Revenir à l’essentiel
Pierre Legendre – J’ai souhaité donner à cet entretien par questions et réponses écrites un titre. En acceptant, après avoir beaucoup hésité, de dire mon mot dans cette revue1 à propos d’une relecture de Malaise dans la civilisation – thème manié si souvent en poncif –, j’ai pensé que ce riche opuscule de Freud, nullement dépassé quant à son mode de questionnement, me fournirait l’occasion d’évoquer l’hypothèque qui grève la psychanalyse d’aujourd’hui, à savoir une certaine forme de prétention propre à décourager toute réflexion. Où est-il le sens du malaise dans la nébuleuse psy, accrochée à des standards plutôt qu’à l’inquiétude d’interroger, à la reconnaissance sociale et politique plutôt qu’à l’effort de comprendre le tragique destin de l’interprète dans la culture d’Occident ? Au cœur de cette affaire, se joue l’idée même d’une clinique qui se réclame de la psychanalyse, la plausibilité d’une clinique digne d’être appelée clinique, dans les temps où nous sommes. Pour moi, l’essentiel est là.
Au chapitre 2 de son essai si prudent et modeste, Freud évoque l’intimidation de l’intelligence, formule qu’il applique à la religion. En ce premier tiers du XXe siècle où il publie ce texte étonnant, les christianismes euro-occidentaux, Réforme et Contre Réforme, jetaient leurs derniers feux pour le gouvernement de l’homme ; je veux dire, pour le gouvernement des pulsions, la Kulturversagung freudienne, qu’on traduit par « renoncement culturel», à entendre dans le sens de l’Interdit civilisateur nécessaire à l’édifice des sociétés. Était déjà là la religion bolchevique, allait surgir son frère ennemi le socialisme à l’hitlérienne, en attendant le grand syncrétisme mao ; un jour lointain, qui est notre présent, l’institutionnel scientifico-managérial prendrait le relais, avec un autre discours sur la loi humaine et avec d’autres méthodes, dans une entreprise elle aussi insue, énigmatique donc, que j’appelle désubjectivation ultra-moderne, nouvelle entreprise de casse de l’humanité par l’humanité. Qu’en pensent les psychanalystes ? Certains se font photographier dans les magazines gestionnaires, d’autres ressassent et célèbrent leur foi scolaire, d’autres enfin pressentent que la vie des formes d’institution de l’homme poursuit son cours, que quelque chose de considérable, encore informulable, est à l’œuvre dans la culture d’aujourd’hui. C’est à ceux-ci que je m’adresse.
En tant que psychanalystes, que pensent les psychanalystes de notre monde et que font-ils de leurs pensées ? Ma question n’a de sens que si ce monde est pensé comme institué, c’est-à-dire comme étant en rapport nécessaire avec l’institution du langage. Ma question n’a de sens que si les analystes prennent en compte, comme cliniciens, la constitution sociale de la parole, c’est-à-dire la quintessence du phénomène institutionnel, son lien avec la parole. Tant qu’on n’a pas éclairci ce point élémentaire, l’évocation du Malaise dans la civilisation reste une allusion littéraire ou le fourre-tout bien commode des sentiments politiques, tels que les conçoivent la sociologie ou la science politique. En somme, si l’on n’abandonne pas le carcan de la psychanalyse d’aujourd’hui, laquelle a rompu avec les tâtonnements de Freud sur le terrain difficile des constructions institutionnelles (ce qu’il appelle la culture), il n’y a aucune chance de tirer profit de cet écrit de Freud, pour la clinique d’aujourd’hui.
Dès lors les psychanalystes doivent faire leurs comptes face à Freud. Où est pour eux l’essentiel ? Permettez-moi un mot sur la psychanalyse en extension, telle que l’ont comprise les milieux dits post-lacaniens. De florissants réseaux d’épiciers avec annexes coloniales, écoles de cadres, littérature imposée, etc., témoignent d’une bouffonnerie qui semble avoir été le legs universel de la ci-devant [ École Freudienne de Paris ] E.F.P. Ce serait faire injure aux grands corpus religieux de l’humanité que d’y voir une relance de la religion. Tout au plus s’agirait-il de sectes, au sens où les anciens juristes voyaient dans ce terme l’indication de deux composantes essentielles du principe institutionnel perverti par les sectes : suivre et tenir. Suivre qui ? Tenir quoi ? Derrière ces questions, il y a l’interrogation générale sur la régularité. En quoi peut-on parler de régularité en psychanalyse ? Soulever ces questions n’est pas de mise dans les chapelles et lobbies d’aujourd’hui, qui se bornent à agir sur le mode le plus brut le fantasme de légitimité ; inévitablement du reste, puisque les analystes récusent toute problématisation du principe d’institutionnalité dans la cure et, par voie de conséquence, à l’échelle de la culture. Comment, dans ces conditions, soulever l’affaire du malaise, thème dont la consistance ne peut être que formelle, c’est-à-dire utilisable sur le mode du discours de secte, aux fins de renforcer l’enfermement ou d’en moderniser les méthodes épicières ?
Quant à nous, dans ce dialogue d’écritures, comment faire mouvement vers l’essentiel ? Les questions que vous m’avez posées tournent autour d’un point central que je résume ainsi : le malaise, pour nous aujourd’hui, qu’est-ce donc ?
Michel Fennetaux – Diriez-vous que, bien loin que l’histoire des cent dernières années ait apporté un changement notable et une amélioration sensible de l’état des lieux de l’homme dont Freud dressait le procès-verbal totalement désenchanté dans son essai de 1929, les choses se sont encore dégradées ? Quels sont, dans ce cas, les symptômes majeurs de notre temps ?
P.L. – Je ne suis guère enclin à établir des comparaisons historiques, car il me semble que l’humanité a survécu étant toujours au bord du gouffre. La dégradation des lieux de l’homme est une représentation constante et ce thème n’est peut-être aujourd’hui qu’une manière déguisée de séculariser le discours eschatologique. Avons-nous besoin de raisonner en ces termes ? Il serait alors plus franc de reprendre les mots d’Œdipe lui-même : que ne suis-je jamais né ! Sans doute est-il bien nécessaire de nous mettre devant le dramatique optimisme des sociétés ultra-industrielles, incapable d’instituer la question œdipienne autrement que sur le mode dérisoire ou de la jouer par des mises en acte qui font des millions de victimes. Du reste, je ne vois pas qu’une grande œuvre, inventive et critique comme l’a été celle de Freud, aurait pu échapper au sentiment d’horreur qu’inspire la condition humaine, quand on réfléchit au prix dont est payée la reproduction de notre espèce. Pourtant je note le calme de Freud, son style très simple pour aborder, selon l’une de ses formules, la question du sort de l’espèce humaine qui ne se confond pas avec l’avènement du bonheur.
