Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Pourquoi est-il si difficile de définir l’État en France ? (Décembre 2015)

Première partie 

 

Alexandre Devecchio : Les élections régionales ont été marquées par une forte poussée du Front National, ainsi que par la victoire des nationalistes en Corse, suivie de fortes tensions sur l’île de Beauté. Ce chaos politique et social est-il le symptôme d’une crise plus profonde de l’État-Nation que vous décrivez dans votre dernier livre, Fantômes de l’État en France ?

 

Pierre Legendre - Une longue réflexion sur la forme étatique française, mais aussi ce que m’a enseigné une pratique internationale m’ont rendu insensible aux complaintes médiatiques comme aux discours affolés du milieu politique quand la machinerie des partis dits de gouvernement ne répond plus aux attentes. Une fois de plus, la démocratie en France, dont on oublie la fragilité dans notre pays, semble ne plus tourner rond. La situation présente relève-t-elle pour autant du chaos ? N’est-elle pas plutôt un épisode logique dans l’évolution de nos manières de vivre et penser les institutions privées et publiques au cours des dernières décennies ?

Permettez-moi de dire ceci : la France subit la morsure de la médiocrité. Le sinistre vocabulaire dont use la langue de fer des spécialistes des questions qu’on appelle désormais sociétales en dit long : «la perte des repères». S’interroge-t-on sur pareille formule, qui recouvre la dévastation des liens, de tout lien, donc y compris politique ? Non, ce serait trop demander. Car aujourd’hui, après la génération des casseurs de l’État, qui ont été mis au pinacle de la pensée au cours des années 1970-80 et qui ont tant inspiré la doxa et la pratique politique, nous voilà Gros-Jean comme devant, c’est-à-dire ayant à faire face à une décomposition sociale, qui touche évidemment une jeunesse déboussolée, et que les gouvernements ne parviennent plus à masquer ni gérer.

Cependant, la course aux simplismes continue. N’y a-t-il pas le conte de fées de la République pour tous ? N’y a-t-il pas l’Europe pour tous, tantôt croquemitaine, tantôt père Noël ? N’y a-t-il pas la Laïcité pour tous, qui dispense de se demander si l’Occident tout entier ne se méprend pas sur sa notion de religion vendue au monde entier comme «marché des idées» et enseignée comme telle dans nos écoles ? Et caetera…. Je n’insiste pas.

Alors, que va devenir l’État à la française ? Pour l’heure, l’Union sacrée, une de plus, a entretenu l’illusion quelques jours. Et l’épreuve des élections met les partis politiques, pardonnez ce jeu de mots, dans tous leurs états. Y compris le Front National toujours à l’affût, dont je dirai qu’en prédateur de ce désert de pensée, il se nourrit d’une carcasse abandonnée, qui jadis avait pour nom la Nation française.

Le «sursaut» (mettons des guillemets) de la militance socialiste au pouvoir semble avant tout une affaire de vocabulaire ; il consiste à se souvenir soudain de ce mot, la Nation, tenu pour rétrograde et banni par le progressisme branché. Et voilà que resurgit à son tour le terme Patriotisme ! Souhaitons que le citoyen lambda s’y retrouve. Quoi qu’il en soit, la réalité institutionnelle étant ce qu’elle est, la Ve République avec son régime de deux partis dominants (imité de l’Angleterre, soit dit en passant) risque bien de se trouver devant la quadrature du cercle: que faire d’un troisième larron ? Son inexistence parlementaire empêchant de régler normalement les comptes, j’attends la suite…

Cela dit, mon ouvrage implique une position de principe : une réflexion sensée sur l’État, en France comme ailleurs, exige que soit reconnue la généalogie de ce que véhicule la situation présente.

A. D. : Alors justement, que signifie exactement le concept État en France ?

P. L. - Vous faites bien de poser cette question préalable. Quand on sait les contorsions linguistiques auxquelles a donné lieu la réception de cette forme politique par les pays de tradition non-occidentale, ça donne à réfléchir. Qui plus est, le concept État est compris de façon fort différente selon les Nations, à l’intérieur même de l’Europe de l’Ouest, sa culture d’origine. Alors, de quoi parlons-nous dans le cas français ?

