendre - trésor national
Le grand penseur Pierre Legendre nous a quittés. Il laisse une œuvre exceptionnelle qui explore les fondements des sociétés. Les lecteurs de la Revue Politique et Parlementaire se souviennent qu’il y livra, en ouverture du numéro « Les imaginaires, l’éternel retour », un article « Majesté des images ». Ce fut sa dernière contribution publique. Le bureau de l’association Ars Dogmatica, chargée par lui de faire connaître et de promouvoir son œuvre, nous a livré ce propos et ces réponses à quelques premières questions. (…) RPP.
Il est frappant d’observer que, dès son décès, Pierre Legendre a été qualifié de trésor national, ce titre décerné officiellement au Japon à ceux qui, ayant atteint une maîtrise élevée d’un art ou d’un artisanat, sont institués gardiens de ce que leur génie a transformé, pour l’éternité, en bien culturel immatériel. Il est tout aussi frappant qu’ait été écorné l’intitulé complet de ce titre – en réalité « trésor national vivant ». Dans ce pays, que connaissait si bien Pierre Legendre, pays qui a su épouser la plus grande modernité « à l’occidentale » sans rien renier d’une tradition demeurée intacte, ce titre est donné du vivant de celui qui est institué gardien de son art – en un mot, en maître dont on peut apprendre.
Il est étonnant encore de voir combien, après plus d’un demi-siècle d’un silence assourdissant qui a accompagné son « labeur » (c’était le terme qu’il employait), le vacarme des éloges fait silence – à l’exception d’une poignée de connaisseurs1 – sur l’essentiel de son œuvre, coup de tonnerre dans l’histoire de la pensée occidentale : la mise à jour du montage romano-chrétien et de son effet majeur, l’avènement de la Technique comme pensée, accompagné de ses dangers tragiquement confirmés par la déflagration nazie, à savoir l’anéantissement de la fiction, l’évidement symbolique des institutions, familiales, politiques, culturelles et cultuelles, la fermeture de l’Être, si caractéristiques de ce qu’il nomme la techno-science-économie.
Pierre Legendre n’était pas un pessimiste. « L’humanité n’a jamais été ni pire, ni meilleure et elle ne se laissera pas faire » disait-il. Mais il rappelait aussitôt que la logique du principe généalogique était implacable, que la croyance folle de l’Occident, aujourd’hui, en un monde prétendument affranchi du mythe et de la limite – l’humanité naît mortelle et sexuée – nous renvoyait à l’immémoriale question du sacrifice, c’est-à-dire à la tragique question du prix à payer pour que l’humanité, retrouvant littéralement la Raison, continue à habiter le langage et à se représenter le monde. C’est ainsi qu’il interprétait les massacres de masse qui ont défiguré le XXe siècle, mais aussi toutes les formes de meurtre sans culpabilité, nées sous l’empire du Management.
Faut-il voir une cruauté ou un clin d’œil amical du destin dans la disparition de ce « trésor national » au moment même où est rééditée, par Ars Dogmatica Éditions, une partie monumentale de son œuvre, le Trésor historique de l’État en France, véritable résurrection d’une œuvre enfouie depuis 50 ans ? En archéologue téméraire, Pierre Legendre exhume des profondeurs de l’histoire administrative les textes ignorés, mal lus, refoulés surtout, qui éclairent d’un jour cru la généalogie du pouvoir et de l’État, et annoncent, avec un demi-siècle d’avance, sa débâcle actuelle, et plus encore celle qui vient.
Pierre Legendre n’était ni un philosophe, ni un historien du droit, ni un psychanalyste, il était tout cela à la fois ; il était simplement un penseur et un érudit, comme il n’en reste que fort peu, un penseur érudit surplombant les siècles et leurs tumultes, qui n’avait pas peur de penser seul, comme il le disait souvent, au risque d’excommunication pour hérésie. Il pensait à l’abri du vacarme des réseaux sociaux, des colloques savants, loin de la « foire aux discours » (encore une de ses expressions), qui opposent, croit-on, modernes et anciens, rebelles officiels et conservateurs attitrés : jamais dupe des apparences mais « passager des apparences » pour reprendre le titre d’un ouvrage déjà composé dans son esprit infatigable, mais qu’il n’aura pas eu le temps de nous léguer.
Car Pierre Legendre n’écrivait pas, il composait. Il composait un Texte d’où s’échappent et s’échapperont de si poétiques paroles, ainsi qu’une mélodie qui nous rappelle doucement, simplement, mélancoliquement, l’Énigme éternelle.
Revue Politique et Parlementaire - Diriez-vous que Pierre Legendre s’inscrit dans une tradition ?
Membres du bureau de l’association Ars Dogmatica - Écoutons-le.
