L’histoire du droit comme théâtre de vérité
PIERRE LEGENDRE – J’ai souhaité donner à notre échange ce titre. Si nous parlons ici de cinéma, cela signifie que l’histoire du droit peut avoir accès à un mode d’expression qui n’est pas sans rapport avec le théâtre. Et puis, je songe à ce grand traité juridique, annonciateur de l’ère baroque et du siècle des Lumières, le Theatrum Veritatis et Justitiae de Jean-Baptiste de Luca. Ce titre admirable, que j’ai souvent commenté, me paraît pouvoir nous inspirer.
RECHTSHISTORISCHES JOURNAL – Nous avons appris que vous étiez en train de faire un film. Votre projet a-t-il un rapport avec l’histoire du droit ?
P.L. – En effet, je prépare un film1. Il s’agit d’un projet avec la chaîne de télévision franco-allemande. Cela exige une longue préparation bien sûr, non seulement pour des raisons techniques et financières évidentes, mais d’abord et avant tout pour fixer avec précision l’idée qui sous-tend ce film. Quelle est cette idée ? Elle est contenue déjà dans le titre que j’ai annoncé au producteur et au réalisateur, avec lesquels j’ai eu de nombreux entretiens préliminaires : « La fabrique de l’homme occidental ». J’ai expérimenté ce titre, dans une émission radiophonique en quatre épisodes pour France Culture, voici deux ans. Cette émission comportait des développements sur le droit romain, sur la fonction historique de l’État, mais à l’intérieur d’un vaste édifice conceptuel que j’avais au préalable mis au point, sur la base des Leçons que je publie régulièrement.
J’ai pu constater le succès de ma proposition, puisque cette émission a été rediffusée plusieurs fois. Je peux répondre à votre question : l’histoire du droit est à mes yeux l’un des instruments nécessaires à la compréhension, par les Occidentaux, de la fabrique de l’homme. Certes, ce propos est inhabituel, mais j’ai réussi à convaincre un certain nombre de personnes, parmi lesquelles des intellectuels très éclairés. Essayons d’entrer plus directement dans la problématique annoncée : l’histoire du droit, le cinéma, la vérité.
R.J. – L’histoire du droit a-t-elle besoin d’images pour se faire comprendre ?
P.L.– L’histoire du droit a d’abord besoin d’une réflexion sur les images. Il y a des raisons théoriques à cela, que je viens d’exposer longuement dans mes Leçons III consacrées à l’institution des images. Du seul fait que l’homme est inconcevable sans le montage normatif des images et que la fonction sociale essentielle consiste à organiser ce montage, l’histoire du droit se trouve aujourd’hui confrontée à la nécessité d’affronter ce dont il s’agit. Je constate que des initiatives se développent ; par exemple, les travaux de Peter Goodrich à Londres pour réévaluer l’histoire juridique en ce sens, ou encore votre propre intérêt pour le cinéma. Cela nous conduit à nous demander, d’une façon plus générale : où en est l’histoire du droit ? Quel est son horizon de pensée dans les années qui viennent ? Est-elle en mesure de jouer le rôle qu’on peut attendre d’elle pour saisir les dramatiques échéances de l’évolution normative occidentale ?