En France, nous en avons plein la bouche de ce mot en lui-même un peu bizarre. État de qui, de quoi ? Quand nos ancêtres d’Ancien Régime parlent d’État, ils emploient un génitif. Exemple : État du royaume (Status regni). Ils visent alors la notion répandue dans l’Europe latine marquée dans ses profondeurs par le christianisme pontifical, puis par la Réforme protestante: Res publica, la Chose publique, par opposition à ce qui relève du privé.

Mis à toutes les sauces, le concept État a désigné les groupes sociaux, clergé, noblesse, tiers-état ; ou leurs assemblées séparées ou réunies en États généraux… un mot qui aujourd’hui sent bon la Révolution !

A.D. : L’État a tout de même évolué depuis la Révolution…

Pierre Legendre - Oui et non… Souvenons-nous des fondateurs de la Première République et de leur engouement pour la Rome antique, mais aussi des rescapés de la Révolution qui, sous la poigne du Premier Consul Bonaparte, bientôt couronné Empereur en présence du pape, s’entichent du vocabulaire administratif des Romains pour gouverner, c’est-à-dire prendre en main les départements par un réseau de préfets révocables à tout moment ! L’exception française, c’est d’abord ce musée Grévin de la politique… 

C’est fascinant d’entrer dans les coulisses, de visiter les réserves : on conserve les traditions, en les rendant méconnaissables, tantôt par la casse révolutionnaire, tantôt par le velours américain du «Social Change», repris en français dans le présentoir plus messianique du «Changement de société», avec sa variante poétique : «Changer la vie». Mobilisez Rimbaud ou Victor Hugo, voilà un ticket toujours gagnant à la loterie électorale ! 

J’allais l’oublier : le consensus républicain. Qui s’oppose à l’État-République ? Personne, et pourtant il semble que, comme dit la formule populaire, «ça coince quelque part». Et malgré cette «Monarchie républicaine», formule exécrée par les opposants d’hier à la Ve République, mais vénérée par ses rentiers, aujourd’hui de gauche… Mais d’où nous vient cette formule aujourd’hui médiatisée à outrance ? Et surtout, est-ce qu’elle éclaire vraiment le concept État ?

Elle ne vient pas de Sciences Po-Paris, qui a perdu aussi ses «repères» et nous vend des ersatz. Elle vient d’un Institut de Munich qui, avec ironie, qualifia de la sorte la Constitution gaulliste dans les années 1970 : on y étudiait le côté tenace des formes politiques françaises successives. Soit dit en passant, j’avais signalé cette publication à Maurice Duverger, universitaire de gauche à la mode d’alors et qui s’est approprié l’expression (bien entendu, sans citer la source allemande)… À y regarder de près, l’auteur de l’idée fut Léon Blum en 1917 ; effaré de la situation parlementaire, il appelait à transformer le chef du gouvernement, je cite, en «monarque temporaire, nanti de la totalité du pouvoir exécutif». Avec le recul, on peut s’interroger sur une malformation congénitale du principe étatique en France…

A .D. : D’où vient celle-ci ?

P.L. - Pourquoi est-il si difficile de définir le concept État en France, pays dont l’expérience a tant pesé sur l’évolution du continent et au-delà, mais qui, depuis 1789, s’est payé une quinzaine de Constitutions, sans compter les amendements ? Ce n’est jamais la bonne, et malgré son béton apparent, malgré le ralliement, intéressé ô combien, du rentier Mitterrand, personnage vindicatif et au fond despotique, la Ve République n’a pas mis fin à cette curieuse insatisfaction.

Dans mon aventure de réflexion et grâce à de multiples rencontres, j’ai essayé d’apporter quelques éclaircissements. Je considère la France comme un pays conservateur qui s’ignore et qui, pour accepter le changement, se livre aux ruptures «à la brute» ou, pour le dire plus poliment, avale de temps à autre «un remède de cheval» ! Tenter de saisir le pourquoi de cette évolution par saccades n’est pas à l’ordre du jour, car ce serait toucher à quelque chose de bien plus profond que ce dont les études théoriques ou les médias sont en mesure de parler. Il s’agit de la foi en l’État, c’est-à-dire d’un halo de croyances autour d’une question indésirable : la généalogie administrative de cet État, une généalogie enfouie. Il en résulte une amnésie, qui déréalise la représentation sociale et politique de ce fameux État. Le vrai témoin de la réalité, ce ne sont pas les invocations faciles de l’Égalité, des Droits de l’homme, et cætera, mais notre système d’Administration avec ses règles et l’édifice de ses fonctions.

