Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le Texte est-il une patrie ? Remarques sur la différence politique

Par Pierre Legendre

Sorbonne et École Pratique des Hautes Études
Paris

L’exposé ci-dessous a été composé pour faire valoir l’idée politique du texte, telle que l’a organisée la culture d’Occident. Les arguments procèdent d’une étude visant à mettre en perspective généalogique les données variées de la dogmaticité moderne – étude à paraître prochainement, munie d’un appareil érudit qui comptabilise quelques grandes questions du rapport entre le mode d’interprétation juive et le mode d’interprétation romano-canonique[1]. J’ai donc conservé ici l’essentiel de ma brève conférence, à peu près fidèlement retranscrite, sans en modifier le style parlé.

Un document fameux – fameux chez les juristes européens jusqu’à l’apparition des grands Codes fabriqués par les États – le chapitre 24 (en termes techniques : un canon) du 4e concile de Tolède, tenu en 633, commence par ces mots : Ignorantia mater errorum, l’ignorance mère des erreurs. Et le chapitre continue, pour fustiger tous ceux qui refusent d’étudier les Saints Écrits.

Ce fragment, par ailleurs riche de commentaires puisqu’il fut exposé, expliqué et combiné avec d’autres textes par la scolastique médiévale à partir du XIIe siècle, s’est transmis, selon l’usage des glossateurs, par ses premiers mots. On dit : le canon Ignorantia mater, tout simplement. À mon tour je vais profiter du droit du commentateur à prélever les mots, afin de soutenir ma réflexion.

Moi qui m’occupe professionnellement des lois, de la loi industrielle – que j’appelle encore la constitution dogmatique de l’Occident industriel – je voudrais tourner autour de cette formule saugrenue : Notre mère, l’ignorance.

Ici, à Tolède, qui fut l’une des patries occidentales de la religion et du droit – à Tolède où pendant trois siècles, du début du Ve à la fin du VIIe siècle furent célébrés seize conciles, dont la législation fait partie des couches les plus profondes de la culture industrielle (puisqu’ils furent commentés par les légistes européens jusqu’à la Révolution française) – je voudrais m’interroger sur notre lien de famille avec l’ignorance. Ma contribution aux questions évoquées par ce colloque sera de commenter, pour notre usage moderne, une formule juridique inventée au VIIe siècle par le christianisme espagnol.

Je vais raisonner comme les anciens dogmaticiens qui, ayant prélevé certains mots d’un texte, les réanimaient pour en faire, selon l’expression des jurisconsultes romains, la matière d’une interprétation. Raisonnons, un instant, comme ceux qui ignoraient le mot théologie – ce terme inventé par Abélard au XIIe siècle – et qui, par conséquent, à la manière des Talmudistes ou des interprètes du Coran, traitaient simplement du savoir et de la loi, non pas comme des catégories abstraites, mais selon un rapport généalogique avec les textes.

Autrement dit, si nous cessons, un instant de penser les dogmes industriels en les noyant dans des considérations abstraites et fonctionnalistes, technocratiques en somme, si nous traitons les choses institutionnelles modernes en tenant compte de ce rapport-là, nous allons découvrir, redécouvrir, un fait monumental qu’ont travaillé les grandes religions, chacune à sa façon. Ce fait monumental, je vais le résumer d’un mot : nous sommes les enfants du texte. Le rapport au texte, c’est un lien du sang. Que veulent dire pareilles formulations ?

Pour nous, Européens d’aujourd’hui ou sujets de la descendance ouest-européenne, qui sommes politiquement rentiers de la tradition des droits savants du Moyen Âge c’est-à-dire de la tradition romano-canonique, de telles formulations sont devenues presque incompréhensibles, aussi incompréhensibles que les monuments juridiques de la scolastique – par exemple de cette grande compilation dite Décret de Gratien à laquelle j’ai emprunté le canon du concile de Tolède (dont voici la référence précise : distinction 38, chapitre 1). Dans notre culture industrielle, où fleurissent les théories sociales expéditives, l’idée que le texte puisse relever de la métaphore généalogique du lien de sang est une idée peu acceptable.

