Ars Dogmatica

Pierre Legendre

La légalité de l’art revisitée

Je suis convié à parler de ma thèse, publiée en 2020 aux éditions du Cerf, grâce au soins patients de Pierre Legendre et avec le concours de l’association Ars Dogmatica. La Légalité de l’art. La question du théâtre au miroir de la casuistique : le titre du livre a quelque peu vieilli. La soutenance de cet écrit date de 2011, voici à peu près quinze ans, et naturellement, le début de sa rédaction remonte encore plus haut, peut-être à l’année 2006 ou même encore plus avant, je ne sais plus.

Puisque ma propre mémoire est devenue ainsi floue et confuse, je me propose pour cette occasion, au lieu de résumer ce travail chapitre par chapitre en faisant semblant de bien m’en souvenir, de reprendre seulement quelques-uns de ces moments pour moi encore mémorables et susceptibles, j’espère, de stimuler votre curiosité, et cela au détriment aussi bien de l’armature de l’étude et de nombre des détails qu’il serait pourtant nécessaire de relever. Une telle annonce n’est pas sans vous inquiéter, je le sais. Afin de nous assurer le minimum de clarté, j’aimerais commencer par présenter un cas, que j’ignorais lors de la rédaction, cas judiciaire, bien réel, concret et relativement récent, dont je souhaite qu’il nous serve de porte d’entrée, un peu large.

En 1934, la Cour d’appel d’Angleterre a rendu un jugement à propos d’un film américain sorti deux ans auparavant, en 1932, intitulé Raspoutin and the Empress [Raspoutine et l’impératrice]. C’est un mélodrame historique aujourd’hui largement oublié et pourtant mémorable du moins pour le luxe de la mise en scène et l’apparition des trois vedettes du cinéma américain de l’époque, John, Lionel et Ether Barrymore. Mais le fait ici capital est que peu après sa sortie, la princesse Irina Alexandronova Youssoupouff, nièce du dernier empereur russe Nicolas II et alors exilée en Angleterre, a porté plainte pour délit de diffamation contre la société productrice Metro-Goldwin-Mayer (MGM), avec l’allégation selon laquelle le public peut facilement l’identifier comme modèle de la deuxième héroïne du film, nommée Princesse Natasha, dont le scénario laisse entendre qu’elle a été violée par ce faux moine au charisme démoniaque qu’était Raspoutine.

La justice anglaise a estimé cette requête bien fondée, avant de décider d’imposer à la compagnie hollywoodienne une indemnité dont la somme était à l’époque exorbitante.

L’affaire apparemment anodine n’est pourtant pas sans conséquence, du point du vue de l’histoire des médias. De nos jours, et de façon quelque peu anecdotique mais enfin, à raison, l’on ne cesse pas de l’associer à la genèse de la fameuse clause dite en anglais : « all persons fictious disclaimer », à savoir cette clause de non-responsabilité qui peut figurer à peu près partout dans le monde au générique de fin des films de fiction (qui dit, pour emprunter une version française plus ou moins formatée que « toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence »).

 

Et c’est un fait que le président du tribunal, le juge Sir Thomas Edward Scrutton qui, en exprimant son apitoiement ironique pour le défendeur, la compagnie MGM, faisait remarquer ceci :

 

[They, à savoir MGM] ought to have used, if [they] described it [their film] properly, the formula which is now put out at the beginning of most novels : “All circumstance in this novel are imaginary, and none of the characters are in real life” . Of course, that would not have fitted in with a representation that it was really a representation of the relations of the Royal Family with Rasputin and the people who killed Rasputin. But the film is so far from the real facts in some cases that one regrets that it was represented at all as being any genuine representation of the facts which had happened.

 

Et Scrutton n’avait pas tort : comme certains chercheurs d’histoire littéraire le démontrent, un pareil avertissement figure bien souvent dans la périphérie para-textuelle des romans anglophones de l’époque. Et la suggestion de l’honorable juge a effectivement orienté l’industrie cinématographique à se l’approprier comme un paravent juridique, même si sa validité a été nombre de fois mise en cause.