Pour comprendre ça, il faut avoir à l’esprit autre chose que l’idée de pages qui se tournent grâce à des ruptures, mais penser l’existence administrative de l’État comme produit d’une histoire sédimentaire. Au bout du compte, rien n’est oublié et ça se traduit au présent, dans les faits.

Dans le contexte actuel, où l’inculture historico-juridique des élites tient le haut du pavé, ce chemin-là est barré. En conséquence, nos «truth makers» médiatiques, les penseurs à la mode et les conseillers de nos Princes, peuvent ignorer superbement la Révolution froide du Management qui sape ou tient en laisse des États sous pression. Inutile donc que j’évoque les signes d’une jungle féodale à échelle mondiale : le retour progressif et indolore de la justice privée, le marché du droit et de l’arbitrage, tous ces ressorts méconnus d’une Globalisation encore dominée par les États-Unis dont nous sommes les vassaux empressés.

Je n’irai pas jusqu’à dire : le concept État ne signifie plus rien… Je constate simplement une décomposition, faute d’analyses de cet État administratif qui soient à la hauteur. La Com et le marketing politique brouillent les cartes. Il nous reste un lot de consolation : le recours périodique à l’Union sacrée, laquelle, comme chacun sait, dure ce que durent les roses…

Amusons-nous un peu. Vers la fin du XIXe siècle, une plaisanterie grinçante a circulé ; je l’ai glanée chez des économistes qui comparaient l’esprit public de Nations européennes concurrentes: «les Anglais, tous actionnaires ; les Allemands, tous factionnaires ; les Français, tous fonctionnaires» ! Depuis lors, deux guerres mondiales ont bouleversé les données, et l’Allemagne prussienne a disparu. Mais sur l’esprit public d’ici, cette maxime contient un fond inévacuable de vérité…

Je me souviens de l’ultime propos de mon film Miroir d’une Nation. L’Ecole Nationale d’Administration, sorti en 2000 : «S’il n’y a plus de Nation, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires ?»

A.D. : Quelle est la différence entre État et Nation ?

P.L. - Faisons la différence, en effet. Écoutons l’étymologie. Nation, comme le mot Nature, vient du verbe latin nascor, qui signifie naître. Dans son principe, Nation désigne les natifs de tel endroit. Vous avez à Paris, dans le Quartier latin, une bâtisse appelée Collège irlandais. C’est un vestige du Moyen Âge, époque où l’on ne connaissait pas la frontière au sens moderne, et donc les étudiants, qui alors circulaient beaucoup d’une Université à l’autre, se regroupaient par «nations». Nation est un indicateur généalogique, référé à la famille, à la terre d’origine, à ce que l’Ancien Régime appelait un «pays», vocable qui s’est conservé sous le régime républicain dans les associations de Bretons, Auvergnats et autres transplantés dans la capitale. Aujourd’hui, ça vaut pour nos compatriotes d’origine africaine…

L’idée de Nation se traduit juridiquement : la nationalité, un statut assorti de droits qu’une personne exerce selon les règles fixées par l’État ; et il y a la naturalisation, une fiction qui permet d’accorder la nationalité pleine et entière à quelqu’un comme si… comme s’il était un natif d’ici. Et l’État lui-même, s’il est reconnu comme une personne juridique par les autres États, exerce ses droits d’État national, selon les règles établies, au sein de la société internationale.

Tout ça, je le rappelle, pour éviter la confusion, ne pas se perdre dans nos litanies. Je ne vois pas l’intérêt de réciter le couplet de Renan : «le désir de vivre ensemble», «une grande agrégation d’hommes saine d’esprit et chaude de cœur», etc. C’est du Jean-Jacques Rousseau réchauffé, qui consolait les Français des années 1880 après la défaite de 1870 et le drame de la Commune en 1871. Et aujourd’hui, dans un monde où les rapports de force civilisationnels demeurent dangereusement sous-analysés, je conçois que le thème du «vivre ensemble», où prévaut désormais la connotation bétaillère, puisse encore servir de calmant.