Le sang-froid peut consister pour nous à considérer les lieux de l’homme comme lieux institués pour la répétition de la vie et de la mort, à tâcher de les caractériser d’une façon renouvelée, qui puisse donner du sens à certaines illusions qui s’éteignent et, par là, contribuer à mettre la psychanalyse en perspective. S’il y a quelque chose qui s’est dégradé, c’est d’abord et avant tout l’esprit critique. La pensée — j’entends : la volonté de penser en acceptant son prix — est en recul, et ce recul me semble constituer un symptôme de notre temps. Symptôme en effet il y a, si l’on admet que l’abaissement de la parole exige une contrepartie, cette sorte d’imbécillité qui tient lieu de symbolisation à l’échelle de la culture, imbécillité sans nom ni Auteur mythique mais parfaitement socialisée, venant à la place structurale du discours des fondements dans nos sociétés prétendument libérées du pouvoir d’instituer le sujet. N’oubliez pas le point idéal de rencontre entre les États ex-communistes et le Management universel : le pouvoir est censé revendiquer sa propre disparition, et cette revendication est aussi opérante qu’une fiction religieuse ; le sujet est mobilisé comme croyant. Dans ce monde-là, le rapport de l’humanité à la pensée est censé n’avoir plus affaire à la question que nous appellerons, si vous voulez bien revenir avec moi aux métaphores immémoriales, la cruelle question du couteau. Cette question, c’est la question qu’incarne Œdipe comme Isaac : puis-je échapper au sacrifice, à l’impératif d’un ficelage, à l’institution de la ligature ? En d’autres termes, y a-t-il une humanité pensable et qui puisse penser humainement, sans avoir accès à la négativité, c’est-à-dire sans lien institué du sujet au sacrifice ? Le principe d’institutionnalité ne se justifie de rien d’autre que d’introduire ici le tiers, comme sacrificateur de l’enlacement narcissique. Opposer le sujet à l’institution, c’est inévitablement faire allégeance à l’imbécillité. D’une psychanalyse qui fait ses choux gras de ces propagandes insensées, il ne peut sortir qu’une clinique imbécile, aveugle donc ; entendons : œdipiennement aveugle, ce qui forcément la rend de nos jours socialement et politiquement sympathique.
C’est dans ce contexte que nous nous entretenons au fil de ces pages, contexte où les analystes sont tellement pris dans le filet du duel désir/ institution, sujet/ société, etc., et tellement complices de fait d’un discours des fondements de la parole qui revendique ce que mon collègue américain Berman appelle le nihilisme légal, qu’il est difficile d’évoquer la problématique freudienne du malaise comme si la psychanalyse d’aujourd’hui occupait quelque méta-position, hors de l’interrogation sur le Tiers pour ce qui la concerne. La littérature analytique présente étale, à qui la lit d’un certain œil critique, le fantasme du sujet hors institution, c’est-à-dire promeut sans malaise aucun le duel. Le symptôme majeur de notre époque me paraît celui-là : le duel généralisé. Au bout du compte, il s’agit de sociétés qui – fait inouï dans l’histoire – prétendent récuser l’Interdit, prétention dont les analystes seraient les assureurs, venant éponger le narcissisme social dans un jeu complexe de procédures pseudo-symboliques et tirant eux-mêmes profits subjectifs et sociaux d’une situation de désinstitution massive, à laquelle – pour ma part je n’en doute pas – de nouveaux drames chercheront à mettre fin.
M. F. – L’innocente égide des Lumières, le rationalisme et aujourd’hui le développement des sciences et de l’efficacité technologique ont accompagné les formes les plus brutales d’irrationalité : le colonialisme, le taylorisme et son double, le stakhanovisme, le nazisme et le marxisme-léninisme qui furent assez fous pour croire pouvoir se dire certains de ce que l’homme devait être et se donner les moyens, tous les moyens disponibles, pour refaire l’existant. Y a-t-il lieu de voir dans ces concordances de simples coïncidences, une facétie de l’histoire ? Aujourd’hui la mise au pas continue-t-elle de s’accomplir ? Sous quelles formes ?
P.L. – Votre expression « égide» me paraît tout à fait adéquate. Égide, c’est le terme qui désigne le Bouclier jupitérien. Effectivement, nous vivons sous la protection d’un divin Bouclier, que nous appelons Lumières. Que cette égide soit innocemment brandie, cela va de soi. Il est conforme à l’exigence logique d’une structure institutionnelle que la métaphorisation du discours des fondements – les Lumières précisément – exprime la garantie de ce discours par lequel se trouve mise en scène la Raison moderne et légitimé l’ensemble du système normatif dans lequel s’inscrit la reproduction du sujet institué à l’occidentale. Or, nous savons bien ce qu’il y a derrière le montage structural dont il s’agit : la métaphore des fondements déclare un certain état du principe du Père, de cette catégorie logique à laquelle n’échappe aucune culture. Il s’ensuit que le culte de la Raison est une certaine version de la religion des fondements. Inévitablement, donc, le rationalisme à quelque chose à nous dire du Père. La question serait dès lors de chercher à le déchiffrer à travers les faits historiques que vous évoquez. Voilà tout d’abord comment j’entends ce que vous me dites.
Maintenant, dénoncer les faits n’est pas les déchiffrer et recourir à Freud est aujourd’hui un argument qui n’engage à rien. Dans l’après-coup, les générations intellectuelles usent des mêmes moyens que les instances successives de gouvernement pour tirer leur épingle du jeu historique face à ces escroqueries massives, qui le disputent aux expériences les plus cruelles du passé lointain. On jure par tous les dieux qu’on fera tout pour faire obstacle au retour des démons, de la peste, etc. Ce discours est-il sincère ? Est-il sincère au point d’accepter le prix de la désillusion, c’est-à-dire pour les psychanalystes d’accepter d’interroger en termes renouvelés, sans le paravent narcissique, les illusions que recouvrent les manifestations que vous appelez les formes brutales d’irrationalité ? Le paravent narcissique, c’est ici l’abri qui consiste à éviter la confrontation avec le principe du Père dans les organisations de la psychanlyse. Le jour où les psychanalystes auront fait un pas significatif dans cette direction, c’est-à-dire où ils auront fait mouvement vers la prise en compte de la dimension institutionnelle du sujet, ce jour-là ils cesseront d’être à la remorque du conformisme de notre temps, ils auront quelque chose à dire de significatif sur la tyrannie et sur les recommencements de la tyrannie ; ce jour-là comme dit la formule populaire grecque, ils cesseront de parler comme des têtes coupées, disons plus simplement, comme des phraseurs.
