Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Pierre Legendre, philosophe ? (En quelques traits)

Il nous aura été donné la chance, en notre temps, d’être, sinon tous les « élèves », du moins les contemporains, et, à certains égards aussi les témoins de l’émergence (avec L’Amour du censeur, puis L’Empire de la vérité…) et du déploiement en profondeur de l’œuvre de Pierre Legendre. Sur la toile de fond du paysage « philosophique », de ces quelques autres œuvres puissantes de penseurs de notre temps — Husserl, Heidegger, Wittgenstein —, en dialogue libre et acéré avec l’École de Jacques Lacan, à d’autres égards aussi à côté de grands « anthropologues » français, tels Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss (mais autrement en prise qu’eux sur la trame « dogmatique » des lourds enjeux de « l’Époque ») —, l’œuvre de pensée, considérable, de Pierre Legendre, cette œuvre singulière (tant par le style que pour le fond), impossible à ranger dans les rubriques académiques ordinaires, nous aura été, nous est encore pour longtemps, un fil conducteur dans le Labyrinthe.

 

Une expérience singulière de la pensée

 

L’œuvre de Pierre Legendre prend et donne toute la mesure d’une expérience de la pensée qui est aussi celle de quelques-uns des derniers grands penseurs de la tradition occidentale (et peut-être des tout derniers). Il ne leur apparaît plus possible d’envisager « le monde » depuis quelque « point de vue de Sirius », comme du haut de quelque « sujet supposé savoir ». Il leur faut eux-mêmes se mouvoir — comme ce fut d’ailleurs par tous temps le cas (même pour Platon ou Aristote) : encore fallait-il que la philosophie moderne s’en donne acte — dans un milieu mouvant, dans l’épaisseur sédimentée de textes, de systèmes de signes, d’images, d’institutions, de rituels et de faits et gestes, de modes de représentations et de situations mouvantes, dans l’immanence desquelles les humains cherchent leurs voies. — Bref : « le monde » ne saurait être décrit, interprété, exploré, sondé, que de l’intérieur et sur des parcours sinueux. Et sur la piste (comme aimait à le dire Pierre Legendre) de « questions difficiles à formuler ». — La « lumière de la vérité » n’est pas sans ombre ni remous et turbulences : « se tenir dans la vérité n’est pas y cheminer dans une lumière sans ombre ». — Et voilà de quoi l’œuvre et la pensée de Pierre Legendre, tout son patient cheminement, prend acte.

 

 Au fil conducteur des Leçons de Pierre Legendre

 

Comme le dit Jorge-Luis Borges : « Construire un Labyrinthe n’est pas nécessaire, quand l’Univers lui-même en est un ». Nous n’avons pas le plan du Labyrinthe : il nous y faut y cheminer comme « à même l’Énigme ». Les « Leçons » de Pierre Legendre — au fil d’un enseignement singulier, inlassablement soutenu, sont autant de chemins parcourus dans cette étrange contrée où se débattent les humains… Il faudrait citer ici, quelques-uns des titres et sous-titres de ces « Leçons » qui comme leur nom l’indique sont à lire L’Empire de la vérité / Introduction aux espaces dogmatiques industriels ; — Dieu au miroir / Étude sur l’institution des images ; — L’autre Bible de l’OccidentLe Monument romano-canonique / Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés ; — Le Désir politique de Dieu / Étude sur les montages de l’État et du droit ; — L’inestimable objet de la transmission / Étude sur le principe généalogique en Occident ; — Les Enfants du Texte / Étude sur la fonction parentale des États ; — La 901e Conclusion. Étude sur le théâtre de la raison ; — Dogma : Instituer l’animal humain / Chemins réitérés de questionnement — Etc. — Au fil de ces « Leçons », de leurs aperçus et de leurs ellipses, de l’emblématique qui en est plus que l’illustration, il nous est donné de nous faire une idée du style de prolifération des détours du labyrinthe du monde, où nous avons à nous aventurer.