Ainsi, je peux répondre très clairement à votre question. Si l’on considère que l’histoire du droit ne peut intéresser qu’un cercle très limité de spécialistes et ne concerne pas directement le noyau de la culture, alors il faut répondre : non. J’irai plus loin : dans une telle perspective, le phénomène juridique n’a, à vrai dire, aucune consistance propre, les historiens du droit peuvent donc disparaître, ou alors ils doivent se mettre au service d’une histoire foncièrement sociologique, se réduisant à l’étude de paramètres dits de régulation sociale (selon le vocabulaire emprunté aux ingénieurs et aux managers ) et laissant échapper tout ce qui ne relève pas des critères socio-économiques. C’est bien cette idéologie réductrice qui a triomphé ; elle a conduit les historiens du droit à se couper des interrogations qui tendent à renouveler notre compréhension du droit en rapport avec le politique, la culture et la dimension subjective. Il s’en est suivi une impasse, dont le signe le plus visible est la perte d’intérêt à l’égard du «noyau dur» de l’érudition, à savoir la dogmatique romano-canonique médiévale, ce pilier de tout l’édifice normatif de l’État et du droit. Depuis longtemps je demande qu’on revienne à l’érudition fondamentale (la dogmatique et ses sources médiévales) et que l’histoire du droit s’ouvre à la problématisation de la fonction symbolique, problématisation sans laquelle le phénomène juridique n’est plus compréhensible de nos jours. Or, la fonction symbolique n’est rien d’autre que la maîtrise de la représentation par une société, et le problème de la représentation nous amène au cœur de l’interrogation sur les images. Tout cela a été renouvelé de fond en comble par les découvertes du xxe siècle sur l’homme et la société. Il est maintenant nécessaire de faire des choix explicites : ou l’histoire du droit modernise ses buts et ses méthodes, ou elle disparaît. Si l’on tient fermement que cette discipline comporte une spécificité irréductible, votre question prend tout son relief, car il devient alors naturel que les historiens du droit suivent l’évolution des interrogations propres à notre temps, c’est-à-dire qu’ils cherchent à se mesurer aux problèmes posés par la communication ultramoderne et qu’ils s’expriment aussi en utilisant le media cinématographique.
R.J. – Est-ce que vous faites une différence entre art et science ? Dans la perspective de cette question, quelle idée vous faites-vous du film ?
P.L. – Vous parlez, je suppose, d’art et de science selon le sens contemporain de ces concepts. Certes, on pourrait appliquer à l’art et à la science une seule et même définition, celle que propose Cicéron pour préciser le mot ars : un enseignement (praeceptio), qui indique le chemin (certam viam) et la raison (rationem) du faire (faciendi aliquid). Mais, si nous raisonnons en considérant l’ensemble de la construction symbolique qui soutient la vie et la reproduction institutionnelles d’une société, on s’aperçoit que l’art et la science occupent une place bien différente dans la structure. L’art, tel que je le conçois dans mes Leçons, c’est-à-dire l’art dans sa fonction esthétique, consiste à «vaincre le néant». Je reprends là une formule appliquée à l’œuvre du facteur Cheval, qui résume avec une grande pertinence ce dont il s’agit. Dès lors, les productions artistiques ainsi considérées sont une célébration des fondements ; elles se situent au versant rituel des activités de l’homme. Maintenant, à partir de cette remarque, il faut tâcher de comprendre pourquoi l’art vient s’inscrire dans l’organisation normative : que signifie, pour celle-ci, vaincre le néant ? L’histoire du droit aurait grand intérêt à s’intéresser à ce problème qui touche à la philosophie de l’esthétique, si importante pour l’étude des sociétés européennes. Certains de nos devanciers, à l’âge classique, avaient, à leur façon, l’intuition que le droit est dans une certaine dépendance de l’interrogation esthétique ; songeons, par exemple, à Vico.
Quant à la science, elle aussi fait partie de la construction symbolique ; elle occupe aujourd’hui une place précise dans la structure, mais très différente de celle de l’art. Cela tient au fait que la science moderne est, dans son principe même, en rapport avec le discours qui, à l’échelle de la culture, énonce ce qui fait loi pour l’homme. À ce titre, elle tend tout naturellement à envahir la scène publique, prenant de vitesse, si j’ose ainsi m’exprimer, toutes les formes d’expression de ce qui fait loi pour l’homme. Chacun peut observer la fascination qu’exerce sur les juristes l’idéal scientifique : l’idée que la loi, au sens scientifique du terme, absorbe et domine toutes les conceptions historiques de la normativité, y compris donc le droit lui-même, a éliminé la réflexion sur les montages dogmatiques. Nous voyons, en particulier, les sciences sociales revendiquer de dire aux juristes ce qu’est le droit ; ou encore les biologistes prennent en main la question de l’éthique – la réflexion sur les mores, pour reprendre le vocabulaire antique – et considèrent le droit comme une annexe, une machine à enregistrer les découvertes et inventions scientifiques. L’attitude des juristes est ambiguë face à ce phénomène massif. Or, la question cruciale n’est pas de régler les comptes du droit avec le progrès scientifique, mais d’amener les juristes à s’interroger eux-mêmes sur ce qui fait loi pour l’homme. En ce domaine, on ne peut échapper à la nécessité d’ouvrir la problématique des montages symboliques. Si les juristes comprennent cela, alors les scientifiques eux aussi le comprendront, et nous aurons quelque chance d’apercevoir que la notion de loi doit être repensée, nous sortirons du chaos d’aujourd’hui qui fait de la science une sorte de juridisme occulte.