Donc, pour ma part, je suis profondément sceptique sur la pédagogie anti-totalitaire à laquelle les analystes ont emboîté le pas. La comptabilité rétrospective des cadavres et les déclamations plus ou moins savantes sur la déshumanisation n’ont en elles-mêmes aucune valeur d’élucidation ; elles constituent tout au plus un répit historique, en attendant la relance de la répétition, sous des formes neuves bien entendu. L’opacité de la brutale irrationalité, avec ce qu’elle comporte – reprenons les formules freudiennes : infantilisme psychique, délire collectif –, subsiste ; je veux dire que notre volonté d’ignorer n’est pas entamée, cette volonté d’ignorer contre laquelle nous nous débattons dans une analyse, et chacun d’entre nous sait au moins cela, du moins en théorie, qu’il n’y a pas de « leçons de l’histoire» qui puissent prévaloir contre cette opacité que nous appelons le fantasme. Prenons le cas du nazisme. Comment peut-on penser qu’il puisse y avoir une pédagogie quelconque à l’encontre du nazisme ? Les nazis ont été vaincus par les armes, non par des arguments, et ce n’est pas par le prêchi-prêcha qu’il sera fait obstacle aux recommencements néo-hitlériens, mais par des mesures radicales de dé-légitimation, c’est-à-dire par des mesures institutionnelles d’éradication. Mais qui veut éradiquer les fondements de l’hitlérisme ? Certainement pas les propagandistes de la conception biologicienne de l’homme, ni ceux du gouvernement par le Management universel baptisé tantôt de droite et tantôt de gauche, ni les tacticiens des rapports de force électoraux qui ne se gênent pas, en France particulièrement, pour agencer ce que par ailleurs ils dénoncent afin d’en retirer à coup sûr les profits politiques. S’ils se montrent serviles ou flagorneurs à l’égard des pouvoirs, ceux qui prétendent penser perdent leur liberté. Au nom de quoi les analystes feraient-ils exception ? Serait-ce au nom de la Raison analytique ?
Alors parlons de l’Au nom de. Au nom de quoi y a-t-il eu ces formes brutales d’irrationalité que nous appelons totalitarisme et les divers malheurs que vous avez cités ? Je ferai remarquer que ces formes ont été élaborées et installées comme constructions institutionnelles de la rationalité, c’est-à-dire sur la base structurale d’un Au nom de fondateur. La tyrannie n’est pas une force brute. Rappelons-nous la métaphore sophocléenne d’Œdipe le Tyran : nous sommes devant le fantasme institué d’être tout. Pour être opérante, la tyrannie doit entrer, si j’ose dire, dans l’univers métaphorique, elle doit s’organiser comme fiction de la Raison des lois ; elle n’est donc pas l’abolition du Père, elle en est le brouillage ou la caricature, et les matériaux de sa construction sont nécessairement œdipiens, parce qu’une tyrannie est nécessairement instituée et produit des règles. Moyennant ce montage de l’Au nom de, l’irrationalité totalitaire prend statut de rationalité, c’est-à-dire tient lieu de fondement métaphorique de l’Interdit, et ne peut manquer de produire son résultat efficace – j’emploie ici efficace au sens du vocabulaire juridique scolastique : que les mots obtiennent le destin symbolique de fonder des actes –, à savoir une légalité dont relève le registre de l’agir, tant à l’échelle sociale que pour le sujet des filiations œdipiennes. Le marxisme-léninisme a engendré son droit, de même que le nazisme (reportez-vous aux termes exprès de Mein Kampf) voulait traduire, par sa législation raciale, l’exigence des droits sacrés de l’homme.
Il me semble que les psychanalystes qui ont connu l’ex-E.F.P. ont à leur disposition un matériel de première main pour réfléchir au mécanisme de transformation de l’irrationnel en rationalité instituée. Je ne vous apprends rien en rappelant le nombre imposant de militants dans ce lieu-là, notamment dans son état-major familial et féodal, aujourd’hui dispersé en une constellation que les théoriciens feudistes auraient désigné du terme de status, c’est-à-dire en mini-États feudataires reproduisant, chacun pour soi mais sur le mode de la rivalité, le status originel ; disons en termes plus psychologiques : reproduisant le stéréotype institué de l’image du Père. Or, qu’est-ce qu’un militant ? C’est un soldat, en termes politiques un fondamentaliste, selon la formule juridique classique qui le définit en Occident : « la volonté propre est offerte en sacrifice». Offerte à qui ? La réponse est aisée: au Nom fondateur, c’est à-dire à l’instance du Sacrificateur majuscule. C’est précisément sur ce terrain-là – le terrain du sacrifice et du sujet – que nous apercevons, dans tous les systèmes politiques, la frappe religieuse, et c’est précisément cela qui doit être étudié, interrogé sans relâche par les analystes : comment se pose le problème de l’instance sacrificielle ? Dans les circonstances de l’époque, l’E.F.P. était un décalque du légalisme totalitaire, une extravagante projection, dans sa pratique associative (ce qui prouve l’extrême plasticité de cette loi ultra-libérale sur les associations, la loi de 1901), d’une demande de militants, avec tout ce que cela comporte : religion de l’Au nom de fondateur posé comme pouvoir de tout exiger et qui ne peut ni tromper ni se tromper, effets normatifs arbitraires et manipulatoires légitimés par le discours du Chef assimilé au principe de Raison, promotion de la psychanalyse (je reprends ici ce vocabulaire insensé) comme nouveau lien social. Voyez-vous une différence, quant à l’institution de l’image du Père, avec le léninisme, l’hitlérisme, le maoïsme ? Moi, non. Alors s’agissait-il d’une reprise de l’ascétisme chrétien (au sens de la définition canonique du sacrifice de la volonté propre) ? La référence officielle de l’E.F.P. aux Lumières, en dépit de la présence d’ecclésiastiques chers au cœur de Lacan, interdit de le penser. Alors ?
Alors revenons à l’opuscule de Freud, traitant du Malaise : « car c’est bien cela (la consolation) qu’ils désirent tous, les révolutionnaires les plus sauvages non moins passionnément que les plus braves piétistes». À petite échelle et pour le confort domestique du sujet militant pour sa « petite différence », c’est-à-dire au service de son narcissisme, le lacanisme apporte la consolation, une consolation du même type, strictement de même type, que le lénino-stalinisme, l’hitlérisme, le maoïsme. Je me souviens aujourd’hui de ma naïveté, lorsqu’en 1978 j’adressais au public de l’E.P.P. 2 une communication intitulée « Un amour d’institution » pour ouvrir une critique du lien institutionnel, si largement méprisé dans ce milieu ; tout au long de mon exposé, je fus accompagné par des rires. Accordez-moi que les psychanalystes continuent de renâcler à entrer dans le questionnement de la consolation et qu’il y a dans le refus d’interroger le principe d’institutionnalité comme partie intégrante de la clinique une manifestation symptomatique, qui n’encourage pas à faire crédit aux analystes quand ils abordent les maheurs infligés par les montages tyranniques de notre temps.
Sur cette base, je vais répondre clairement à votre question. Les concordances que vous évoquez ne sont pas une facétie de l’histoire, mais les indices concordants d’une évolution de ce qui fait la structure de reproduction à l’échelle des sociétés dont nous parlons et pour le sujet dans cette mouvance historiquement marquée. Quant à savoir : la mise au pas continue-t-elle ? Entendons-nous sur cette notion, « mise au pas » hypothéquée par le dualisme société/ sujet, c’est-à-dire par les idéaux narcissiques du sujet-Roi. Je répondrai en revenant à ce qui fait ici question, à la difficulté de faire admettre en psychanalyse la problématisation du sujet institué. Aujourd’hui, d’après le discours libérateur que la psychanalyse est censée promouvoir sur un mode à la fois politique et commercial, le sujet n’est plus institué. Donc, on fabrique du sujet jetable. Voilà pour moi la version actuelle de cette mise au pas. Ce constat fait comprendre l’aplatissement du questionnement psychanalytique, coextensif au fait que certains analystes et leurs organisations ont acquis des comportements de chefs d’entreprise sur l’immense marché de la détresse, une détresse qui prend des proportions d’apocalypse.
