Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le chemin de Pierre Legendre par lui-même

Paris, le 1er mars 1993

 

Cher M.S. ,

Je vous remercie de votre lettre et de votre si intéressant article. Pour les renseignements sur mon curriculum vitae, je vous dirai ceci : je suis Professeur de Droit à l’Université de Paris I, et Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (Sorbonne), section des Sciences religieuses. C’est dans cette section de l’École Pratique, lieu particulièrement favorable à la recherche fondamentale, qu’ont enseigné des auteurs très connus tels que Kojève, Dumézil, Lévi-Strauss, Corbin. Il ne faut pas confondre cette École (fondée au XIXe siècle) avec l’École des Hautes Études en Sciences sociales, fondée seulement voici une vingtaine d’années et qui se consacre aux Sciences sociales.

Je suis né en 1930. Après mes études de Droit et Lettres et mon entrée dans l’Université comme Professeur agrégé de Droit romain et Histoire du Droit en 1957, j’ai longuement travaillé dans l’érudition historique, relativement aux sources du Jus commune européen ainsi qu’à la formation des institutions du christianisme occidental. J’ai très bien connu les fondateurs du Max-Planck-Institut für europäische Rechtsgeschichte de Frankfurt, institut avec lequel j’ai entretenu de longues relations. Je me suis intéressé aux différents domaines du droit positif : droit civil, droit canonique, droit public et administratif, droit pénal. Ayant aussi fait des études doctorales en économie, je me suis intéressé aux problèmes de l’organi­sation industrielle. C’est pourquoi, durant quelques années, au cours des années 60, j’ai rempli des missions d’expert en Afrique, soit pour le compte de groupes privés, soit pour le compte de l’Organisation des Nations Unies. C’est à partir de mes séjours en Afrique que, grâce à mes expériences “sur le terrain”, j’ai travaillé les problèmes d’anthropologie. Peu à peu, j’ai conçu le projet d’étudier l’univers occi­dental dans une perspective qui transforme l’idée qu’on se fait de l’anthropologie.

Je peux vous dire également que j’ai fondé en France un domaine d’études parti­culièrement développé aujourd’hui : l’histoire de l’administration ; avant mes travaux, il n’existait pas d’ouvrage général là-dessus. Évidemment, comme vous le savez, j’ai beaucoup travaillé la psychanalyse, et mes publications en portent la trace profonde. Je considère que la découverte de Freud a changé notre vue sur l’homme. La psychanalyse est pour moi un souci constant. On peut trouver deux de mes livres [L’Amour du censeur, Paroles poétiques échappées du Texte]  dans une collection qu’avait fondée Jacques Lacan dont j’étais l’ami.

Comme vous le savez aussi sans doute, j’ai publié des commentaires sur la poésie et quelques brefs poèmes. J’ai aussi écrit des Press-Books pour présenter certains films. Je fréquente beaucoup le monde des arts. Par exemple, j’ai connu Borges en Argentine, à qui j’ai lu quelques-uns de mes écrits poétiques.

Au fil du temps, mon oeuvre s’est dessinée, une oeuvre qui concerne la recherche fondamentale, la mise en perspective anthropologique de l’Occident. Mon oeuvre concerne aussi l’expérience des pratiques. Un exemple : c’est en m’intéressant à une affaire criminelle en Amérique (en conseillant l’avocat de Lortie, meurtrier de 3 personnes), que j’ai conçu d’écrire un Traité sur le Père 1.

J’ai fondé voici 4 ans, après avoir longuement mûri ce projet, le Laboratoire Européen pour l’Étude de la Filiation, qui se consacre à des études fondamentales2 ainsi qu’à conseiller des praticiens de la Justice et de l’Action sociale. Par exemple, en 1992, nous avons organisé une réunion de chercheurs sur le Parricide, c’est-à-dire sur le meurtre des parents (réunion où l’Allemagne était représentée par un délégué du Max-Planck-Institut für ausländisches und internationales Strafrecht de Freiburg) avec lequel aussi j’entretiens des rapports ; puis nous avons travaillé des cas pratiques avec des spécialistes ayant affaire (notamment des juges) à des meurtriers de leurs parents. Cette année, nous envisageons de travailler la fonction de la Mère, le Muttertum dans la culture moderne. Etc.

Mon travail a finalement abouti à ce projet de mes Leçons, qui sont maintenant très connues. Je vous ai adressé, le dernier volume [Les Enfants du Texte] paru en janvier, qui expose de nombreux problèmes concernant la fonction anthropologique des États modernes, successeurs des anciennes institutions fabriquées par la conjonction en Europe du christianisme et du droit romain, conjonction qui s’est organisée dans une confrontation dramatique avec la tradition de l’interprétation juive3, problème que j’ai beaucoup travaillé. Aujourd’hui nous vivons la fin d’un vieux monde et nous ignorons ce qui va sortir de l’effervescence scientifique moderne. Cependant on peut déjà s’en faire une idée, si l’on comprend bien le sens de mon oeuvre. On peut prévoir les échéances prochaines auxquelles la culture européenne se trouvera confrontée. J’avais déjà fait dans le passé (au temps où je travaillais avec l’Organisation des Nations Unies) certains pronostics, sur l’évolution de l’Islam notamment, qui se sont réalisés.

On peut résumer mon oeuvre aujourd’hui dans le sens suivant : il y a eu un premier temps où s’est formée l’anthropologie physique (grâce aux grandes découvertes de la préhistoire) ; puis il y a eu un second temps, qui a produit, sous l’influence de la sociologie notamment, l’anthropologie sociale. Maintenant est venu un autre temps, le temps d’une anthropologie que j’ai appelée “Anthropologie dogmatique” ; ce concept est apparu dans le dernier volume de mes Leçons4: il s’agit de penser, à la lumière des concepts que je propose, les conditions de reproduction de l’humanité comme espèce parlante. C’est ce domaine - l’Anthropologie dogmatique - que j’ai fondé et qui certainement est appelé à de grands développements grâce à ceux qui s’inspirent de mes idées et de ma méthode de travail.

(…)

Cher M. S. , j’espère que vous serez satisfait de cette lettre qui vous apporte quelques détails.

Très cordialement à vous.

P.L.

 

N.D.L.R. : 

1. Le Crime du Caporal Lortie. Traité sur le Père a été traduit en allemand par Clemens Pornschlegel: Das Verbrechen des Gefreiten Lortie, Rombach Litterae, 1998.

2. Les travaux du Laboratoire ont donné lieu à trois publications : Autour du Parricide, Du pouvoir de diviser les mots et les choses et Ils seront deux en une seule chair

3. “Les Juifs se livrent à des interprétations insensées. Expertise d’un texte”  in La psychanalyse est-elle une affaire juive ?, Paris, Seuil, 1981 p.93-113, traduit par Anton Schütz « Die Juden interpretieren verrückt. » Gutachten zu einen Klassischen Text, Psyche 1989, n°1, p.20-39.  

4. Les Enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992.

 

L’édition allemande de textes majeurs de Pierre Legendre - Schriften, 9 tomes - a été réalisée sous la direction de Georg Mein et Clemens Pornschlegel avec les traductions de Sabine Hackbarth, Verena Reiner, Pierre Mattern, Katrin Becker, Marina Laurent ; https://www.turia.at/themen/lgd_schriften.php

 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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