Mais, historiquement parlant, il y a malgré tout lieu de nuancer l’avis du juge Scrutton. Et c’est par là que je vais entrer en la matière, avec pour question celle-ci : s’il est convenu de croire que dire fiction revient à dire non-responsabilité, de quoi peut se justifier cette croyance, croyance donc en l’équivalence entre fiction et irresponsabilité ?

La tentative d’y répondre, de manière à jamais provisoire, passerait par une enquête généalogique qui interroge l’histoire du christianisme ou, plus précisément, le fonds textuel de la casuistique prémoderne, c’est-à-dire d’une période qui va, grosso modo, de la première moitié du XVIe au milieu du XVIIe siècles.

Inutile ici de souligner qu’un tel choix s’explique moins par une motivation proprement historienne que par une dette disons personnelle, celle évidemment que j’ai envers Pierre Legendre. Ceci dit, vous vous souviendrez immédiatement de cette page de sa Passion d’être un autre, où il survole de façon extrêmement condensée la littérature patristique, la tradition liturgique et les décisions conciliaires, afin d’y reconnaître l’aversion proprement chrétienne contre la danse. Comme vous vous souviendrez également, Pierre Legendre y est constamment revenu par la suite et jusque dans ses dernières années, tant cette aversion s’avère pour lui (et comme pour nous) foisonnante de clés heuristiques pour la compréhension du noyau même de « la fabrique de l’homme occidental » dans son intime lien avec des thématiques aussi diverses et solidaires que le rapport psycho-somatique, l’interdiction de l’envol dans le ciel ou encore la division des espaces sacrés et profanes, et ainsi de suite.

J’ai été très intrigué dès ma première lecture par cette vaste problématique, mais il m’a fallu beaucoup de temps pour la rencontrer de façon sérieuse. Et lorsque j’ai décidé d’essayer de la reprendre, pour mon propre compte, je l’ai fait avec deux ajustements de perspective : le premier concerne l’objet d’interrogation, en le faisant se déplacer de la danse au théâtre en général, mais sans exclure, bien sûr, la référence à la danse ; et le deuxième ajustement consiste à renverser la direction même du questionnement, en sorte que, pour moi, il ne s’agira plus de comprendre les raisons de la haine chrétienne envers le théâtre mais de savoir, par quel itinéraire cette même haine est venue à se dissoudre sinon à se dissiper — comme le fait simplement de constater l’état actuel des choses — et à céder la place à une certaine légalisation du théâtre.

De fait, quant à l’antagonisme entre le christianisme et le monde du théâtre, on en parlait et parle beaucoup, alors que de sa dissolution éventuelle, on n’en parlait et parle guère, très peu ou jamais à vrai dire. Or, le tournant d’un régime à l’autre, autrement dit de l’intolérance à la tolérance, a bel et bien eu lieu au travers de l’époque déjà signalée, XVIe-XVIIe siècles. Voilà ce que je tente désormais de démontrer, en partant de la citation suivante :

 

Ceux qui assistent à des comédies ou lisent des livres peuvent être excusés, même lorsqu’ils représentent des choses turpides ou criminelles. Si la délectation ne vient pas de la chose représentée mais de la représentation elle-même, et que le spectateur ne donne pas son consentement aux actions représentées, ce n’est pas un péché mortel.

 

Supposons : vous êtes au théâtre, vous voyez une pièce de la pire espèce qui se plaît à mêler l’amour et la violence de la manière la plus vulgaire et la plus licencieuse imaginable, ce qui normalement devrait mériter péché mortel : or, si vous concentrez votre attention, non pas sur le contenu de la représentation (res repraesentata) mais sur la représentation elle-même (repraesentatio ipsa) considérée à l’état pur et dissociée de ce qu’elle peut représenter, et en bref la manière de représenter ce qu’elle représente actuellement, vous pourrez échapper à ce risque de péché mortel.