M. F. – Que pensez-vous du rêve techno-scientiste de produire du lien social « bien géré » ?
P.L. – Le rêve techno-scientiste m’inspire la même réaction que le poncif psychanalytique qui dit vouloir produire un nouveau lien social. Dans les deux cas nous avons affaire à une prise de pouvoir dogmatique, c’est-à-dire à la mise en scène d’un discours prétendant au pouvoir mythologique dans la société ; j’entends par là, à strictement parler, le pouvoir d’enfanter la légitimité et d’en assumer les effets normatifs. Nous touchons là, en termes religieux antiques, au pouvoir libre de toute servitude, et qui de sa place métaphysique ne peut vouloir que le bien, selon votre formule le « bien géré». Je pense donc que les rodomontades contemporaines techno-scientistes comme les naïves revendications des fiers-à-bras de la psychanalyse, tout en exprimant l’illusion que la structure du pouvoir de fonder et l’ordre des places de discours qu’elle induit n’ont plus cours pour nous, apportent leur contribution insue – caricaturalement ou non peu m’importe ici – à la répétition indéfinie de cette structure. Les analystes ne s’intéressent pas à ce versant des choses, qui concerne directement ce que j’appelle la constitution sociale de la parole, par conséquent les risques de saccage du discours de l’interprète par l’interprète lui-même, aujourd’hui menacé par l’ignorance crasse sur la vie de la structure ; quel dommage pour la clinique !
Votre question m’amène à Balzac : « l’enseigne est changée, mais le vin est toujours le même». Acceptera-t-on cette sorte de maxime, que j’extrais d’Une ténébreuse affaire ? Un lien social bien géré, n’est-ce pas l’horizon de toutes les pratiques de pouvoir, au niveau de ce qu’en Occident civilisé par le Droit civil nous appelons les États ? Alors, s’il y a quelque chose d’incroyable ou de choquant dans le rêve techno-scientiste, ce serait le fait que la Science a changé de statut et qu’elle s’est emparée du pouvoir mythologique, c’est-à-dire du pouvoir absolu.
S’il en est ainsi, je pense qu’il s’agit là d’un moment particulièrement intéressant et névralgique de l’histoire de l’Interdit dans la civilisation dont nous relevons. C’est la preuve : 1°) de la capacité d’un système normatif, en l’occurrence du système des montages à l’occidentale, d’évoluer historiquement sans se détruire structuralement ; 2°) du changement intervenu dans le contenu du discours fondateur, où la Science tend à s’imposer comme Référence, c’est-à-dire comme garant de l’Interdit et des interprètes ; on peut y voir l’un des effets de la sécularisation du système sur le long terme, à compter du mouvement inauguré par la Révolution de l’interprète au Moyen Âge classique – Révolution à laquelle (je le souligne en passant, étant donné l’ignorance entretenue sur cette histoire considérable) les Lumières n’ont fait qu’apporter leur propre confirmation idéologique et savante. Que la place structurale du pouvoir libre de toute servitude – l’antique, puis chrétienne, place du divin – ait échu à la Science, cela ne surprendra que ceux qui refusent de concevoir la vie des structures normatives dans l’humanité ou qui considèrent que l’Occident scientifique, ayant à leurs yeux produit une sur-humanité, n’a plus rien à voir avec la logique des montages de l’Interdit, c’est-à-dire avec le pouvoir de fonder et ses effets normatifs. Maintenant comment s’organise cette transformation du système dogmatique, dramatiquement sous-étudiée et dont, hélas, se désintéressent les analystes ? La Techno-Science, comme appareil de discours axés sur la vérification au sens expérimental du terme, peut-elle jouer comme Référence fondatrice, ou sommes-nous menacés d’un effondrement de l’organisation symbolique, avec à la clé une désubjectivation de masse, la casse instituée du sujet de la parole ? C’est là, à mon avis, le fond du problème. Encore faut-il aborder ces questions par la bonne porte, qui ne peut être, en psychanalyse, que la porte clinicienne. C’est à partir de la clinique, si du moins elle prend acte, pour en tirer des conséquences dans l’accès à l’interprétation, de la dimension institutionnelle du sujet, que peut s’élaborer une réflexion sur le vide et la catégorie de la négativité, sur la perte et la limite, c’est-à-dire sur les éléments premiers de la constitution subjective, laquelle est l’enjeu élémentaire d’humanité, le noyau atomique si j’ose dire, de tout échafaudage normatif dans une société. Comment voulez-vous que la Techno-Science, aujourd’hui promue en Référence fondatrice, puisse se douter d’un tel enjeu, si les psychanalystes ne veulent rien en savoir dans leur clinique, réduisant la psychanalyse au faire-valoir narcissique de l’analyste et à n’être plus qu’une marchandise grotesque dans un créneau du marché gestionnaire ? J’estime qu’il est indispensable de renouer avec Freud, sur le terrain de Totem et tabou, c’est-à-dire là où il a montré avec le plus de force, bien qu’au prix de tâtonnements multiples, la logique du rapport entre le plan du sujet et le plan de l’institutionnalité. Aujourd’hui, j’ose le dire, mes travaux éclairent singulièrement ce domaine – un domaine dont les analystes ne peuvent se détourner sans manquer à leur fonction d’interprètes en même temps qu’à leur responsabilité politique dans la société de gangsters qui se profile.
M. F. – Pouvez-vous commenter votre assertion selon laquelle « le juridisme qui s’ignore donne naissance au totalitarisme» ?
P.L. – Par juridisme j’entends la pratique du discours d’interprète que dans la structure normative occidentale nous imputons au juriste. Cette imputation suppose la reconnaissance de places d’interprètes, de procédures d’interprétation et d’un principe tiers qui n’est rien d’autre que l’Interdit socialement mis en scène. Sans différenciation des places, des fonctions et des discours, le rapport à la Loi devient une mascarade. Cela revient à dire que le totalitarisme est par essence subversion et détournement de la différenciation des discours, méconnaissance de l’imputabilité de la parole, destruction de l’espace subjectif.
Nous feignons de penser que les États policiers ont le monopole de telles malversations. Mais nous ne sommes pas sans savoir qu’il y a là un problème de fond, lui aussi sous-étudié en ce qu’il concerne aussi les sociétés à régime libéral. Je dirai, dans cette perspective : le totalitarisme, c’est la prétention d’être à toutes les places à la fois, de les contrôler toutes, d’être tout. Le juridisme qui s’ignore est, pour nos sociétés, une forme totalitaire, en ce qu’il y vient à la place, sans jamais le déclarer explicitement, de la fonction de l’interprétation juridique. C’est pourquoi je le qualifie également d’occulte.