Ces remarques ne nous éloignent pas de notre objet : le film et l’histoire du droit. J’ai fait ce long détour, afin de vous indiquer comment, dans la perspective qui est la mienne, se présente un projet de cinéma. Bien sûr on peut concevoir des films purement documentaires, s’efforçant de montrer des documents, une méthode de travail, l’enchaînement historique d’un problème particulier, etc. Il s’agit alors de transposer, dans les medias d’aujourd’hui, ce que nous savons faire par le livre. J’envisage autre chose, qui en est encore au stade du tâtonnement. Pour moi, l’histoire du droit doit se situer elle-même et par rapport à l’art et par rapport à la science. Sur cette base, j’espère contribuer à mettre en scène la question du montage normatif des images et à reformuler le concept de société au moyen du cinéma, comme j’ai déjà tenté de le faire, au niveau de l’écrit, en composant mes Leçons. D’un point de vue cinématographique, ce projet pose des difficultés, car de tels documentaires exigent une construction plus complexe, tenant compte de la nécessité d’un scénario.
R.J.— Dans vos Leçons, vous avez toujours traité de la liaison entre la dogmatique et le système industriel. Pouvez-vous revenir là-dessus ?
P.L. — J’ai attiré l’attention sur le système industriel produit et diffusé par l’Occident européen en tant que système normatif. Ce rapprochement est le fruit des relations que j’ai entretenues avec le milieu industriel international, comme il est le fruit de mes travaux sur le noyau juridique médiéval. Du reste, le terme «dogmatique» me paraît très adéquat pour rendre compte du phénomène normatif dans sa généralité. Je vous rappelle aussi que le Max-Planck-Institut de Francfort a publié en 1981, sous la plume de M. Herberger, un ouvrage très intéressant (Dogmatik), dont je regrette qu’il n’ait pas été traduit en français. Mais venons-en à l’essentiel.
Le système industriel est une culture. À ce titre, comme toutes les cultures de l’humanité, il est soumis à la logique structurale, qui implique des choix de représentation (dont relèvent mythes et religions, c’est-à-dire un discours des fondements pour vaincre le néant), l’élaboration d’un mode de reproduction (dont relèvent les procédures de traduction normative), les constructions enfin de l’interdit (dont relèvent la subjectivation et l’identité des individus). Sur ces différents registres, l’histoire du droit a beaucoup à dire, à condition de concevoir la Révolution médiévale de l’interprète comme une donnée élémentaire du système industriel lui-même. La conjonction du christianisme latin et du droit romain reçu au XIIe siècle, l’attitude instituée à l’égard des Références normatives autres (Torah, Islam, et dans une large mesure Orthodoxie grecque), tout cela doit être rapporté à la logique structurale. Dès lors, nous pouvons comprendre que le Moyen Âge finit sous nos yeux ; nous ne le voyons pas, faute d’avoir renouvelé le cadre d’interrogation de l’histoire du droit.
À mon avis, nous ne pouvons plus travailler comme si la dimension dogmatique de l’homme et de la société n’avait pas été redécouverte, c’est-à-dire comme si la découverte de Freud sur l’interdit et les montages normatifs n’avait pas eu lieu. J’ai apporté un certain nombre de démonstrations qui prouvent le bien-fondé de ce que je vous dis là. Un exemple : en étudiant la formule de la Novelle 146 de Justinien sur les Juifs, à la lumière précisément de l’apport freudien et de ma propre expérience de la psychanalyse, j’ai mieux compris l’échéance dramatique que l’Europe a vécue au xxe siècle et qui oblige précisément à considérer les textes juridiques en les rapportant à la structure (cet article a été traduit en 1989 par A. Schütz pour la revue allemande Psyche, sous le titre «Die Juden interpretieren verrückt. Gutachten zu einem klassischen Text»).