On peut comprendre pourquoi, jugées trop naïves, les formulations non fonctionnalistes sont appelées à recevoir l’accueil le plus sceptique. Les sociétés modernes sont occupées, dans leur discours sur elles-mêmes, à rechercher leur image en se prononçant sur ce qu’elles sont. À cet égard, il est intéressant d’observer les nouvelles manières politiques pour parler de soi, ces manières qui doivent tant aux codificateurs de la pensée, tels que Max Weber dont les doctrines d’analyse ont tant influencé ce que j’appelle la pensée froide des Social and Behavioural Sciences et du fleuron de celles-ci, le Management. Après avoir catalogué et trituré les sociétés anciennes et modernes, classé les religions et les cultures parmi les paramètres de développement économique – au même titre que les données climatiques, le taux de mortalité, les réserves de change d’un État, etc. – les théoriciens du Changement social et du Management généralisé ont conclu à la fin de l’histoire, c’est-à-dire à la destitution du problème central de l’humanité : la question de l’identité, autrement dit de la différentiation politique des sociétés. A travers ces interrogations que se transmet l’humanité, se profile ma question posée par la vie à chaque humain : comment être soi, en se repérant dans une filiation ?

Reprenons brièvement cette affaire de la filiation et nous allons voir s’éclairer la question du rapport au texte.

I. Réinscrivons la question de base : qu’est-ce qu’une filiation ?

Précisons les choses les plus élémentaires, celles que les idéaux fonctionnalistes omettent de considérer. À quoi sert dans l’humanité cette institution – techniquement il faudrait dire : le montage – que les juristes, les dogmaticiens en général, appellent une filiation ?

La filiation répond à deux exigences essentielles, indissociables, que je vais résumer.

a. La première exigence, c’est de circonscrire le pouvoir, de lui faire une place  à part si j’ose dire, une place repérable par chaque individu. Cela veut dire qu’une société n’est pas un Grand Tout indifférencié et que le principe de gouvernement n’est pas un problème de conditionnement, la gestion d’individus de série.

C’est pourquoi, les sociétés produisent, fabriquent et transmettent des montages politiques et juridiques. Par exemple, l’institution dite de la souveraineté : ce que nous appelons en Occident, après les travaux si fondamentaux des glossateurs du Moyen Âge sur le pouvoir, la Souveraineté répond, à l’échelle d’une société, à une exigence généalogique. Selon l’étude que j’ai proposée d’un tel concept[2], l’idée de Souveraineté est en rapport avec la manœuvre juridique de la paternité – manœuvre par laquelle se joue la Raison politique. Dans son style naïf, la scolastique médiévale y allait carrément, en désignant le niveau de l’instance souveraine du pouvoir par des formulations abracadabrantes (formules si remarquablement étudiées par Ernst Kantorowicz), telles que pater legis ou pater justitiae.

Ces formules naïves sont d’une grande justesse anthropologique. Elles signifient que les institutions ne sont pas un produit arbitraire de l’humanité, mais qu’elles doivent être inscrites, c’est-à-dire référées dans un mécanisme de descendance. Ainsi la normativité est-elle fondée ; ainsi les textes eux-mêmes fonctionnent-ils généalogiquement.

Quand l’exigence de paternité des textes est subvertie, la toute-puissance déborde de toutes parts. Il faut le rappeler, les grandes tyrannies de notre époque sont là pour témoigner des effets dévastateurs de cette subversion et il demeure fondamental d’observer que ces tyrannies ont procédé techniquement à partir d’un délire de filiation. Quand la toute-puissance déborde, le meurtre se donne libre cours.

b. La seconde exigence à laquelle répond la filiation, c’est de référer chaque individu, de l’inscrire dans la Loi. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela veut dire quelque chose de très simple. Sans le mécanisme institutionnel de la Référence – qui consiste à humaniser les individus en leur notifiant qu’ils ne se fondent pas eux-mêmes, qu’ils ne s’autoproduisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas tout puissants – il n’y aurait pas de reproduction de l’humanité, ou l’humanité serait folle.

Les juristes européens du Moyen Âge ont emprunté au droit romain une formule radicale pour affirmer cette grande vérité anthropologique que je viens de rappeler : vitam instituere. En termes contemporains, l’idée d’instituer la vie pourrait être notifiée en termes encore plus précis : je dirais volontiers : il ne suffit pas de produire la chair humaine, encore faut-il l’inscrire dans une filiation pour qu’elle vive. Voilà ce dont il s’agit.

Là encore, nous rencontrons les textes, car dans les cultures dont nous parlons ici à Tolède, par quelle voie s’obtient l’inscription dans la filiation, sinon par la voie des textes ? Ici, la Loi est inséparable de l’idée même de texte. Demandons-nous encore : qu’est-ce que cela veut dire ? 