Prenons pour exemple typique de ce juridisme occulte le cas des sciences sociales. Il n’est pas difficile d’observer qu’elles tendent à s’installer, dans la culture occidentale, à la fois comme discours de la cause finale en politique, comme pratique gouvernementale à travers une multitude de réseaux privés ou publics, et finalement comme police de la pensée. Elles expliquent tout, ont réponse à tout, une théorie chasse l’autre, mais sur le mode de sentences déclarant le juste et l’injuste dans la vie sociale, les instances administratives et juridictionnelles de l’État n’ayant plus qu’à suivre ces jurisprudences de fait, prêtes à l’emploi. Du reste, il est depuis longtemps patent, au regard des problèmes soulevés par la psychanalyse, que les sciences sociales poussent le droit dans le sens le plus positiviste, visant ainsi, sous la référence aux Noms sacrés emblématisés (Marx, Weber et leurs épigones), à dissoudre l’idée même d’un ordre juridique spécifique, c’est-à-dire qui ne soit pas pure et simple régulation. Considérons maintenant les sciences biomédicales : elles usent des mêmes ficelles, l’outrance des propagandes en plus. Faut-il enfin évoquer la psychanalyse ?
Un peu de lucidité sur ce terrain du juridisme occulte devrait conduire les analystes à reconnaître qu’ils sont eux aussi de la partie. Il suffit d’observer les manières admises dans l’abord de la chose juridique et des juristes, l’espèce de fatuité mécanique avec laquelle la souveraine assurance de l’analyste balaye les laborieuses casuistiques du droit civil ou du droit pénal. Je n’ai pas à reprendre ici ce que j’ai longuement exposé dans mes Leçons concernant la juridiction sur le sujet dans la société moderne en proie à la confusion des pratiques du discours. Simplement, il est important de redire que les manifestations que j’évoque, estampillées par les groupes psychanalytiques, ont pour ressort commun l’inceste, le refus fantasmatique de la différenciation. Vouloir ignorer cela, c’est s’ériger en despote œdipien, souverain de toutes les places. Il n’y aurait là, si j’ose dire, rien que de naturel, s’il ne s’agissait que de la revendication insue du patient en travail dans son analyse. Hélas, ce despotisme-là s’exerce impunément dans le cadre du transfert, du côté de l’analyste : le totalitarisme, au sens juridique du terme, c’est en psychanalyse la transformation du transfert en un droit de police sur le sujet. Je vous renvoie à certaines pratiques des groupes portant gravement atteinte au transfert : ainsi l’enregimentement de ses patients ou anciens patients par l’analyste dans son groupe d’appartenance, pour y «travailler», voire pour y exercer des fonctions (dans l’harmonie bien sûr avec son analyste) ! J’ai jadis déjà qualifié ces pratiques, qui faisaient des ravages dans l’ex-E.F.P. et auxquelles il serait aisé de faire obstacle par une réorganisation du système : elles imposent au sujet statut d’affranchi, au sens du droit romain selon lequel l’esclave affranchi par son maître lui devait jusqu’à la mort travail (operae) et respect (obsequium). Et comment justifier un tel retournement du transfert ? Je vous renvoie à ce juridisme de très bas étage, digne de certains casuistes probabilistes dénoncés par Pascal et plus tard pàr Hegel, mais qui se donne pour quintessence de la psychanalyse, dont se gonflent les gloses sur le transfert dit de travail. Autant promouvoir à ciel ouvert l’inentamable du fantasme de l’analyste, quand celui-ci se donne le droit de verrouiller pour son patient l’accès au meurtre du Père, s’octroyant ainsi le droit d’asservir son semblable. Vous avez là l’exemple type du juridisme sans nom et de ses suites totalitaires, et bien entendu de sa reproduction si les choses restent en l’état.
M. F. – Si vous m’accordez que le totalitarisme est un des symptômes majeurs de notre temps, diriez-vous qu’il relève d’une normativité pathologique ? Comment définiriez-vous le pathologique en matière de normativité ?
P.L. – Je suis plutôt réservé sur l’usage extensif du concept de symptôme, plus généralement des catégories nosographiques, dans le domaine social et politique. Je note que Freud ne dit pas : maladie de la civilisation, mais malaise. Aussi, je vais essayer d’utiliser le terme symptôme à bon escient.
Une passerelle pour moi sera de faire appel aux anciennes discussions autour de la médecine de l’âme. Je me souviens de ma surprise, lorsqu’ouvrant pour la première fois le traité monumental de Jansenius, au XVIe siècle, intitulé Augustinus, j’ai découvert par le sous-titre qu’il allait être question de santé, de maladie et de médecine. Seconde surprise : les premiers développements donnent un tableau de l’histoire des hérésies, principalement de la grande affaire du pélagianisme au Ve siècle combattue par Augustin. Et c’est ainsi qu’a démarré le jansénisme, si important pour l’histoire du sujet moderne dans les pays de tradition catholique, par un inventaire des doctrines qui sont le poison de l’âme. Si vous m’autorisez ce bricolage érudit, je dirai qu’à sa façon, aujourd’hui incompréhensible à nos sociétés éprises d’explications scientifiques, le discours sur la grâce divine – noyau du jansénisme – était un débat sur la liberté du sujet, et la médecine de l’âme la métaphore d’une thérapeutique (les anciens théologiens disaient Auxilia, mot à mot Les Secours). Cette thérapeutique par la parole sur un mode d’avant la découverte de l’inconscient et qui n’a donc rien à voir avec la pratique d’une analyse, mettait néanmoins en scène une trilogie : le sujet, le désir souverain (sous les espèces du désir de Dieu, le désir d’un Autre absolu), et la médiation d’un lien où nous pouvons reconnaître le rapport à la Loi. Est-ce que nous n’avons pas là l’essence de la question normative pour le sujet, étant entendu alors que le sujet est posé comme souffrant – souffrant de son lien au désir insu ?
Dans cette perspective, notre interrogation sur le pathologique et la normativité prend tournure. Ne pouvons-nous pas dire que le totalitarisme n’est au fond qu’une variante de ce que les discours dogmaticiens dans la culture européenne qualifiaient dans leur style, aujourd’hui destitué, de poison mortel, c’est-à dire en termes plus familiers, menace d’un détournement irrémédiable du désir pour le sujet ? J’userai encore d’une autre formulation, empruntée également à la dogmatique d’une médecine de l’âme : atteinte est portée à la justice, on parle de blessure ou lésion infligée à la justice. Si l’analogie du pathologique peut avoir ici son poids, je dirai que le totalitarisme comporte la lésion du sujet. En quoi le sujet peut-il être blessé, blessé mortellement, par le jeu d’une normativité socialement définie et juridiquement organisée ? La bouche baîllonnée du sujet de la parole crie justice comme le sang versé des victimes. Il me semble que nous touchons là au problème que vous soulevez : définir le pathologique dans le domaine institutionnel.
