Les Hauteurs de l’Éden (Extraits)
Les explorateurs européens tombaient des nues devant les cultes sauvages. Ils les appelèrent «adorations», «cérémonies», «coutumes».
Aujourd’hui, la science des religions fait l’inventaire des manières sociales d’adorer, de s’adresser à ce qui dépasse l’individu. Le mot «religion» désigne alors un bazar mondial, qui étale des noms propres : Religijia en Russie, Tao en Chine, Shukyo au Japon, Dharm en Inde, Din en Iran, Culu au Burkina… Etc. Toutes les cultures sont au rendez-vous.
Mais la Tour de Babel scientifique est-elle l’annonce d’une Humanité réconciliée ou le témoignage d’un Chaos indéfiniment renouvelé ?
On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société s’organiser sans un scénario des origines, sans la passion rituelle, sans les monuments d’écriture, les musiques, les danses, qui prennent en charge la face obscure de la Raison, l’inconscient. On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre sans préceptes et sans interdits, sans les formes juridiques et les casuistiques. On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société se gouverner sans une «colle» politique qui fasse tenir ensemble ces pièces et morceaux disparates. Faisant «l’Éloge du maquillage», un poète a flairé la vérité : «un dégoût pour le réel». Occidentaux d’aujourd’hui, nous ne comprenons plus que les religions soient marquées par ce dégoût. Et que, sans les maquillages de toute sorte, l’espèce humaine ne serait plus. (…)
Mais qui est le Dieu ? Qui sont les Divinités ? Nourri d’un monothéisme asservi à la rationalité industrielle, l’homme occidental a perdu le contact avec ses cultes traditionnels.
La question infinie des dieux multiples est ensevelie dans nos bibliothèques, dans nos musées, dans les ruines offertes au tourisme de masse. Au-delà de l’Occident, les liturgies se transmettent ou se renouvellent. La généalogie des formes divines est encore et toujours à l’œuvre.
Dieu est-il en devenir ? Y a-t-il le Dieu qui était, le Dieu qui est, le Dieu qui sera ? Le polythéisme est-il un monothéisme déchiré ? Un Dieu unique est-il désirable ?
Mais aussi, y a-t-il pour l’homme la nécessité d’un Salut ? Les ascètes ont-ils connu le bonheur ? Que signifie la dette envers les dieux, le spectacle des sacrifices ?
Aveugle sur ce qu’il voit, l’homme standardisé est sans pourquoi ? Mais la question sans réponse se métamorphose : quels sont les noms nouveaux du divin sous le régime industriel de la Foi ? (…)
L’Orthodoxie vit la Promesse divine selon les formes antiques.
Les Églises nationales pratiquent leurs liturgies particulières. Mais les rituels se reproduisent indéfiniment dans une architecture spirituelle inchangée. L’intérieur de chaque édifice conserve le lieu voilé du Mystère divin.
À l’imitation du Temple de Jérusalem évoqué dans l’Ancien et le Nouveau Testament, l’espace appelé «Saint des Saints» est séparé des fidèles par une cloison porteuse d’icônes. Le dernier repas de Jésus est célébré en cet enclos.
Le cycle annuel des cérémonies répète l’ordre de l’Univers. La liturgie cultive les mélodies vénérées, les rythmes des litanies, les psalmodies monotones. Les encensements évoquent les parfums du Paradis. Les icônes des saints immortels témoignent de la présence des ancêtres.
En retrait de la société, les monastères orthodoxes offrent aux moines ou moniales le destin de l’abandon à Dieu, selon une règle établie. Sous la protection de l’État grec, le territoire du Mont-Athos abrite des monastères d’hommes relevant de diverses nations orthodoxes. (…)
Les tueries scientifiquement organisées en Europe au xxe siècle ont brisé la Raison généalogique. La jeunesse désorientée a désarçonné les messagers du monothéisme occidental. Les clameurs ont cassé la Grande Machine opportuniste, catholique et protestante.
Les publicitaires et les experts en sociologie appelèrent « idoles» les jeunes assoiffés de vie. Les idoles ont enfanté un cérémonial de tempête, jugé frivole par les cultes établis - le Rock and Roll. Les enfants du Rock s’inventent un monde généalogiquement organisé.
À l’égal des théâtres exotiques de la Foi, les pratiques enragées des descendants du Rock apprennent à célébrer, avec les mains, avec les pieds, selon les rythmes des musiques et des danses. Elles redécouvrent, sans les mots de la tradition, l’intelligence des choses désirables et prêtes à s’enfuir. (…)