Cela constaté, j’essaie maintenant de mettre le passage cité dans son propre contexte. D’abord, à propos des origines du texte : je l’ai glané dans un ouvrage publié au cours du XVIIe siècle et intitulé Resolutiones morales, qui est en réalité digne du nom de Summa parce que sa publication a nécessité un quart de siècle pour s’achever en 1656, comportant dans son état final non moins que douze volumes in folio. Son auteur, Antonino Diana, est théologien d’origine sicilienne et casuiste hautement renommé de son vivant. A contrario, il doit le plus clair de sa réputation, mauvaise, à la plume sarcastique de Pascal, – cette bête noire des casuistes –, qui le cite à quelques reprises dans ses lettres Provinciales, comme l’un des champions du courant de pensée morale dit laxiste, au même titre que nombre de jésuites également stigmatisés comme autant de corrupteurs de la morale chrétienne.

Ainsi la proposition que j’ai citée n’est-elle qu’un tout petit brin, extrait à plaisir d’un écrit théologique gigantesque. Cela revient pourtant à constater que la question, apparemment dérisoire de savoir si l’intérêt pour le théâtre est permis ou non, a sa propre place dans l’océan de la littérature casuistique. Et il va sans dire que Diana n’est pas un cas isolé. Loin de là : pour appuyer sa propre position, il allègue huit autres auteurs plus ou moins contemporains et plus ou moins connus ou inconnus, dont je cite pour échantillon le théologien toujours italien Martino Bonacina :

 

Voir une pièce théâtrale qui représente des choses turpides est péché mortel, si cela va de pair avec la délectation envers les choses racontées ou que cette pièce menace de donner sur une telle délectation ou d’autres péchés graves. Toutefois il n’est pas mortel de la voir si la délectation s’oriente vers les paroles qu’on écoute dans la comédie, sans autre raison d’ailleurs que la seule curiosité oisive.

 

Ou bien encore, Diana mentionne entre autres le nom du jésuite espagnol Tomás Sánchez qui, dans son très fameux traité du mariage, affirme avec grande concision que voir ou écouter une comédie, « ce n’est pas péché mortel si la délectation ne se laisse pas aller vers les choses turpides cogitées mais ne provient que de paroles ». Voilà seulement quelques-uns des exemples à énumérer à l’infini, mais déjà suffisants pour montrer que, contrairement à l’avis du juge anglais Sir Scrutton, l’émergence de l’« all persons fictious disclaimer » dans sa forme prototypique peut remonter à certains écrits casuistiques, lesquels, au seuil de la modernité, avançaient la distinction de ces deux versants de la représentation, objet représenté et acte représentant, afin d’innocenter ce dernier sinon entièrement mais au moins partiellement.

Cela dit, cette même distinction ne résulte pas d’une fantaisie théoricienne mais suppose quelques arrière-plans doctrinaux plus anciens.

À ce sujet, une notion théologique assez curieuse a joué un rôle bien important. Elle s’appelle delectatio morosa. Formulée comme telle au sein de la scolastique médiévale, la delectatio morosa désigne une forme spécifique de délectation, de nature pour ainsi dire imaginative ou même phantasmatique, qui découle d’un quelconque acte cogité et demeuré seulement cogité sans passer à la réalisation effective. « Quelconque acte », ai-je dit, parce que théoriquement il peut y être englobé tout genre d’actes, mais en réalité, les matières de choix se réduisent à deux : acte de violence d’abord, mais surtout acte sexuel interdit avec en tête la fornication (alors dans le contexte actuel au moins, les théologiens ne prêtent guère d’attention aux bonnes œuvres). Et par voie de conséquence, ils s’intéressent primairement à définir le degré de péché d’une telle délectation certainement suspecte : si, par exemple, un homme se délecte de cogiter une fornication, est-il moins coupable que s’il se délecte d’achever cette fornication qu’il a cogitée ? Décidément non : entre deux délectations, il y a la parfaite équivalence, de sorte qu’un mauvais acte cogité est aussi mauvais que quand cet acte cogité est bel et bien effectué. Voilà la règle de base, fidèle d’ailleurs à la prescription archiconnue du Sermon christique sur la montagne : « Tout homme qui regarde une femme pour la convoiter… » (Mat. 5, 28). Thomas d’Aquin la paraphrase comme suit, dans le passage concluant de la question soixante-quatorze de la Prima Secundae de sa Summa theologiae :

 

[…] si celui qui cogite la fornication se délecte dans l’acte même qu’il cogite, cela vient de ce que son cœur incline déjà à cet acte, et partant le fait de consentir à cette sorte de délectation n’est pas autre chose que de consentir à aimer la fornication, car on ne se délecte que dans ce qui est conforme à son désir. Or choisir délibérément d’aimer ce qui est matière à péché mortel, c’est péché mortel.