Sous cette rubrique, nous avons affaire à la justice généalogique. Blesser le sujet veut dire le léser dans sa créance généalogique. Concevoir cela, c’est donner consistance à ce que nous appelons dette et créance dans le commerce œdipien des places, dont l’ultime enjeu, d’essence sacrificielle, peut se résumer ainsi : qui paye, à qui et comment ? La justice ici n’est rien d’autre qu’instituer et transmettre la créance et la dette sur la base de l’égalité des générations devant l’Interdit, et la psychanalyse a montré de façon éclatante que la créance et la dette portent sur la parole. Ce rapport postule le fonctionnement du principe d’institutionnalité, autrement dit le discours de l’Interdit, et c’est à partir de là que la clinique travaille le lien du sujet au désir comme lien inexorablement soumis aux catégories de la filiation. Ces catégories sont les fonctions de mère et père subjectivement opérantes parce qu’elles sont fondées, c’est-à-dire référées par les montages institutionnels au principe même du langage dans la culture, à la catégorie du principe différenciateur, l’Interdit ou principe du Père pour les deux sexes. Comment les sociétés modernes mettent-elles en scène le Père ? Cela revient à dire : quelle est leur politique de la parole ? Ou encore : comment jouent-elles la mise des catégories de la filation ? Voilà en définitive le terrain sur lequel opèrent les totalitarismes : se saisir des fils – fils de l’un et l’autre sexe , selon la formule des juristes classiques –, s’emparer de l’enfant en chaque sujet. C’est cela, rien d’autre, qui assure aux despotismes de recruter indéfiniment leurs clientèles. Je dirai si maladie il y a, l’humanité est malade de son enfance œdipienne, du désir œdipien indéfiniment recommencé.
M.F. – On ne peut s’empêcher d’opposer l’optimisme fondamental qui anime la vision cartésienne d’un homme « maître et possesseur de la nature» à l’impensable de la Shoah et du Goulag, impensables par leur démesure en même temps que par leur échec retentissant. Qu’est-ce qui se passe entre ces deux moments ? Quelle torsion opère ? Quelle continuité y a-t-il ?
P.L. – Vous dites là quelque chose d’essentiel. L’homme « maître et possesseur de la nature» est un thème qui nous renvoie à la certitude, au sujet de la certitude, au Cogito cartésien. Le pensable se trouve dès lors circonscrit d’une façon qui exclut la mise en perspective du sujet par rapport aux catégories de l’institutionnalité. Reprenant une formulation très heureuse de Belaval dans son travail sur Descartes et Leibniz, je dirai que le sujet cartésien est un sujet insulaire, qui pense l’être du penser comme détaché d’un continent – du continent de l’institutionnalité. Cela, nous pouvons le voir, plus de trois siècles après lui, nous qui sommes précisément face à l’impensable pour le sujet cartésien, à cette démesure si humiliante pour la pensée. Nous, qui venons après Freud, avons appris la nécessité de faire un pas de côté et nous ne sommes pas tout à fait dépourvus pour comprendre le moment cartésien et ses suites si du moins la démesure dont vous parlez est rapportée convenablement à ses sources.
Reprenons cette idée du sujet insulaire. C’est un coin enfoncé dans la représentation des montages institutionnels, elle annonce ce que j’appelle le sujet-Roi, le sujet désinstitué ou prétendu tel. La conséquence en est que l’institutionnalité, elle aussi, devient insulaire, totalement détachable de l’horizon de la Raison en tant que Raison du sujet de la parole. L’institutionnalité s’est autonomisée, basculant du côté de la rationalité scientifique. C’est ce point qui me semble le plus délicat pour la réflexion contemporaine : comment l’avènement de la rationalité scientifique après Descartes a-t-elle pu désarticuler progressivement les montages normatifs ? Il est possible de l’apercevoir aujourd’hui : la rationalité scientifique n’avait pas encore les moyens d’aborder, et par conséquent de reconnaître, cet autre champ de la rationalité dans l’humanité, celui des montages symboliques nécessaires à la vie et à la reproduction de l’animal parlant – le champ spécifique de l’institutionnalité.
Je voudrais ici me faire bien comprendre. La normativité, déjà construite sur le mode étatique en Europe au XVIIe siècle, est devenue progressivement fonctionnelle ; c’est cela que signifie l’insularité et du sujet et du système des lois. Les interprètes en titre ont peu à peu lâché prise en tant que dogmaticiens, spécialistes du discours portant la fiction fondatrice, c’est-à-dire médiateurs symboliques entre la société et la nature, entre le sujet et la société. On cesse de concevoir la société comme figure de l’espèce. On ne comprend plus ce que parler veut dire dans le domaine du droit. Je vais prendre un exemple. Une formule telle que « le pouvoir de changer la nature des choses» – formule des juristes médiévaux pour énoncer le pouvoir institutionnel de manier la fiction – n’avait de sens, au niveau général d’une réflexion sur le politique, que rapportée au pouvoir grammairien des interprètes, c’est-à-dire à la science dogmatique du discours. Inévitablement, la scientification la rend désuète, elle ne peut renvoyer qu’au pouvoir de l’organisateur scientifique, à l’engineering d’aujourd’hui appliqué au gouvernement social. Tout cela me paraît essentiel, car nous avons là une entrée pour concevoir que l’impensable de la Shoah et du Goulag est en vérité pensable, si nous apprenons à le rattacher à l’histoire du lien à la Raison dans le système normatif de l’Occident.
L’instrumentalisation du discours de la Loi a des fondements, qui nous reportent à l’insularité du Cogito, à la traduction de cette représentation dans la constitution symbolique des sociétés européennes, à la mort de la fiction. L’interrogation désespérée de Nietzsche dans Le gai savoir : « Comment avans-nous pu vider la mer ?», serait l’interrogation la plus juste pour nous introduire à la dramatique histoire des États. Comment avons-nous pu transformer l’idée d’administration en idéal bureaucratique ? C’est le moment pour nous de comprendre que le Tiers social de fiction, le Sujet monumental qui soutient l’ordre normatif des filiations, s’est effondré sur soi ; la parole normative en Occident n’a plus de lieu.
Ainsi devient-il possible d’élargir le cercle tracé par Freud à propos du Malaise dans la culture, en affrontant ce phénomène aux dimensions gigantesques : l’avènement du meurtre sans meurtrier, le crime administratif. La démesure apparaît alors banale, aussi banale et dépourvue de sens tragique que la réorganisation scientifique d’une technique d’administration. Comment en est-on arrivé là ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Inutile de demander aux sciences sociales de nous expliquer pourquoi une société n’a jamais manqué ni ne manquera d’assassins, et pourquoi l’assassinat de masse invente sans difficulté son discours de légalité. C’est du côté d’une réflexion sur la fragilité du sujet insulaire, que se dessine le rigoureux enchaînement mécanique : le sujet est transformé en fétu. Dans le système totalitaire, la désinstitution prend la forme d’une désubjectivation. Le sujet instrumentalisé se transforme lui-même en instrument de son propre fantasme, il l’agit, et c’est pourquoi le meurtrier de la Shoah ou du Goulag n’habite pas son meurtre. Le rapport à la réalité est atteint, de sorte que ces sujets déréalisés ne sont pas des humains, mais des ombres ; c’est cela, l’efficacité administrative du meurtre, dès lors planifiable. Le totalitarisme manie le fantasme subjectif sur le mode du détournement du principe d’institutionnalité, le sujet-instrument est innocenté par avance et ne saurait habiter son acte.