 

Des arcanes du savoir à « la fabrique de l’humain »

 

Dès l’origine de l’œuvre — après la thèse sur La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique, de Gratien à Innocent IV —, l’accent est mis sur les arcanes du « savoir » et du « pouvoir », où s’annonce l’« ordre dogmatique ». — Sonder le vertige propre aux labyrinthes du « savoir », mais aussi du « pouvoir » dont il lui faut se soutenir (ainsi dans ces livres étranges : L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paroles poétiques échappées du texte…), voilà ce dont il s’y agit. Et le cap sera maintenu : Il s’agira toujours de travailler à une tâche tout à la fois « anthropologique » et (avec cela) « philosophique » : Aiguiser notre conscience des « points de butées » (il faut bien toujours s’y arrêter quelque part…) dans la remontée jusqu’aux principes et fondements de tous savoirs, dans le vertige d’ultimes « instances » inscrutables : là où s’ouvre l’espace de « l’Énigme » — où gît paradoxalement la ressource de l’élément « fiduciaire » (à quelles ultimes instances nous faut-il nous fier ?…) et celui de l’Ars dogmatica (à cet art d’instituer les signes et les images, institutions et apparences…) qui permet d’en apprivoiser les abords (afin de rendre possible aux humains la rude tâche « de naître, de vivre et de mourir »). À l’œuvre de cet « Ars dogmatica », s’accomplit l’inlassable travail de « la fabrique de l’humain ».

 

 De l’« Anthropologie dogmatique »

 

Cette « expérience » profonde de « la fabrique de l’humain », Pierre Legendre, la fait sienne au fil d’un chemin de pensée qui conduira à la puissante esquisse d’une « Anthropologie dogmatique ». — Il la fait sienne : 1°/ au fil conducteur d’une lecture savante du « Monument romano-canonique » (cette « autre Bible de l’Occident ») où gît la matrice de la « dogmatique » à l’œuvre dans les institutions occidentales ; il s’y confronte : 2°/ armé d’une expérience de « l’Inconscient freudien » et de la richesse foisonnante de l’imaginaire des cultures, des arts et des religions ; il s’y aventure : 3°/ fort d’une initiation immanente à la lecture et au déchiffrement des textes (et non pas seulement juridiques) où se sédimentent, depuis l’Antiquité, tout au long du Moyen-Âge et de la Renaissance, avec ou sans égard à d’autres cultures extra-européennes, la culture et la civilisation d’Occident. Cette expérience de « la fabrique de l’homme occidental », Pierre Legendre la fait sienne et en explore les méandres, dans les voies et façons qui sont les siennes propres : un style, une écriture, une manière de se mouvoir dans les strates différenciées des textes, des jeux de signes et des images, des emblèmes et des spectacles, des institutions, des cérémonies et des liturgies, par lesquels les humains, à chaque instant, « instituent la vie » afin que celle-ci, « la vie nue », soit tenable et soutenable à « l’animal parlant », et dûment reconnue en tant que « condition » des « mortels » (afin que ces derniers puissent « soutenir la vue de l’Être » : « Derrière l’écran, le rien » !…) —. Il faut pour cela aux humains « donner consistance au semblant » : apprendre à s’inscrire eux-mêmes, chacun à une place, en toute finitude, dans « le théâtre du monde ». D’où l’infatigable sédimentation de « la société comme Texte ». D’où l’« institution » — en cela même « dogmatique » — de ce qui devra pouvoir « être tenu pour vrai » le temps d’une vie, et si possible transmissible à d’autres générations d’humains à venir. Tel est le sens et l’enjeu de la « structure généalogique des sociétés ».

 

L’« Anthropologie dogmatique » — sans avoir elle-même à être autrement « dogmatique » au sens devenu usuel du mot… (mais l’appellation n’en a sans doute pas encore été bien comprise) — ;         l’« Anthropologie dogmatique » n’est donc proprement « dogmatique » qu’en cela même qu’elle étudie  l’« Ars dogmatica » :  l’« art-et-la-manière » dont s’institue et se constitue — en chaque civilisation dans son style propre — « l’architecture invisible des sociétés ». Et, ce faisant, elle en sait long sur la façon dont « l’animal parlant » tout à la fois se dissimule et révèle à lui-même l’abîme de « sa condition » — afin d’y faire face, et si possible décemment. D’où pour les humains l’inextricable « nœud » de leurs « démêlés avec l’écriture », où se joue, par exemple, « la fabrique de l’homme occidental »… Inextricablement nouée à ce « nœud gordien » de « ce qui fait tenir » les sociétés humaines, de ce par quoi elles n’ont de cesse de « s’instituer » pour « instituer la vie » (cette « vie » qui ne saurait se soutenir sans avoir à être « instituée » : ritualisée, « théâtralisée ») —, est l’aventure de la « fabrique de l’humain » à chaque instant mise en jeu comme « à l’œuvre » dans l’institution de chaque « sujet parlant » comme d’une « personne », forgée à l’épreuve décisive du « Miroir » : chacun y doit apprendre à son tour à s’y séparer d’avec soi-même, à l’épreuve de l’« Autre » et du « Tiers », pour y conquérir, au prix de la « finitude » sue, son « identité » avec « soi-même comme un autre », et son insondable « responsabilité » eu égard à « quelque chose qui le dépasse »… — Il n’est pas de « société humaine » sans cette « institution du sujet », toujours recommencée, et dont les acquis précaires et les formes ne tenant qu’à un fil pourraient un jour être perdus…