 

Jusque-là, c’est peu compliqué. Or le tranchant de la règle se fait déjà invitation à l’esquive, à laquelle Thomas lui-même se plaît à répondre, en introduisant une distinction de subtilité. D’après lui, en effet, la delectatio morosa peut se produire de deux manières : tantôt elle se tire d’un acte cogité (res cogitata), tantôt elle se tire de la cogitation elle-même concernant le même acte (cogitatio ipsa). Et cette deuxième sorte de délectation, vous l’imaginerez tout de suite, peut être bien innocentée à condition que la cogitation dont elle découle soit motivée par une quelconque bonne intention, ce qui peut être le cas par exemple lorsqu’un avocat examine le degré de péché d’un homicide ou lorsqu’un théologien spécule sur l’existence du mal dans l’humanité. Écoutons Thomas :

 

[…] celui qui cogite la fornication peut se délecter de deux choses : sa propre cogitation [de ipsa cogitatione], ou la fornication qu’il cogite [de fornicationne cogitata]. La délectation que lui donne cette cogitation fait suite à son inclination affective pour cette cogitation. Or la cogitation n’est pas en soi un péché mortel. Elle peut être un péché simplement véniel, par exemple quand on retient inutilement une cogitation comme celle qu’on vient de dire. Mais elle peut aussi être tout à fait exempte de péché, quand il est utile de la garder, par exemple lorsqu’on veut prêcher ou discuter là-dessus.

 

Sans approfondir davantage, je relève seulement, mais toujours comme vous le prévoyez facilement, que cette distinction établie par Thomas entre deux modalités de délectation est susceptible d’un déplacement, par lequel il viendra à s’appliquer, non plus à la représentation intérieure qu’est la cogitation, mais à diverses formes de représentations extérieures, tel le théâtre. À ce propos il est impossible de ne pas mentionner le nom de Tomasso de Vio, dit Cajetan, le commentateur de loin le plus éminent de Thomas d’Aquin. Dans une page de sa Petite somme des péchés [Summula de peccatis], publiée dans la première moitié du seizième siècle, il reprend la distinction en question du maître, tout en ajoutant une clause supplémentaire pour nous de grande importance :

 

Certaines personnes se délectent de la cogitation elle-même [de ipsa cogitatione]. De fait, notre esprit trouve naturellement délectable l’acte de comparer, et cela surtout quand il s’agit de choses nouvelles et merveilleuses comme en témoignent les théâtres [ut testantur comoediae].

 

Notons que le théâtre est ici mentionné à seul titre d’illustration pour expliquer la delectatio morosa, et qu’ailleurs, dans un autre contexte où il s’interroge sur le théâtre en tant que tel, Cajetan prend une position plutôt classique et austère en le condamnant comme source dépravatrice des corruptions des mœurs. Or les générations postérieures considèrent autrement, ce qui est le cas par exemple du théologien espagnol du XVIIe siècle, Pedro de Lorca. Dans son commentaire sur la question déjà citée de la Somme théologique de Thomas, Lorca se réfère à l’avis de Cajetan mais cela cette fois afin de parler directement du théâtre, de plus dans une direction relativement indulgente, comme en témoigne la citation suivante :

 

Il y a deux manières de se délecter sans pécher. Premièrement, c’est le cas si la délectation ne vient que de la vision [ou] de la cogitation. Deuxièmement, c’est le cas si elle vient d’une certaine manière ou circonstance qui n’est pas en soi illicite bien qu’elle accompagne un acte en soi illicite […] : il en est ainsi de la dextérité ou de la vaillance du combattant ou de pareilles espèces de subtilités et d’ingéniosités qui se manifestent dans la manière de l’exécution. [De là, quant au théâtre] si la délectation ne vient pas de la chose représentée [de re repraesentata] mais de la représentation elle-même [de ipsa repraesentatione], et que le spectateur ne donne pas son consentement aux actions représentées, il n’y a pas de péché mortel.