R.J. – Quelles sont les raisons de l’oubli des fondements historiques de cette liaison dans la mémoire sociale, un oubli que vous avez décrit dans vos Leçons ? Et qu’en est-il de la mémoire scientifique ?
P.L. – L’oubli des fondements historiques, en ce domaine comme ailleurs constitue un phénomène naturel. L’humanité ne peut vivre que sur fond d’oubli ; en d’autres termes, pour reprendre un concept technique de la psychanalyse, je dirai : le refoulement fait partie de la vie. Bien sûr, il faut distinguer les situations historiques, car il existe des formes perverses du refoulement. Pour illustrer cette question, je dirai alors : de même que nous digérons nos aliments sans penser au travail de l’estomac, de même lorsque nous prononçons les mots techniques du droit, nous n’avons pas à nous soucier des controverses auxquelles telle catégorie juridique a donné lieu en droit romain antique ou chez les glossateurs. Cependant, on ne peut en rester là, une difficulté nous attend dans la question que vous posez.
La difficulté est d’envisager la raison pour laquelle, à l’époque où nous sommes, le problème de l’oubli est posé. Nous sommes déçus que le monde n’évolue pas selon les promesses des sciences sociales. Par exemple, nous vivons la fin de l’illusion programmée dans le milieu international des experts au début des années 60. Formés à l’Ouest par la sociologie webérienne ou à l’Est par le marxisme-léninisme, ils soutenaient en pratique une thèse commune, partout la même, que je vous résumerai ainsi : partout où passe la modernité, les religions se folklorisent ou disparaissent. Étant moi-même confronté à ce débat, je songeais alors aux grandes manœuvres européennes de la tradition romano-canonique et je soutenais, avec d’autres personnes, elles aussi instruites des montages religieux de l’humanité, que l’Islam (il s’agissait de ce terrain particulier) reviendrait le couteau à la main. Cela montre que l’oubli, dans l’étude des systèmes normatifs, doit être abordé avec prudence, car en fait nous ne nous posons la question de l’oubli que dans certaines conditions, lorsque l’objet de notre oubli menace de faire retour de façon violente. Aujourd’hui, les choses vont mal, les Révolutions politiques du xxe siècle ont produit drames et farces, et nous ne sommes pas sûrs que l’occidentalisation du monde va se poursuivre pacifiquement. C’est pourquoi nous commençons à nous interroger à propos de l’oubli.
Mais comment nous interroger sur l’oubli ? Je ne crois pas à la mémoire scientifique en histoire du droit. À mon tour, je vais vous poser une question : pensez-vous que la volonté existe, chez les historiens du droit, d’ouvrir certains chantiers de recherche ? Exemple : sommes-nous disposés à étudier l’avènement et l’approfondissement de la séparation de la théologie et du droit, telle que cette séparation se présente dès le XIIe siècle ? Si l’on acceptait de s’intéresser à ce phénomène capital, considéré aujourd’hui comme une anecdote, on verrait s’ouvrir devant nous une série de découvertes, qui nous feraient saisir la nature exacte de la sécularisation des normes et pourquoi la modernité occidentale n’est pas exportable partout sur la planète, sauf par un forçage. Nous sommes les rentiers politiques du droit romain, de ce corpus de textes extraordinairement malléable et flexible ; en éjectant la théologie du domaine du droit, les médiévaux ont jeté les bases de l’interchangeabilité des contenus quant aux fondements : n’importe quelle stratégie idéale (Dieu, le Socialisme, le Management) peut faire l’affaire. Relisez Grotius, qui ouvre l’ère des idéologies substituables à la théologie chez les juristes : sa fameuse «hypothèse impie» qu’a si bien étudiée F. Todescan, est de notre temps ! Je pense que ces grandes questions peuvent alimenter un discours cinématographique.
R.J. – Pourquoi voulez-vous rendre conscients nos oublis par un film ? Est-ce nécessaire ? Ou au contraire ne faut-il pas penser que l’oubli est devenu un signe de la modernité : ne plus disposer de certitudes ?