A.D. : L’État et la Nation sont-ils indissociables, particulièrement en France ? Cela date-t-il de la Révolution ?

P.L. - Par principe, oui. Il suffit là encore d’écouter l’étymologie. État a son origine dans le verbe latin stare, qui signifie se tenir debout. Dans cette perspective, disons que l’État est un montage destiné à faire en sorte qu’une Nation tienne debout. Vous voyez, le langage familier permet de formuler avec simplicité ce dont il s’agit dans votre question. Et ça évite de s’égarer dans les ritournelles habituelles ! 

Alors je vous propose un petit sondage, comme font les géologues, pour atteindre les principales couches sédimentaires du terrain institutionnel sur lequel est bâti notre État, ce stabilisateur de la Nation française…

Laissons de côté le creuset médiéval de la forme étatique en Europe, le prototype pontifical qui ne dit plus rien à personne en France. Laïcité oblige ! Contentons-nous de ce qui sert de généalogie acceptable en France : l’historique de l’État administratif depuis notre Révolution, 1789. Je vais prélever de mon sondage deux indices essentiels, témoins indiscutables des solides fondations de la bâtisse étatique d’aujourd’hui.

D’abord, les grands travaux de la Constituante en 89-91, après la touchante Nuit du 4 août, cette Nuit des Embrassades, dont est sorti un texte qui, avec le recul, vaut son pesant : «Il n’y a plus en France ni titres ni distinctions d’aucune sorte». J’aime à rappeler ces choses-là ! Mais l’important est ailleurs, dans ce qui jusqu’à ce jour est inébranlable : le découpage de la France «avec des ciseaux de géomètre». La formule est de Taine définissant le système départemental. Moi, j’ajoute la cerise sur le gâteau de la pièce montée territoriale ; le brave notaire Thouret, porte-plume du grand rapport sur le département, s’est fendu d’une formule décisive sur sa finalité politique : «empêcher la démocratie dans les provinces» !

Je commente. Le département a été l’instrument qui a permis l’apparition de nouvelles formes féodales en France. Personne n’y a touché, sauf en paroles ou en projets édulcorés. Pourquoi ? Parce que, au final, il faudrait toucher au sacro-saint Sénat, qui à bien des égards ressemble à une Chambre des pairs. Et de proche en proche, sortir des délégations de pouvoir, introduire une bonne dose d’esprit fédéral dans les régions. Nous restons fidèles à notre ami l’abbé Siéyès, régicide à l’occasion, futur conseiller de Bonaparte et farouche adversaire de l’idée fédérale. Aujourd’hui, le vocabulaire du milieu politique laisse échapper une vérité qui ne choque personne: chacun va et vient entre Paris et son «fief» ! Cela veut dire que la société française trouve son compte dans un féodalisme qui sait comment se renouveler.

Et ça n’empêche pas de jouer à cache-cache avec la Bureaucratie européenne, en jurant la main sur le cœur qu’on veut l’Europe fédérale. Je me souviens de la conversation télévisée entre Philippe Séguin et François Mitterrand : la ficelle du Président «fédéraliste» était un peu grosse… ou alors, au-delà de la façade de Prince élu contre le camp de son interlocuteur gaulliste, c’était l’aveu d’une incompréhension des profondeurs généalogiques de la France.

Venons-en au second prélèvement de mon sondage, qui lui aussi aide à saisir notre présent. Nous vivons les vestiges incompris de ce qu’avait inventé la République terroriste de Robespierre et de Saint-Just : un État à double commande. D’un côté, la légalité constitutionnelle incarnée par le pouvoir d’une Assemblée, la Convention ; de l’autre, la légalité insurrectionnelle, c’est-à-dire le pouvoir de la rue aux mains, nous dirions aujourd’hui, du lobby de la Commune de Paris. Je continue de penser que ce schéma a laissé une empreinte profonde. 

 

Texte original de cette première partie du grand entretien avec Alexandre Devecchio - Figarovox - 31 décembre 2015 - 

Seconde partie du grand entretien : L’État, la désintégration 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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