Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Pierre Legendre, l’université et la psychanalyse*

Pierre Legendre est né le 15 juin 1930 en Normandie, d’une famille modeste. Il fait ses études universitaires d’abord à Rennes, puis dans la capitale. Il a vécu à Paris pendant plus de cinquante ans. Legendre est avant tout un intellectuel aux multiples facettes, doté d’une large et solide formation universitaire. Juriste, il enseigna à l’université à compter de 1957. Sa thèse de doctorat, La Pénétration du droit romain dans le droit canonique classique, a été publiée en 1964, alors qu’il était âgé de 34 ans. Il a été actif dans le monde universitaire tout au long de sa vie. Il a enseigné pendant de nombreuses années à l’École Pratique des Hautes Études. Agrégé de droit romain et d’histoire du droit, il a été professeur émérite à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne et directeur d’études honoraire à l’École pratique des hautes études, dans la section des sciences religieuses.

 

Critique de l’université

Legendre n’a cessé de critiquer l’évolution de l’institution universitaire dans laquelle il a enseigné pendant tant d’années, regrettant que la transformation de l’université d’élite en université de masse ait altéré la qualité de l’enseignement, de l’esprit critique et de la recherche. Les étudiants et les enseignants sont de moins en moins assidus dans leur travail et moins enclins à la ténacité qu’exige une véritable recherche universitaire. L’université d’aujourd’hui est trop soumise à un discours idéologique.

Il a mis l’accent sur la valeur éducative d’une culture humaniste et sur l’importance de la sauvegarde d’une éducation historique. Si l’histoire des religions et l’histoire du droit sont ses domaines de prédilection, il ne possédait pas moins une connaissance approfondie de la littérature et de la philosophie. Pierre Legendre est souvent décrit comme un anthropologue, mais la poésie et les poètes ont toujours occupé une place importante dans sa vie.

 

L’officine du film documentaire

Le cinéma exerce sur lui une forte influence. Il a longtemps entretenu des relations régulières avec le cinéaste américain d’origine grecque Elia Kazan (1909-2003) et les réalisateurs allemands Volker Schlöndorff (né en 1939) et Wim Wenders (né en 1945). Son interlocuteur important était également le documentariste américain Frederick Wiseman (né en 1930). Sa connaissance de ces réalisateurs l’a amené à écrire lui-même des scénarios de films. Les textes de ses trois documentaires, La Fabrique de l’homme occidental (1996), Miroir d’une nation : l’École nationale d’administration (1999) et Dominium Mundi. L’Empire du Management (2007), ont été publiés en un seul volume en octobre 2016 [1]. Les trois films, reposant sur les travaux de Pierre Legendre, ont été réalisés par Gérald Caillat.

 

Un humaniste

Legendre écrit ses ouvrages en français et lit le latin, le grec, l’allemand et l’anglais. Les bibliothèques sont son habitat naturel. Il dit même qu’il espère mourir dans une bibliothèque. Il est ce que l’on appelle dans le monde universitaire anglo-saxon un chercheur humaniste à l’ancienne. Legendre entretient une relation étroite et profonde avec la lecture et l’écriture ; grâce à son cosmopolitisme, il cultive également une relation vivante avec différentes cultures et langues : il a notamment une grande connaissance de nombreuses cultures africaines et une grande familiarité avec la culture japonaise et la culture nord-américaine, y compris la culture canadienne.

Son travail se concentre sur ce que la compréhension actuelle de l’Occident a oublié et nié, et sur l’analyse des structures généalogiques de la civilisation occidentale et de ses transformations. Il le fait à travers une genèse historique qui remonte au moins au droit romain, dont l’origine se situe aux alentours de 451 av. JC.

Legendre critique l’évolution de la société occidentale et témoigne souvent de son pessimisme, pour ne pas dire de son désespoir. Cependant, par rapport à un avenir lointain et à venir, il laisse parfois émerger un optimisme surprenant. Un optimisme lié à l’essence même de l’humanité qui, pense-t-il, finit toujours par retrouver sa vitalité. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que “dans ce monde, nous sommes dirigés par des barbares”[2]. Le monde, à bien des égards, ne peut que s’améliorer et se restructurer, telle est la ligne de pensée poursuivie par Legendre.

 

Critique psychanalytique

Pierre Legendre a une solide formation psychanalytique et a exercé la profession d’analyste à l’École freudienne de Paris, en qualité d’Analyste de l’École (AE). Parallèlement à sa carrière universitaire, Legendre en a mené une autre comme psychanalyste à l’École freudienne, dont il a été membre pendant seize ans, de 1964 à 1980. Sans jamais se départir de sa pensée et de ses écrits, il a toujours conservé son esprit critique tout en acceptant les limites de cette institution, gardant un pied dedans et l’autre dehors : inspiré par la pensée de Jacques Lacan sans devenir lacanien.

Il a été psychanalyste pendant plus de quarante ans. Son cabinet était situé dans une rue calme du 7e arrondissement, près de l’ambassade de Suède. À plus de 85 ans, il recevait encore quelques patients. Sa pratique et son expérience psychanalytique ont nourri sa réflexion et ses écrits.