P.L. – Si un essai filmique, tel que je le conçois, a pour résultat de dévoiler certains de nos oublis, ce n’est pas le but que je recherche directement. Je cherche à retourner le regard occidental vers lui-même, à faire en sorte que nos instruments modernes d’interrogation, si précis lorsqu’il s’agit d’étudier l’humanité non européenne, jettent le même regard intense sur la tradition qui nous porte. Il s’agit de conquérir un regard étranger sur nous-mêmes, et cela amène la surprise, un véritable esprit de découverte. Évidemment, une telle entreprise pourra paraître déplaisante à beaucoup d’intellectuels, car elle produit l’effet ordinaire de la désillusion : notre univers d’Occidentaux, éduqués selon les standards de représentation propres à la civilisation de tradition ouest européenne, n’est pas tel que nous le pensons, et les sciences sociales, qui dominent la mentalité universitaire d’aujourd’hui avec la même force qu’un discours religieux, sont devenues un écran protecteur. L’esprit critique et de découverte, dans le domaine dont je parle, est tombé en panne. Dans ce contexte, ce que j’apporte déçoit, puisque je mets en cause l’idée que nous nous faisons de l’Occident.
Je ne pense pas que la modernité ne dispose plus de certitudes, mais au contraire que ces certitudes sont radicales, voire même féroces, bien qu’exprimées sur le mode de la douceur institutionnelle et de la croyance libérale affichant l’équivalence de tous les discours. On a mis en avant les idéaux de la déconstruction, le thème de la complexification sociale, l’absolutisme de l’individu. Nous vivons dans une culture où les humains sont devenus, selon le mot si juste de l’américain C.Turnbull, des «individus asociaux». Je ne cherche pas à instruire le procès du post-modernisme, qui à mes yeux est l’expression d’une débâcle sur le plan de la pensée, mais à comprendre pourquoi ce nihilisme normatif détruit les montages nécessaires à la construction de l’homme. Il nous faut comprendre l’apparition de ce nihilisme normatif, de ce phénomène d’anti-Loi, dans l’histoire européenne, et à partir de cela tenir un discours cohérent relativement à la fonction du droit. Si les nouvelles générations, poussées en fait vers la violence, se voient offrir des mesures administratives et gestionnaires pour toute réponse à leur demande d’humanisation, c’est qu’elles sont en train de faire les frais d’une absence de pensée à l’échelle de la culture, sur le terrain précisément de la question de la Loi. Voilà où l’histoire du droit entre en scène, pour formuler quelques vérités relativement à la structure qui porte les sociétés occidentales.
Vous voyez, pour saisir les enjeux de la modernité – je préfère l’expression «l’ultramodernité» –, l’histoire du droit est une discipline d’avenir, si du moins elle accueille les plus urgentes interrogations de la culture. Nous avons à nous tourner vers l’histoire du sujet, et c’est bien cela le fond de vérité auquel nous avons affaire. C’est aussi cela que j’ai en vue, en tâchant d’introduire dans des films les découvertes que peut faire l’historien du droit.
R.J. – Ce que vous dites du «fond de vérité» est important. N’est-ce pas le même problème que celui de référer la distinction entre juste et injuste ? Il s’agirait alors du problème de rendre invisible le fondement même du droit ? Dès lors, n’aurions-nous pas à éviter la question : «pourquoi des lois ?» En d’autres termes, le rationalisme est-il encore possible ?
P.L. – Nous abordons vraiment le cœur des choses. La question centrale est bien celle-là : pourquoi des lois ? Et de cette question relève la distinction entre juste et injuste. Autrement dit, la question centrale concerne le fondement même du droit. Si j’ai posé cette formule «Pourquoi des lois ?» de façon insistante dans mes Leçons, c’est que de nos jours l’incertitude qui pèse, non seulement sur le statut épistémologique du droit, mais surtout sur le destin anthropologique des constructions juridiques – c’est-à dire le noyau dur, que nous appelons selon la formule justinienne «droit des personnes» – oblige à le faire. Il s’agit, pour la pensée occidentale, d’un moment historique : les montages traditionnels s’effondrent ; que faut-il faire ? S’aligner sur les mouvements politiques post-modernistes ? Suivre la technologie biomédicale, etc.? Le droit est-il une technique de régulation sociale, le juriste est-il une variété d’ingénieur ? La culture scientifique nous entraîne à revenir vers l’essentiel, en tâchant de penser dans la rigueur et la liberté d’esprit.