 

Voici la petite boucle bouclée : la délectation théâtrale est déculpabilisée du moins partiellement ou potentiellement, au seul moyen d’un remplacement de termes, celle de cogitatio par repraesentatio. Du même coup, on s’aperçoit que les dernières lignes de la citation — « si la délectation ne vient pas… », etc — est parfaitement identique à celle que j’ai tout à l’heure reproduite de Diana. En vérité, Diana ne faisait que s’approprier cette conclusion, comme si… de rien n’était et tout ajout lui semblait superfétatoire.

Ce modique incident intertextuel a toutefois ceci d’intéressant qu’il témoigne d’un jeu d’emprunt ou de recyclage caractérisant un aspect important de la démarche des casuistes : la manipulation s’opère toujours sous forme de commentaire, et l’apparente allégeance au texte consacré — en l’occurrence, à celui de Thomas d’Aquin — sinon favorise au moins autorise une espèce de détournement. Thomas, en parlant de delectatio morosa, ne faisait même pas allusion au théâtre ; le thème se glissait en poche avec Cajetan, de façon accessoire : Lorca en profitait pour montrer de l’indulgence à l’égard de la délectation théâtrale, mais cela encore en marge de son commentaire sur Thomas ; c’est Diana qui fermait la marche, en y attribuant, par jeu de citation, la valeur d’une « résolution » autonome. Chaque intervention est modeste ou même médiocre, mais leur enchaînement a abouti à une issue inattendue.

Par ailleurs, si la démarche ainsi observée à l’échelle microscopique est au fond techniciste, la vision qui en a résulté plus ou moins spontanément ou délibérément à propos du théâtre et de la modalité de sa réception est autant rationaliste. Elle interpose comme une cloison étanche entre deux espèces de délectation — celle de l’objet représenté et celle de l’acte représentant — cela implique de supposer que le spectateur soit pleinement capable de diriger et de contrôler sa propre attention, à son gré et surtout à l’écart de contaminations possibles de la part des matières représentées. Un choix théorique est donc déjà là, et si rudimentaire soit-il, il me semble comme précurseur d’une conception esthétique qui deviendra dominante au cours du XVIIIe siècle, en un mot celle du détachement, dont l’une des formes abouties est le concept kantien du désintéressement esthétique.

Mais au lieu d’avancer dans cette direction, je tiens à revenir sur la casuistique, afin d’aborder la question du théâtre d’un autre point de vue, et bien évidemment avec un autre cas.

Voici le cas en question, pour le moins étrange, dont nous devons l’invention au jésuite espagnol actif dans la première moitié du XVIIe siècle, nommé Pedro Hurtado de Mendoza : 

 

Un homme simule le sommeil, et pendant cette simulation profère des propos hérétiques qui traduisent ce qu’il conçoit vraiment. Par ailleurs, ceux qui l’écoutent sont bien persuadés qu’il dort effectivement. Cet homme est-il hérétique externe ou non ?

 

Si le cas peut paraître déviant et déplacé, c’est par le biais du thème de la simulation qu’il se rapprochera vite, et naturellement, de la question du jeu de théâtre.

Essayons tout de même de reconstituer le raisonnement de notre casuiste.

1. L’hérésie externe, à savoir l’hérésie vue et entendue comme telle et en public, est indubitablement un des crimes les plus graves.

2.  Il est cependant admis qu’un propos hérétique prononcé dans le sommeil ne tire pas à conséquence, de même que celui qui se dit par exemple dans l’accès de folie ou dans l’état d’ivresse.

3. Or dans notre cas, le sommeil n’est pas véridique mais simulé, et la simulation constitue un acte fort problématique surtout quand elle concerne la question de la foi.

Rappelons de plus que, selon le vocabulaire spécialisé, le simulateur appartient à une catégorie plus large, celle de fictus (difficile à rendre, quelqu’un dont le cœur est feint, ou quelqu’un à l’état fictif intérieur), sur quoi je reviendrai tout de suite. Ainsi semble-t-il que ce faux sominiloque hérétique, parce qu’il simule son sommeil intentionnellement, ne puisse pas échapper à la dénonciation.