Soit dit en passant, le procès de Nuremberg aura été un coup d’épée dans l’eau, et la littérature pédagogique là-dessus un bavardage sans prise réelle sur le devenir. En fait, nous refusons de nous interroger sur le noyau du crime administratif, du crime dans la fonction, sur ce qui le rend possible et massivement répétable ; c’est pourquoi, dans l’état actuel des choses, je ne crois pas à la sincérité du discours proclamé.
Revenons un instant à la Shoah, qui concerne très directement, pour l’Europe occidentale, l’idée d’une continuité évoquée par votre question, sur un terrain particulièrement important : en quoi la démesure dont il s’agit et éventuellement son échec peuvent-ils être éclairés par une nouvelle mise en perspective de la question du langage ? Cette expérience du racisme à l’état pur et de la folie institutionnelle présente la particularité de toucher le cœur même du concept de filiation et d’un rapport possible entre ce concept et la science biologique. L’extermination des Juifs et plus généralement de la catégorie nazie des sous-hommes s’est organisée, de ce point de vue, sur le mode d’un télescopage entre la corporalité et la désignation des lignées comme telles. Or, ce télescopage ne se présentait pas seulement comme nouvel ordre social (au sens socio-politique par exemple), mais au nom d’une légalité, comme un montage juridiquement réglé. Voilà le point crucial pour nous, l’institution du rapport de signification par le pouvoir d’État. Problème que nous ne comprenons pas, en ce qu’il relève du principe même d’institutionnalité.
Il s’agit ici de poser le problème du rapport de signification en tant qu’attribut du pouvoir dans les sociétés humaines. L’inaugural de ce rapport, c’est-à-dire la production sociale de son fondement, ne peut être entrevu sans que la psychanalyse, revenant sur ses pas, ne ré-interroge le langage sous un regard neuf, cherchant à prendre en compte l’institutionnalité du dire, le dire dans son rapport au pouvoir de dire. Nous n’en sommes pas là, à reconnaître les imposantes élaborations dogmaticiennes qui, en toute société, échafaudent les fondements d’un tel pouvoir, en ce qu’il touche à la manœuvre du lien entre res et verbum comme disent les juristes scolastiques, entre la chose et le mot. Je me suis efforcé de circonscrire cette immense question, dans mes Leçons VI , et je publierai prochainement, avec des aides amicales, les résultats d’une expertise portant sur le texte majeur du système normatif européen, le texte romano-canonique définissant le pouvoir de dire ce qu’est le dire comme attribut du pouvoir souverain. Nous retrouverons à nouveau Descartes, comme un instant essentiel de la sécularisation de ce pouvoir, c’est-à-dire du délestage théologique, ou démythification et de l’entrée dans l’idéologie scientifique. Qu’est-ce que le discours fondateur du pouvoir de dire ce qu’est le dire, s’il n’est posé métaphoriquement ? Une brutalité, la débâcle de la structure. Cela vient éclairer singulièrement, et le scientisme de l’institulionnel nazi, et les propagandes bio-médicales de nos sociétés post-hitlériennes. C’est sur ce terrain que se joue, dans les temps où nous sommes, la question d’un statut du sujet, par conséquent la représentation socialisée des fondements du discours, qui sont les fondements mêmes de la filiation ; c’est aussi sur ce terrain que se joue la crédibilité d’une réflexion où les analystes tiendraient leur place d’interprète, afin de parvenir à penser cet impensable : l’avènement de la conception bouchère de la filiation.
M. F. – Au fond, la question n’est-elle pas de savoir si, à terme, le sujet humain désirant devra ou non continuer à céder du terrain devant sa transformation en un produit de qualité, c’est-à-dire tout simplement en un producteur et reproducteur conforme à des standards?
P.L. – Non, pour moi la question n’est pas là. Elle est de savoir ce que devient la pensée. Ce problème est de tous les temps. Il est nécessaire de prendre quelque distance vis-à-vis de l’instant présent dans la représentation de l’historicité. Il y a ainsi les humeurs catastrophiques, pessimistes, les constats de faillite, etc., qui sont le propre d’un moment dialectique pour une génération donnée (fin de l’histoire, fin de la modernité, etc.) Moralité : l’humanité recommence indéfiniment, la pensée aussi. Quand on n’est plus dans la répétition innocente, on est à même d’apprécier et juger certains discours qui tendent à devenir des ritournelles. Je dirai : la découverte, pour chaque génération, de la dimension du sacrifice dans l’humanité, on peut l’appeler désillusion, désenchantement. Pendant que chaque génération découvre cela à un certain moment de sa courbe, il y a la génération montante qui remet la mise des enjeux de désir ; la pensée suit ce mouvement-là. Maintenant, une question peut être posée : à quel prix, en drames de toute sorte, l’aveuglement, l’indolence intellectuelle et la commercialisation de la pensée seront-ils payés par ceux qui nous suivent ? Cela, c’est l’énigme des temps qui viennent. Cependant, il me paraît certain que l’humanité n’acceptera pas, quel que soit ce prix, d’en rester là. La clinique psychanalytique nous apprend au moins ceci : pour le sujet humain désirant, il y a plus précieux que la vie.
M. F. – Est-il envisageable que la psychanalyse puisse être indifférente à l’entreprise réfléchie de standardisation du « parlêtre » ?
P.L. – Hélas oui, cela est tout à fait envisageable, car la psychanalyse est devenue elle-même un standard, de l’intérieur. Je ne vais pas m’étendre là-dessus, car mes positions sont connues. L’indifférence, c’est l’inappétence autosuffisante de Narcisse, si extraordinairement mise en scène par le poète latin Ovide. Pour mesurer le degré d’indifférence de la psychanalyse aujourd’hui, il n’est donc que d’observer la fatuité et le conformisme, dont le narcissisme affiché parfois cyniquement par les analystes donne la clé. Nous sommes à cent lieues de la modestie de Freud dans l’opuscule sur le Malaise.
M. F. – Vous paraît-il y avoir un lieu où se trouve posée la question éthique centrale des temps que nous vivons ? La psychanalyse vous paraît-elle pouvoir être ce lieu ?