Le fondement du droit, plus généralement de la normativité dans l’humanité, est voilé. Non pas qu’on ne puisse pas le découvrir, mais la difficulté pour nous est de repérer sur quel terrain précis le rapport du droit à la question de son fondement se joue, et partant de ce repérage, il s’agit de comprendre pourquoi ce fondement est voilé. Cela souligne la pertinence de votre formulation : rendre invisible le fondement du droit. Toute culture fait face à ce problème, en construisant les métaphores religieuses, mythologiques, poétiques, qui sont, pour elle, adéquates. Vous remarquerez que la question du fondement est une manière de dire : quelle est donc la Raison du droit ? C’est-à-dire : s’interroger sur le fondement, c’est s’interroger sur le rapport entre le droit et le principe de causalité. Or, si le problème de rendre invisible le fondement du droit se pose, c’est que le principe de causalité ne va pas de soi, l’humain n’y a pas accès direct, cet accès passe par le chemin de la représentation.
Après avoir noté cela, on peut plus aisément se repérer, comme l’humanité a toujours su le faire. L’anthropologie a bien vu, pour les sociétés non européennes, que le terrain où se joue le fondement d’un système normatif est celui de la reproduction. Autrement dit, le terrain où se joue le fondement, pour nous comme pour les sociétés sauvages, n’est rien d’autre que la problématique de la Raison là où se joue la reproduction pour l’espèce humaine : l’Interdit dans son rapport avec ce que nous appelons (d’un terme qui ne doit pas être pris dans un sens biologique, parce que trop restrictif) l’inceste. Voilà pourquoi j’ai exhumé un fameux texte des Métamorphoses d’Ovide, exprimant le désespoir de l’homme devant l’exigence incompréhensible de l’interdit. Je ne connais pas de formule plus explicite que ce passage d’Ovide, pour indiquer le caractère structural de l’invisible fondement. Relisons ce texte, livre X, vers 320 et suivants, rapportant le débat intérieur de Myrrha, amoureuse de son père. Avant d’agencer le stratagème qui la conduira dans le lit paternel, elle exhale son désespoir devant cet Interdit injuste, que ne connaissent pas les animaux :
… coeunt animalia nullo
Cetera delicto, nec habetur turpe iuuencae
Ferre patrem tergo, fit equo sua filia coniux,
Quasque creauit init pecudes caper, ipsaque, cuius
Semine concepta est, ex illo concipit ales.
Felices, quibus ista licent !…
[Les autres animaux
s’accouplent sans délit. La génisse sans honte
Par son père est saillie, le cheval à sa fille
Se marie, le bouc couvre les chèvres qu’il fit,
L’oiseau conçoit du germe dont il fut conçu.
Heureux qui ont ce droit ! ]3
Tel est le mode sur lequel s’exprime le discours des fondements, qui emprunte le voile de la mythologie, pour dire la détresse humaine devant le “Pourquoi ?”. Cela montre que la Raison du droit doit être abordée par nous comme le discours qui projette sur la scène sociale l’interrogation désespérée de l’homme soumis à l’exigence de l’Interdit. La Raison du droit est un montage langagier, par lequel la société s’inscrit elle-même comme raisonnable, c’est-à-dire ayant en charge de garantir le principe de Raison au moyen de l’édifice juridique des filiations où prend place l’individu. En somme, en désarticulant les montages du droit des personnes, la société ultramoderne joue avec le feu, elle ouvre les portes d’un enfer de dé-Raison. Les constructions symboliques sont comme les barrières immunitaires du corps humain : leur destruction menace la vie.
Nous n’en sommes pas encore à pouvoir étudier cela comme il faudrait, parce que nous ne mesurons pas encore la portée de ce que le xxe siècle a découvert sur l’homme et la société en mettant au jour, par les travaux de Freud, le phénomène inconscient. Il ne s’agit pas de faire du psychanalysme comme on a fait du sociologisme, car le droit est le droit et ne se confond avec aucune discipline. Simplement, je dis que l’attention portée à la découverte freudienne nous oblige à la modestie, en nous renvoyant à la problématique de l’humanité, une problématique qui vaut pour tous les temps.