4.  Il ne faut pourtant pas oublier que notre casuiste Hurtado dit que la simulation est tellement réussie que tous les témoins sont convaincus de la véracité de son sommeil. Autrement dit, la suprême simulation équivaut à son absence, et par là, l’affaire revient à un état nul, de manière à faire conclure ceci : s’il est vrai que ce fort dormeur est quelqu’un de très peu désirable, il serait téméraire de le dénoncer comme hérétique dans les conditions indiquées, parce qu’en dernière analyse, sa parole est privée de force probante ou de valeur de preuve.

Si l’argument, déjà, peut donner lieu à nombre de questions et de bifurcations, passons au deuxième volet du cas qui intéresse plus directement le sujet du théâtre. Hurtado de Mendoza, en effet, fait rebondir le problème de la façon suivante : 

 

Deuxièmement, j’approuve ceci : si un acteur qui a une hérésie purement mentale joue le rôle d’un personnage hérétique dans la représentation d’une pièce théâtrale et profère des choses hérétiques, et s’il conçoit d’ailleurs cette hérésie lui-même avec un esprit hérétique, il n’est pas hérétique externe […].

 

D’un côté, l’hérésie de l’acteur en question est qualifiée de « purement mentale » [pure mentalis], ce qui signifie qu’elle demeure si secrète et enfermée dans le tréfond du cœur que personne ¬— ni le Pape ni les Inquisiteurs, dit Hurtado — n’est autorisé à la soupçonner. De l’autre côté, le rôle qu’il dit sur scène, aussi hérétique que lui-même, dit et reproduit tout exactement ce qu’il considère dans son esprit. Pourtant tout compte fait, cela ne tire toujours pas à conséquence, et pour cause : si notre acteur laisse échapper sa conviction hérétique, il ne le fait pas en son propre nom mais sous le masque d’un personnage de fiction, et si ce masque peut être parfaitement identique à son vrai visage, ce n’est que de façon complètement aléatoire et littéralement insignifiante.

La conclusion est quelque peu farfelue. N’empêche qu’elle jette une lumière particulière sur le rapport qu’il y a entre la scène théâtrale et la fonction de la parole ou, en termes plus généraux, entre l’espace fictionnel et l’efficace de la parole.

Cependant je dois ouvrir ici une parenthèse à propos du terme « fiction », non pas dans son acception artistique ni juridique, mais dans une autre, dans son usage dans la littérature liturgique ou sacramentaire. Là, le terme « fiction » désigne une disposition intérieure spécifique, celle de quelqu’un qui accède aux rites sacramentaires, mais sans conviction ou confirmation intérieure. Et le cas de figure, de loin central, intéresse le baptême, comme en témoigne cette grande dispute qui a opposé saint Augustin aux donatistes. Mais je me borne à reprendre une récapitulation de Pierre Lombard (à qui on doit également la formule d’importance en la matière : « le sacrement ce qu’il figure (ou représente) » [sacramentum id efficit quod figurat]) :

 

celui qui accède [au baptême] de façon fictive [si quis ergo ficte accedit], c’est-à-dire sans avoir la vraie contrition du cœur, reçoit un sacrement dépourvu de réalité [sacramentum sine re accipit] ».

 

La fiction, ici, est quelque chose qui invalide le sacrement en le privant de sa réalité (res) qui désigne son efficace elle-même. Et celui qui accède ainsi ficte — avec fiction — on l’appelle fictus. Et parmi divers avatars du fictus compte naturellement l’acteur jouant une scène de baptême, comme en témoigne saint Augustin dans le passage suivant, si ce n’est que de façon interrogative, et dans un enchevêtrement un peu frustrant :

 

Y a-t-il pire faute à le recevoir [le baptême] par hypocrisie dans l’Église ou à le recevoir dans l’hérésie ou schisme, mais alors sans hypocrisie c’est-à-dire avec l’âme non simulée ? Est-il pire de le recevoir dans l’hérésie avec imposture ou dans un mime avec foi, à supposer qu’un acteur, en jouant, soit frappé d’un sentiment subit de piété ?