P.L. – Tout d’abord, je dirai ceci : l’éthique est tellement célébrée à notre époque (sciences, économie, psychanalyse; politique, etc.), qu’il me paraît nécessaire d’en situer historiquement la notion. Souvenons-nous que cette notion grecque traduite par Cicéron dans l’adjectif latin moralis pour caractériser la partie de la philosophie traitant des mores (ce qui se fait, les usages, en français mœurs), a soutenu par relais successifs la réflexion que les Occidentaux ont appelée durant des siècles morale. Le retour au vocabulaire grec, amorcé depuis plusieurs décennies, ne marque pas tant une volonté sociale de séculariser la morale, qu’une tentative tâtonnante d’éclaircir les fondements de l’acte humain (concept tant manié par les morales scolastiques, catholiques ou réformées, transmises aux États laïcs) en tant que typiquement humain, de repenser les mœurs, opposées par l’aristotélisme, comme vous savez, à la nature, à l’inné ou encore à la passion. La préoccupation des Anciens était d’éduquer les mœurs dans la vertu, notamment dans cette vertu sociale par excellence, la justice. C’est par ce biais que l’éthique a rencontré le droit, à partir de l’idée de la justice – rencontre qui, de par le montage du discours classique sur le juste, l’injuste et la parole, comportait l’association naturelle de la rhétorique. Résumons-nous: l’éthique, ou selon l’ancien vocable européen la morale, occupe une place instituée, articulée avec le droit («l‘art du bon et de l’égal») et la rhétorique (« la science du bien dire») ; ces définitions, je les traduis littéralement d’auteurs essentiels de la tradition, Ulpien pour le droit, Quintilien pour la rhétorique.
Pourquoi ce survol ? Parce que, si la généralisation de la référence à l’éthique a multiplié les lieux du questionnement, elle produit aussi une émulation de circonstance, parfois platement commerciale ou politique (au sens électoral du terme). Sur le fond, le recours à l’éthique est également l’indice d’un déplacement de l’inévitable interrogation sur le rapport à la Loi, face aux effets de débâcle induits par l’idéologie du sujet-Roi, vers une instance du discours censée plus malléable que les montages du droit. La question éthique centrale des temps que nous vivons est là : recomposer, dans la représentation des sociétés techno-scientifiques déboussolées par leurs expériences de la casse de l’homme, les fondements de l’acte humain, c’est-à-dire la logique de son rapport à la parole, le principe d’institutionnalité mis en scène à l’échelle qui convient. C’est dans ces conditions historiques, que la psychanalyse pourrait tenir un discours portant à conséquence, car elle touche à la défense de la justice pour le sujet en même temps qu’à la science du bien dire dans cette perspective ; en d’autres termes, elle ouvre la question de la parole juste. Je m’exprime au conditionnel, voyant un conformisme destructeur de la psychanalyse à l’œuvre chez les analystes : là où il y a narcissisme échevelé, l’interprétation périclite, on n’a plus le choix qu’entre « la nullité entreprenante» et « la niaiserie carrée», formules balzaciennes qui me dispensent d’insister. Mais ici je m’adresse à d’autres que ceux-là, à ceux qu’intéresse la vie de l’interprétation, c’est à-dire le destin de l’essentiel pour la psychanalyse ; s’ils ont pour horizon que la psychanalyse soit un lieu possible où se poserait la question éthique centrale aujourd’hui, ils ont à revenir sur leurs pas de cliniciens et à prendre acte de ce qu’apporte en clinique la reconnaissance de la dimension institutionnelle du sujet.
La prise en compte de la vie de l’interprétation, sur ce terrain de l’éthique que vous abordez, oblige à mettre Lacan en perspective. La problématique du bien dire, telle que Lacan l’a retrouvée, intégrant la découverte de l’inconscient par Freud, et développée dans le cadre de son propre détour, peut être aujourd’hui en effet mise en perspective, inscrite dans une problématisation plus vaste, rattachant l’éthique au questionnement du juste et de l’injuste, lequel en psychanalyse nous reporte à la créance et à la dette du sujet œdipien, au principe d’institutionnalité. Nécessairement, nous retrouvons l’interrogation sur le Cogito dont j’ai déjà parlé.
Ayant intégré la découverte de l’inconscient, Lacan a modernisé la problématique du Cogito, ce qui fait que le sujet cartésien et le sujet d’après la psychanalyse sont deux concepts du sujet. Ceci dit, il y a le trait commun de l’insularité, point essentiel et lourd de conséquences, comme je l’ai souligné plus haut. Sur ce versant théorique, on aperçoit bien ce qui n’était pas dans le champ des préoccupations de Lacan : la dimension de l’institutiomalité, que Freud en revanche avait, lui, maintes fois effleurée. En quoi Lacan se situe dans une tradition spécifiquement française. Cependant, dans l’après-Freud et l’après-Lacan, je n’y vois pas une raison pour que les analystes cultivent, volontairement cette fois-ci, une telle omission ou restriction, et qu’ils en fassent un idéal actif d’ignorance. La piété à l’égard du maître défunt à qui je paye, comme il convient, ma propre dette de reconnaissance, ne justifie pas qu’on s’arrête de penser.
La conception du sujet, telle que Lacan l’a problématisée et surtout ce qui en est resté après lui chez ses glossateurs, est la modernisation du sujet insulaire, non rattachable au Tiers instituant. Autrement dit, toute la construction institutionnelle et son échafaudage dogmaticien cessent d’être compréhensibles comme fonction en rapport direct avec la constitution subjective, et par voie de conséquence demeurent hors du champ de la réflexion clinique. Aussi avons-nous assisté à un redoublement du duel sujet / société, en ce sens que les glossateurs lacanistes et les praticiens qui leur font cortège se fondent sur les catégories mêmes de Lacan, de l’intérieur, pour poser l’hétérogénéité radicale du sujet et des montages normatifs. Suite à quoi, le juridique est massivement rejeté dans la catégorie du Réel, donc posé comme étranger à la parole et au désir subjectif. En bonne logique, les catégories œdipiennes ne seraient pas normatives, en contradiction totale avec la position de base de Freud.
Au fil du temps, l’absence de critique sur ce terrain véritablement névralgique, où se joue la plausibilité de la psychanalyse comme lieu possible pour y poser la question éthique fondamentale, dessine ce désert : les grandes constructions symboliques de la culture et la dogmaticité la plus vivante elle-même sont non seulement ignorées mais biffées d’un trait de plume, écartées du Symbolique, et rejetées dans le hors-parole du Réel, alors que les conditions et l’efficience d’un ordre symbolique sont dépendantes de ces constructions normatives. Il s’ensuit des effets en chaîne dans la clinique. Où en est la clinique aujourd’hui ? Je devrais dire d’abord : où en est le transfert, ce nœud de la question, parce qu’il est le véhicule de la fiction et de l’idée de fonction en psychanalyse, c’est-à-dire pour l’analyste le point d’interrogation privilégié sur le principe d’institutionnalité ? Finalement, la voie d’accès de la psychanalyse vers l’essentiel, reste une réflexion sans fards sur la clinique.
1. La revue Césure a été la revue semestrielle de la Convention Psychanalytique (N.d.r)
2. IXe congrès de l’E.P.F. - La Transmission - Maison de la chimie, Paris, 6-9 juillet 1978.