Un mot sur le rationalisme. Qu’appelez-vous «rationalisme» ? Je suppose que vous vous référez au discours de la Raison scientifique. Je vous répondrai que nous avons ici à dépasser l’horizon occidental et moderne, afin d’envisager le questionnement du type européen comme un cas particulier d’humanité, ayant son style normatif propre pour traduire, au moyen du droit, la représentation du principe de Raison. Bien sûr, nous ouvrons là une perspective de réflexion très difficile.
R.J. – Quelle fonction peut avoir la psychanalyse dans l’histoire du droit et dans son premier film auto-réflexif ?
Je dois préciser que ce premier essai filmique ne porte pas sur l’histoire du droit en tant que telle. J’introduis seulement des éléments intéressant notre discipline, en attendant un jour d’aller plus loin. J’ai beaucoup appris, par la fréquentation du milieu cinématographique, notamment sur la difficulté de l’auto-réflexion dans un film. Alors, je prendrai mon temps.
Quant à la psychanalyse, comment peut-elle servir la cause de l’histoire du droit et en quel sens ? Certainement pas en créant une mode, qui naturellement serait un désastre. Je crois avoir déjà été explicite là-dessus dans mes Leçons (surtout dans mes Leçons VI et III) en critiquant l’évolution présente de la psychanalyse vers le scientisme, vers un appauvrissement de la réflexion et vers ce qu’il faut bien appeler des phénomènes de sectes ou d’équivalents de sectes, particulièrement visibles en France. Je crois aussi contribuer connaissant la psychanalyse de l’intérieur, à ouvrir le chemin le plus utile. Freud avait une grande attention pour l’interrogation sur la normativité (voyez par exemple son étude «Totem et Tabou») et il ne s’est guère trouvé de juristes (à part Kelsen) pour aller vers lui et tirer profit de sa découverte si fondamentale.
Ce que la psychanalyse peut apporter à l’histoire du droit, c’est essentiellement une suggestion d’ensemble : la question du Père domine le destin de la culture moderne. Il m’est difficile de développer ici cette notion du Père, qui n’a rien à voir avec un quelconque biologisme ni avec les idéologies. Je me permets de renvoyer vos lecteurs à mes travaux sur les images fondatrices de la reproduction humaine, auxquelles toutes les sociétés sont confrontées et qu’elles ont la charge de sauvegarder par des aménagements normatifs. La notion du Père concerne aussi directement le principe d’État en tant qu’élaboration du garant de l’Interdit en Occident. Mais tout cela comporte un horizon : l’histoire du sujet. Si nous mettions en rapport la question du Père et l’histoire du sujet, quantité de recherches viendraient à s’imposer, qui rajeuniraient l’histoire du droit.
Prenons un exemple, afin d’illustrer mon propos. L’anthropologie sociale a beaucoup étudié les pratiques de mariage où la femme se trouve en quelque sorte échangée contre un paiement et des cadeaux ; de même, l’histoire juridique est en présence du phénomène de la dot. Que signifient ces trafics de valeurs ? Si l’on s’intéressait à la problématique du sujet, telle que la psychanalyse autorise de le faire, on constaterait que, sous cet angle, les sociétés sauvages et pré-industrielles mettent en scène des procédures symboliques de substitution, destinées à rendre subjectivement assumable la séparation fantasmatique, c’est-à-dire le jeu oedipien entre les générations. Pour saisir cela, il faut dépasser le simple descriptif historiographique et le raisonnement sociologique, car nous avons alors à étudier les techniques d’humanisation, les pratiques institutionnelles de la Raison. Or, que se passe-t-il avec l’industrialité, qui forcément bouleverse les rapports d’échange, mais laisse intact le problème subjectif pour les générations successives d’individus ? C’est là que les choses se compliquent. Nous assistons en fait au reflux de la question symbolique vers l’individu.