« J’ai été formé par des gens, en Europe ou en Amérique qui m’ont véritablement cassé les reins en m’apprenant que ce qui comptait c’était d’abord d’apprendre à lire les textes et de les commenter d’une certaine façon. J’ai eu parmi mes maîtres, en France, Gabriel Le Bras très fin connaisseur de la tradition des juristes ; j’ai eu la chance de fréquenter, en Amérique, Stephan Kuttner et surtout de correspondre avec un homme très important pour moi, Ernst Kantorowicz. Je crois que ce que j’ai pu apercevoir en Afrique, auprès de mes maîtres nègres, je le dois essentiellement à ma formation d’érudit et de juriste ».
« Le droit romain est le support de notre modernité. La place du droit romain et canonique est la clé du questionnement sur les grandes inventions institutionnelles que sont l’État, le contrat, ou l’ordre psycho-somatique de la signification… Nous n’acceptons pas encore d’observer d’un point de vue anthropologique la reproduction des institutions de nos sociétés. C’est le cœur de mon travail ».
RPP - Pierre Legendre a fait de nombreux livres mais aussi des films. Pourquoi a-t-il voulu recourir à cette dernière forme d’expression ?
Membres du bureau de l’association Ars Dogmatica - Écoutons-le encore.
« Filmer la pensée : pourquoi, comment ? »
« J’ai accroché de nombreux exposés à des films soigneusement choisis, pour en retenir l’enseignement quant aux manières modernes de dire la vérité de la structure. Entre autres maîtres, Bergman, Dreyer, Kurosawa, qui se sont approchés au plus près du fond des affaires humaines : l’enjeu généalogique ».
« Méditant sur ce qui rapproche de la peinture le cinéma, j’ai tiré une leçon : de par le pouvoir de l’écran, se déploie une écriture bien spéciale, un art de peindre et feindre – selon le jeu de mots des exégètes du tableau sous la Renaissance : pingere/ fingere – avec les images, les mots, la musique. Ce détour de réflexion, emprunté aussi par un sympathisant, l’historien du droit Peter Goodrich, nous apprend que la fiction est inhérente à toute création institutionnelle ».
« Je n’ai pas à commenter. Il faut voir mes films, et j’ose dire : ça vaut la peine… »2.
RPP - Pierre Legendre a-t-il fait école ?
Membres du bureau de l’association Ars Dogmatica - S’il y a bien une chose que refusait catégoriquement Pierre Legendre, c’était de faire école. En revanche, il attachait une grande importance à la transmission. Il se méfiait des modes et de la « piédestalisation », comme il aimait à le dire, empruntant cette expression à son ami Borges. Révolté tranquille, ce n’était pas un militant. Il considérait qu’il écrivait pour les générations d’un futur lointain, celles qui auraient à reconstruire après ce qu’il faut bien appeler le suicide d’une civilisation, la nôtre, la civilisation occidentale, arrivant selon lui à échéance.
« Mon œuvre est sur la table, s’en empare qui veut » nous répétait-il. Il faut voir dans cette formule à la fois une immense exigence et une immense modestie de celui qui, ayant tout conquis, des conditions de sa pensée jusqu’aux plus hautes sphères de l’érudition, était convaincu que son œuvre ne pouvait être transmise que si elle était comprise de l’intérieur. Il était de ces grands savants qui parlent d’abord à l’âme, à l’Être. Ensuite, le reste – ce qu’on appelle en Occident la tête – suit.
Les témoignages reçus, après sa mort, de lecteurs extérieurs au « sérail universitaire » sont particulièrement émouvants. Ainsi d’un lecteur qui, après s’être plongé assidûment dans l’œuvre, de fil en aiguille a découvert avec bonheur Kuttner, Corbin, Le Bras, Kantorowicz et tant d’autres… Ces témoignages rassurants d’une humanité vraie et en éveil montrent combien cette pensée, qui a la réputation d’être ardue, voire hermétique, est, en réalité, parfaitement accessible, pour peu que nous nous laissions guider par sa musique et que nous acceptions le risque de ne pas sortir indemnes de sa lecture. Car lire Pierre Legendre, c’est entreprendre un long voyage, jamais achevé, et accepter, au bout, le risque de se voir.