 

Je laisse de côté cette complication. L’important, c’est qu’il apparaît maintenant clair que la situation de notre acteur hérétique présente une parfaite symétrie inverse avec celle du fictus : l’hérésie qu’il exprime sur scène, en effet, ne sera jamais entendue comme telle, en raison non pas de la duplicité de son cœur parce que dans notre cas, il croit dur comme fer à ce qu’il dit, mais en raison de la seule présence de la scène théâtrale, laquelle vient annuler l’efficace de toutes ses paroles en les réduisant à autant d’énoncés fictifs. De là, Hurtado de Mendoza tire une définition générale comme la suivante :

 

De même qu’il arrive souvent que les signes imparfaits, dans certaines circonstances, signifient parfaitement l’hérésie et l’âme occulte ; de même, les signes parfaits peuvent les occulter sous l’effet de certaines circonstances.

 

Alors qu’un signe qui n’a pas, en soi, de force probante peut en avoir à l’aide d’autres éléments de circonstance, un signe, qui est en soi parfaitement probant, peut perdre sa valeur dans une certaine circonstance, telle la scène de théâtre.

Tout en désirant terminer mon propos sur ce petit bijou scolastique, je pose quelques remarques de récapitulation.

Les deux cas que je viens de présenter sont autonomes l’un à l’égard de l’autre. Ils sont parallèlement et indépendamment fabriqués, chacun avec son propre enjeu : l’un concernait le théâtre comme tel et ses éventuelles influences sur la moralité, et l’autre concernait l’acte de simulation et ses influences possibles sur la perception de l’hérésie. Pourtant ces deux cas convergent au moins sur un point, en considérant tous deux l’espace du théâtre comme espace isolé de la réalité et par là, entraînant une modification profonde sur le plan sémiotique : delà, de même que ce fictus suspend l’effet du signe sacramentaire à cause de son état de fiction intérieur, de même et dans un sens inverse l’acteur, du simple fait qu’il monte sur scène, ne pourra jamais s’attribuer sa propre intention parce qu’elle ne sera jamais reconnue comme la sienne.

 

Le théâtre est un lieu neutre, voire neutralisant. Constat tout banal, je ne peux pas le nier. Admettons au contraire que c’est au prix de cette banalité qu’a pu avoir sa place une position tolérante à l’envers du monde du théâtre, d’ailleurs de manière peu découverte au sein de la littérature spécialisée qu’est la casuistique. Cette remarque mène aussi notre regard sur le grand décalage qui sépare la tolérance de la reconnaissance. Voir, écouter un théâtre ne sera jamais pleinement légitimé, mais tout au plus jugé légal ou mieux licite c’est-à-dire en soi indifférent ou presque. Pire encore peut-être. En fait, Hurtado de Mendoza dit, dans sa conclusion, à peu près ceci : la parole de l’acteur n’est jamais à prendre au sérieux, et au même titre que la parole folle et démente. Quoi qu’il en soit, la fiction telle qu’elle s’entend dans ce contexte reste par définition négative, loin, par exemple, de cette fiction telle que Pierre Legendre l’entend comme la condition civilisatrice pour le sujet humain.

De façon corollaire et pour clore, remarquons une lacune que vous n’avez certainement pas manqué d’apercevoir : autant que je sache, le discours casuistique tolérant, quand il aborde la question du théâtre, se concentre sur ce qu’il en est du côté des spectateurs ; en revanche on ne parle guère ou quasiment jamais des acteurs et des auteurs. Ce silence, historiquement compréhensible en nous souvenant par exemple de la mort légendaire de Molière, laisse pourtant une question importante : si le théâtre, voire la fiction en général, crée un espace neutre qui permet de donner libre cours aux gestes et paroles quels qu’ils soient, que penser de l’acte même d’imaginer et de créer un espace de ce genre ? Est-il permissible d’une manière ou d’autre, ou y a-t-il là une zone obscure qui échappe ou résiste à la tolérance obtuse et envahissante ?

On sait quelle est la position officielle : le pape Paul VI, en 1965, à la clôture du concile Vatican II, a donné pleine légitimation à tous les artistes, y compris les hommes du théâtre avec qui, dit-il, « l’Église a depuis longtemps fait alliance ». Toutefois, au fond, la question me semble demeurer irrésolue, d’autant plus prégnante peut-être qu’elle est probablement sans réponse. Mais là, je m’arrête.

 

Yosuke Morimoto

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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