Autrement dit, les sociétés sont devenues, non pas symboliquement inertes, mais incapables de soulager l’individu-sujet du poids de cette angoisse si bien connue en psychanalyse : l’angoisse de la perte. À mesure que la culture s’engageait dans l’efficience industrielle, l’économie perdait peu à peu sa capacité d’opérer dans le sens traditionnel de la maîtrise de ce qui s’appelle, pour l’humain, échanger ; les procédures symboliques de substitution n’ayant plus cours par des mises en scène normatives adéquates, le poids en retombe sur le sujet. L’expérience clinique de la psychanalyse retrouve la question de l’échange symbolique refoulée du discours social dans l’inconscient du sujet. Ce phénomène de refoulement est l’équivalent d’un stigmate, de la marque ou de la trace de ce qui ne peut plus prendre statut de discours dans l’univers social et, comme je l’ai dit, reflue vers l’individu. Vous voyez quel immense domaine la psychanalyse vient dévoiler, invitant les historiens du droit à contribuer à la compréhension de notre monde.
R.J. – Pourquoi attachez-vous tant d’importance à la tradition occidentale ? Quelle est votre idée de l’Europe ?
P.L. – La tradition occidentale m’intéresse en tant qu’un des modes d’expression de la structure normative dans l’humanité. La culture européenne a manifesté une grande capacité stratégique, mais elle n’est pas la seule culture capable d’expansion sous le régime industriel du discours, et nous devons apprendre à relativiser les contenus de discours propres à l’Occident. C’est pourquoi je parle volontiers de civilisation du droit civil, afin de bien marquer de quel système historique de Référence nous relevons, sur la base de la Révolution médiévale de l’interprète. Cela dit, le plus important à mes yeux, c’est la logique qui préside à la reproduction d’un système de Référence ; car si nous analysons convenablement cette logique, nous pouvons du même pas mieux comprendre le reste du monde, saisir notamment les raisons de l’incompréhension entre les cultures. De même qu’aucun humain ne peut prétendre sans déraison vivre la vie d’un autre, rêver à la place d’un autre, de même aucun système normatif ne peut se substituer à un autre, parce que les systèmes sont enchaînés par la représentation qui leur est propre, et qu’exprime parfaitement la construction normative de la société.
J’essaie donc de faire apparaître la structure universelle, dans le domaine de la normativité, à travers l’expérience dogmatique de l’Occident étudié en tant que culture particulière. J’ai rendu compte de mon travail en élaborant le concept de «communication dogmatique», maintenant admis par de nombreux specialistes ; j’ai récemment présenté cette notion dans le Dictionnaire critique de la Communication (publié par les Presses Universitaires de France en 1993). Ainsi, je me suis expliqué largement, depuis une quinzaine d’années, sur l’importance que j’attache à la tradition occidentale.
Quant à mon idée de l’Europe, elle se résume dans la création du Laboratoire Européen pour l’Étude de la Filiation. J’ai eu en vue d’étudier, à la fois sur le terrain des pratiques sociales de la normativité et sur celui de la recherche théorique fondamentale, les échéances de la culture ultramoderne comme autant d’échéances affectant les choix primordiaux de l’Europe lors de ce vaste mouvement d’idées que je désigne par l’expression «Révolution médiévale de l’interprète» des XI-XIIIe siècles). Maintenant, je ne pense pas que le moteur historique des sociétés soit économique, mais qu’il tient essentiellement aux grands courants de la représentation, selon le sens précis que comporte ce concept dans mes Leçons (particulièrement Leçons III). J’attends le renouveau de la pensée sur le Vieux Continent ; j’attends, m’adressant à mes collègues allemands, que la recherche en histoire du droit s’éloigne des poncifs imposés par l’idéologie des Social and Behavioural Sciences depuis cinquante ans.
1.NdR : Il s’agit du film réalisé par Gérald Caillat, conçu par Pierre Legendre et Olivier Bardet, produit pas Idéale Audience en 1996 : La Fabrique de l’homme occidental
2.NdR : Le mot latin mores signifie les moeurs, la coutume
3.NdR : Traduction de Olivier Sers, Les Métamorphoses, Les Belles Lettres, 2011.
Article paru dans RECHTSHISTORISCHES JOURNAL, 1995, n°14, p. 203-217.