Les effets du discours dogmatique sur le sujet

Tant dans son travail clinique que dans ses écrits, Legendre a toujours cherché à comprendre le système de pensée dominant et la place qu’il occupe en chacun de nous. Dans L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique (1974) et Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote (1976), sont analysés les effets du discours dogmatique sur le sujet : la fonction dogmatique du droit. Il y étudie la structure imaginaire du pouvoir et l’amour que l’individu porte, consciemment ou non, au pouvoir. Pour lui, il n’y a pas de société sans structure de pouvoir, et toute représentation d’une société sans pouvoir n’est qu’une nouvelle forme de totalitarisme.

Nous naissons dans une structure généalogique où chacun est censé occuper une place spécifique. Cette structure se perpétuerait dans les institutions qui forment la base de la société et de la condition humaine elle-même ; il est donc nécessaire de sauvegarder les institutions qui parviennent à offrir à leurs membres une place acceptable. Il est également nécessaire de procéder à une analyse minutieuse des difficultés par lesquelles les institutions se trouvent dans une impasse. Cette analyse est toujours liée à une reconstruction historique. Le discours que les institutions poursuivent trouve son modèle dans le discours de la dogmatique chrétienne du Moyen Âge. C’est la position de Pierre Legendre.

Freud écrivait en 1921 dans Psychologie des masses et analyse du moi, au début du livre : “L’opposition entre psychologie individuelle et psychologie sociale ou psychologie des masses, opposition qui à première vue peut nous sembler très importante, perd, à y regarder de plus près, beaucoup de sa rigidité”[3]. Legendre a sans doute fait une lecture constructive de la pensée de Freud et cette lecture a été en partie influencée par l’enseignement de la psychanalyse proposé par Lacan dans ses Séminaires.

 

La censure

L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, paru dans la série “Le Champ freudien” dirigée par Jacques Lacan aux Éditions du Seuil, est un livre fondateur et pionnier. Il est le premier à élaborer la relation entre ce concept psychanalytique de grande importance et le droit romain. Notons tout d’abord que dans la tradition freudienne, la censure est un concept fondamental. Cette instance psychique interdit l’émergence dans la conscience d’une pensée inconsciente et la fait apparaître sous une autre forme. Sigmund Freud a utilisé pour la première fois le terme la “censure” en décembre 1897 dans une lettre de Wilhelm Fliess ; il y comparait l’irrationalité de certains délires au phénomène de la censure en politique. Des mots, des phrases, des paragraphes entiers sont supprimés, de sorte que ce qui reste devient plus ou moins incompréhensible. Cette idée de censure et d’illisibilité a été reprise en 1900 dans L’interprétation des rêves pour indiquer le masquage auquel l’expression onirique est soumise par le processus de suppression. Freud utilise à cet égard les concepts de condensation et de déplacement.

Dans La première topique de l’appareil psychique, adoptée jusqu’en 1920, la censure s’exerce, d’une part, entre l’inconscient et le préconscient et, d’autre part, entre le préconscient et le conscient.

Dès 1914, dans l’Introduction au narcissisme, Sigmund Freud commence à identifier la censure à la conscience morale, ce qui le conduira plus tard, dans le cadre de la deuxième conception topique de l’appareil psychique, à partir de 1920, à identifier la censure au surmoi, s’avérant ainsi indispensable à la compréhension des concepts complémentaires au surmoi : le ça et le moi.

 

Une liturgie de la soumission

Legendre parle de son travail comme d’une “anthropologie dogmatique”, se référant, en tant qu’historien des institutions, à un double savoir, celui de l’histoire du droit médiéval et celui de la psychanalyse. Il analyse ainsi la constitution des bureaucraties occidentales et ce qu’il appelle “une liturgie de la soumission”. Le droit canonique (ainsi que le droit romain) et la théologie chrétienne et scolastique jouent un rôle crucial dans la compréhension de ces bureaucraties.

Le livre identifie dans le fonctionnement du droit canonique au Moyen-Âge le modèle de ce qui constitue toujours en nous l’autorité de la jurisprudence, de l’administration et, en fin de compte, des sciences humaines. Notre conception même de l’administration et de la science est marquée par le droit canon et la théologie scolastique.

Legendre analyse le pouvoir de la censure dans une perspective historique étroitement liée aux institutions et décrit la haine et l’amour du pouvoir, ainsi que la manière dont cet amour se manifeste dans l’histoire. Selon Legendre, tout discours issu d’une institution trouve son modèle dans le discours dogmatique chrétien du Moyen Âge. Il montre également que les concepts psychanalytiques ne suffisent pas à analyser le pouvoir et son rapport aux institutions. Il n’a donc cessé d’étudier les implications du travail des psychanalystes qui négligent les connaissances liées à l’histoire de la littérature, de la religion, du droit, de la philosophie et de l’histoire des idées. En ce sens, il s’inscrit dans la continuité de la pensée de Freud et de Lacan. Le malaise de la civilisation et la souffrance psychique sont des phénomènes très complexes à comprendre. Les questions sont multiples, les réponses souvent inadéquates et trop rigides. La psychanalyse ne fait pas tout.