 

Au fil conducteur de « la question de l’Être »

 

L’inlassable parcours de ces labyrinthes pourrait pourtant avoir un énigmatique « fil conducteur » — dont la portée dût pouvoir apparaître de signature éminemment « philosophique ». La dernière des Leçons de Pierre Legendre (Dogma : Instituer l’animal humain, Leçons X), en récapitulant les « chemins réitérés de questionnement », en articule tous les parcours au fil de « la question de l’Être », d’une question qui, aussi bien, ne fait pas nombre avec celle de l’« institutionalité du sujet » (de « l’être », du « parlêtre », dans sa différence avec « l’Être »).

 

L’« anthropo—logie » (comme son nom l’indique) étudie les faits et gestes des humains, leurs habitudes, les institutions et les lois qu’ils se donnent, les diverses manières dont ils parlent d’eux-mêmes, se parlent à eux-mêmes « au nom de… » quelque chose d’« Autre » (délivrant à eux-mêmes leur propre « anthropo—logie ») et se représentent leur condition (la « condition humaine ») sur fond de « monde » — ; mais, ce faisant, l’« Anthropologie dogmatique » révèle bien aussi quelque chose du « monde » auquel les humains se rapportent — et même encore quelque chose de « l’Être » —, de ce sur fond de quoi tout ce rapport au monde (« l’interlocution de l’homme et du monde ») prend sens et se révèle — sans que le plus souvent nous y prêtions la moindre attention. Il y a donc « de la philosophie » à l’œuvre à même cette « Anthropo—logie » où se joue, le plus souvent à l’insu des humains, le destin étrange de l’« Anthropos », puisqu’il s’y agit, en même temps que « de lui-même » : « du monde » et « de l’Être ». Et cette teneur « philosophique », voilà qu’elle nous est dispensée à même les pistes tracées au fil des Leçons, au fur et à mesure des « aperçus » qui s’y ouvrent — voire (sous une forme particulièrement lapidaire) au fil conducteur et à la tessiture de la « voix off » du penseur dans la trilogie filmique de Pierre Legendre — La Fabrique de l’homme occidental Miroir d’une nation : l’ENADominium Mundi / L’Empire du Management.

 

À même le déploiement de l’œuvre, s’affirme et se précise un diagnostic révélateur sur « l’Époque ». — Sur « l’Époque » qui est la nôtre : celle de tous les dangers. L’Époque de la « Techno-science-économie » mondialisée, des sociétés (les nôtres) que Pierre Legendre n’a pas craint de qualifier de « post-hitlériennes » ; l’Époque de « l’Empire du Management », de la « casse » des structures généalogiques, d’ores et déjà bien entamée, et sur la toile de fond tragique de « quelque chose de guerrier » qui, planétairement, se prépare, et des propagandes débridées du « passage au transhumain » (cette manière d’en finir…) dans l’« Occident ultra-moderne »… Là-dessus l’avertissement bien pesé de Pierre Legendre : « L’avenir est une lettre cachetée »…

 

Il se pourrait que, de la teneur de cette « lettre cachetée », doive être discerné quelque chose à même la lecture des écrits de Pierre Legendre. Nul ne saurait prétendre détenir aujourd’hui « la vérité » de la pensée de Pierre Legendre. Le penseur s’est absenté. Mais l’œuvre est là, bien présente, menant, au détour de chaque phrase, en vue de « ce dont il s’agit ».

Gérard Guest

Texte de la présentation orale faite à l’occasion du vernissage de l’exposition consacrée au Trésor historique de l’État en France. Inventorier la cargaison du navire de Pierre Legendre — Bibliothèque Cujas, 10 février 2024

Texte de Hélène Cazaux-Charles

Texte de Cécile Moiroud

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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