Pierre Legendre pensait radicalement, et pensait la radicalité. Sa pensée nous invite à une grande exigence et une profonde méditation pour saisir ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident. Ce que Pierre Legendre nous enseigne, c’est d’abord à penser seul, loin des modes et de la doxa régnante, c’est-à-dire à ne jamais tenir pour acquises les apparences, mêmes celles qui sont enseignées officiellement, surtout lorsqu’il s’agit de l’histoire des idées qui nous portent et qui nous fondent. Derrière les concepts, il y a toujours une étymologie, une architecture invisible qu’il faut mettre à jour, au premier rang desquelles la religion, ce phénomène religieux que Pierre Legendre a inlassablement exploré pour nous mettre en garde, par exemple, contre toutes les formes de fondamentalisme – y compris les religions laïques. Souvent mal comprise, regardée comme un signe d’arrogance ou d’évitement, cette attitude de retrait était profondément réfléchie. Pierre Legendre était sans concession. Il savait qu’il était vain de vouloir à tout prix être lu et compris de tous. Il misait sur la volonté de savoir, la responsabilité d’être, le refus de la déshumanisation. Il nous lègue une œuvre sans prix qui porte sur les mystères de la transmission et de son inestimable objet : la place vide. Allez faire comprendre cela aujourd’hui ! Mais redisons-le avec lui : son œuvre est sur la table et s’en empare qui veut. Ce à quoi il ajoutait souvent, avec humour, qu’il avait bien fallu 700 ans à l’Église pour reconnaître les mérites de Pic de la Mirandole auquel, par-dessus les siècles, par la seule puissance de sa pensée, il offrait une 901e conclusion ! Une des Leçons de Pierre Legendre s’intitule précisément La 901e conclusion. Essai sur le théâtre de la Raison, malicieux clin d’œil d’érudit aux érudits ; maillon legendrien de la chaîne dorée – Aurea Catena – de la pensée…
RPP - Comment Pierre Legendre qualifiait-il la période que nous vivons ? En quoi Pierre Legendre nous arme-t-il intellectuellement pour faire face à ce qui advient ?
Membres du bureau de l’association Ars Dogmatica - Une période de tous les dangers. Rappelant, en vieil ami d’Hampâté Bâ et Jacques Berque, sa profonde connaissance de l’Afrique et de l’Islam, acquise lorsque, jeune expert envoyé par l’ONU, il parcourait ce continent, il évoquait souvent le souvenir douloureux de la casse organisée des écoles coraniques et des structures de la parenté au moyen de l’arme si redoutable de notre code civil. Les avertissements qu’il avaient pu lancer à l’époque, repris en 1984 dans une des rares interviews qu’il ait jamais données – « l’islam reviendra avec un couteau » –, n’ont manifestement pas été entendus. Plus largement, évoquant les vieux empires, le russe mais aussi le chinois, il rappelait que les comptes finissent toujours par se régler et qu’on ne gave pas impunément les humains de récits faussement fondateurs, de croyances, de représentations qui leur sont étrangères et qui en réalité dé-instituent les sociétés.
Au sein de l’Europe, la ligne de fracture qui traversait la chrétienté, l’orthodoxe et l’autre, l’inquiétait aussi beaucoup. Cette dimension historique et religieuse, si importante pour comprendre certains enjeux de la guerre à nouveau présente sur notre continent, est manifestement évincée de nombreuses réflexions et postures politiques.
S’agissant de la France, observant le déploiement des dernières réformes des grands corps d’État et notamment de l’ENA, il était aussi très préoccupé par ce qui relevait, selon lui, d’une casse institutionnelle organisée.
Enfin la façon dont se fabriquent ou plutôt ne se fabriquent plus des élites capables de comprendre le tragique du monde et l’essence du Politique, l’appauvrissement de l’art de gouverner et de la diplomatie stupéfiaient ce subtil connaisseur du Vatican, – haut lieu du savoir en ces domaines – qu’était Pierre Legendre.
Il a écrit que les civilisations aussi peuvent mourir. S’agissant de l’Occident, ivre de techno-science-économie, oublieux du savoir immémorial sur l’art de civiliser le troupeau humain et convaincu, au nom du progrès, de s’être affranchi du mythe et du « tourment d’exister », la question de l’échéance est désormais clairement posée. Laissons sur ce sujet le dernier mot à celui qui constatait, mi-ironique, mi-indigné, que « ce serait donc la première civilisation à avoir érigé l’ignorance en vertu »…
RPP - Pour découvrir la pensée de Pierre Legendre, et en vous remerciant de votre éclairage, par quels livres et films faut-il commencer ?
Membres du bureau de l’association Ars Dogmatica - Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à parcourir le site mettant en scène son œuvre – www.arsdogmatica.com – : sa structure a été conçue par Pierre Legendre lui-même, et il permet de l’écouter et de découvrir – en plusieurs langues – de nombreux textes, muni d’un subtil fil conducteur. Et puis pourquoi ne pas commencer par ses dernières œuvres, témoins d’une pensée qui s’est poursuivie jusqu’à son dernier souffle, et qui sont portées par un style profondément poétique : Le visage de la main aux Belles-Lettres, puis, chez Ars Dogmatica Éditions3, ses mémoires, L’avant-dernier des jours, sa conférence devant l’école des chartes, L’Inexploré, enfin ce texte vertigineux, Les Hauteurs de l’Éden, qui devait constituer pour lui la trame du nouveau film, sur le religieux, qu’il portait en lui depuis des années.
Antoine Adeline, Hélène Cazaux-Charles, Cécile Moiroud et Arnaud Teyssier, membres du Bureau d’Ars Dogmatica