 

Le pouvoir des images

Legendre insiste sur le pouvoir des images et rappelle la nécessité pour les psychanalystes de comprendre l’importance radicale du “montage” que les institutions opèrent sur l’imaginaire. Il décrit par exemple en 2022 - dans la préface d’un numéro de la Revue politique et parlementaire intitulé ” Majesté des images “[4] - deux types de cérémonies, l’une en Europe, l’autre en Chine : l’ouverture du concile Vatican II, à Rome, dans la basilique Saint-Pierre en 1962, et le 19e congrès du Parti communiste chinois, dans le palais de l’Assemblée du peuple à Pékin en 2017. L’auteur y voit la même nécessité théâtrale : “mettre en scène l’emblème suprême”, en référence à un verset biblique : imaginez ambulat homo, selon la Vulgate latine[5] (“Certes, l’homme va et vient en figure”, dans la version Diodati de 1821[6]).

Le pouvoir de l’image est à la base de la construction humaine, écrit encore Legendre. Le miroir joue un rôle décisif dans l’initiation de l’enfant au jeu des images : séparer et en même temps unir. Dans le miroir, l’enfant perçoit une instance de pouvoir. Une première expérience du pouvoir des images. L’esthétique joue ici un rôle décisif. Ce qui intéresse Legendre, c’est de comprendre une structure qui, au service du pouvoir qui sait et qui pardonne, parvient à maintenir, dans la foi, les sujets et à les “faire partir”. Le théâtre de l’institution, ce pur semblant, nous fait tenir. L’image – le moi idéal –, la tête christique médiévale, sécularisée ensuite pour être remplacée par d’innombrables substituts – l’État et ses annexes –, devient pour l’individu son propre censeur, celui qui sait et qui pardonne. En lui, l’institution est toujours présente. La machine fonctionne silencieusement et partout. “La vérité dogmatique consiste à annuler de l’écriture sa trace d’histoire ; c’est alors que naît le texte”[7].

Pierre Legendre n’oublie pas que, sans aucun doute, le gène de l’institution est inscrit dans l’histoire des religions. Il est un approfondissement des études de Freud sur la religion, son ancrage institutionnel et la place qu’elle occupe auprès de l’individu. Dans sa façon de procéder, la différence entre l’analyse d’un individu et le rapport qu’il entretient avec l’institution devient très compliquée et, dans ses conséquences extrêmes, disparaît. Impossible de distinguer. Les masques du pouvoir changent et les dogmes se transforment. Mais ils ne disparaissent jamais. Un discours qui se présente comme subversif et révolutionnaire peut devenir dogmatique, scolaire et bureaucratique. L’être humain aime l’oppression. La censure et l’amour de la censure restent inséparables du désir d’assujettissement. Comprendre le discours dogmatique et l’impasse positiviste est, selon Legendre, une tâche importante mais aussi particulièrement compliquée. La tendance, caractéristique de notre époque, à remplacer la pensée par de simples chiffres conduit inévitablement à une impasse. De son œuvre, les psychanalystes devraient apprendre que la position d’analyste implique la nécessité de prendre au sérieux l’histoire de l’humanité et ses effets inconscients sur l’individu.

 

[1] Le Cinéma de Pierre Legendre. Introduction à l’anthropologie dogmatique, coffret réunissant les textes et les DVD des trois documentaires, Ars Dogmatica, 2016. (Voir le coffret)

[2] Pierre Legendre, Vues éparses. Entretiens radiophoniques avec Philippe Petit , Paris, Mille et une nuits, Fayard, 2009, p. 177.  (Écouter les émissions)

[3] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1921), p. 261.

[4] Revue politique et parlementaire, n° 1102, Paris, 21 avril-juin 2022. http://www.revuepolitique.fr/

[5] Majesté des images (Lire l’article : Majesté des images)

[6] Psaume 39, verset 6.

[7] Pierre Legendre, L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil, 1974, p. 90; Nouvelle édition augmentée, 2005.  (voir L’amour du Censeur)

 

*Per Magnus Johansson (né le 28 septembre 1950) est un psychanalyste, psychothérapeute et historien des idées. En faisant des recherches sur l’histoire de la psychanalyse en Suède, Johansson a contribué à la compréhension de l’héritage de Sigmund Freud et du mouvement psychanalytique au XXe siècle. La formation psychanalytique de Johansson a vu le jour à Paris, où il a suivi une analyse didactique avec Pierre Legendre. Il est l’auteur de En psykoanalytikers väg, traduit en français, Le cheminement d’un psychanalyste avec une préface d’Elisabeth Roudinesco, 2014.

Plusieurs textes de Pierre Legendre ont été traduits et sont parus dans la magnifique revue culturelle suédoise Arche. Les Leçons VIII  Korpral Lorties brott. Traktat om Fadern ont été proposées aux lecteurs suédois en 2019 chez Arche press. 

 

Le présent article est paru à EJPsy. European Journal of Psychoanalysis le 10 mai 2023

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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