Cela veut dire que le principe généalogique est indisponible, qu’il n’appartient à personne, qu’aucun individu ne fait la Loi.

II. Dès lors, la question du rapport au texte peut être éclairée

Qu’est-il donc ce rapport, ce que, dans la tradition scolastique, certaines formules évoquent si éloquemment, la colle et le clou de l’âme ? Je vais tenter de donner consistance à cette idée d’un rapport subjectif au texte, par une question plus précise, celle qui sert de rubrique à cette brève conférence : le texte est-il une patrie ?

En d’autres termes, comment comprendre, dans nos cultures industrialistes gérées selon les critères de la rationalité, qu’il soit pensable de tuer un texte et de tuer au nom d’un texte ? Que s’est-il joué dans d’aussi dramatiques expériences ? Quel est l’enjeu de pareilles questions dans l’humanité aujourd’hui ?

Ce qui se joue, à travers l’énigme du rapport au texte, c’est la question du meurtre et, à travers cette question monumentale, le rapport de l’humanité à la différenciation, c’est-à-dire le rapport à la question du Père. C’est par ce biais que peut être abordée ma remarque sur le texte considéré comme une patrie. Je vais faire là-dessus quelques observations générales.

a. Observation préliminaire – Nous avons perdu de vue, dans la culture industrielle, que le texte, ce que nous appelons, selon nos standards, un texte, n’est pas seulement un document porteur d’information, mais un objet qui parle. En quelque sorte, un texte est notre semblable, notre image. C’est un objet d’amour et de haine.

Or, sur ce terrain, la tradition politique de l’Occident a connu une Révolution – la Révolution du droit romain – qui a bouleversé au Moyen Âge l’idée du texte. De quoi s’agit-il ?

Essentiellement, de ceci. Un bouleversement a eu lieu, qui a promu l’idée impériale et pontificale de l’Écrit vivant (selon la maxime « Omnia scrinia habet in pectore suo », mot à mot, « Il a toutes les archives dans sa poitrine »)[3], télescopant ainsi pouvoir et texte. Ce fait considérable dans l’histoire de la culture occidentale est aujourd’hui méconnu, dans sa nature et dans ses effets politiques. Notamment, les doctrines managériales du texte font obstacle à ce que nous comprenions l’essence du rapport subjectif au texte et la complexité d’un tel rapport, principalement du point de vue de la valeur généalogique du mécanisme où prend consistance ce rapport.

b. Seconde observation – Si le texte peut être appelé une patrie, c’est que cet objet-là, le texte, parle du Père. Autrement dit, le texte est un objet généalogique. Je suis tenté d’évoquer une très ancienne formule des juristes européens et de poser ainsi les choses : le texte contient l’image de la substance du Père. Or, précisément, c’est par là que la question du meurtre fait son entrée. Qu’est-ce que cela veut dire ?

C’est un Juif qui, à notre époque, a ouvert la voie à la reconnaissance de la question, Freud, l’inventeur de la psychanalyse, le découvreur de l’inconscient.

Permettez-moi, ici à Tolède, au nom du malheur, au nom du sang versé, de rendre à Freud l’hommage qui lui est dû. Je dirai donc quelques mots sur cette question cruciale, qui dans le jargon de la psychanalyse s’appelle le meurtre du Père. Notons ceci :

– Les systèmes institutionnels de l’humanité tournent autour de la question du meurtre du Père. Cela veut dire, que pour chaque sujet humain, quelque chose en lui doit mourir – condition même de l’humanisation du vivant dans l’espèce parlante. L’être parlant doit perdre quelque chose, son attache infantile, il doit se différencier. Le meurtre du Père, c’est cela, un changement dans la représentation subjective. Envisagé sous l’angle d’un tel enjeu, le rapport au texte constitue, si j’ose dire, l’instrument par excellence de l’entrée du sujet dans l’humanisation, en lui ouvrant la voie pour qu’il s’approprie subjectivement cette question du meurtre du Père. Par le texte, un sujet entre dans la filiation.

– Une remarque sur la déroute des institutions. La déroute des institutions – comme ce fut le cas dans l’Empire nazi (qui se disait, ne l’oublions pas, descendant légitime dans l’histoire généalogique des textes romains) – consiste toujours à tuer le Père des autres. Dans le mécanisme anthropologique des institutions, tel que je viens brièvement de le rappeler, cela veut dire que la débâcle est d’abord subjective : on fait l’économie, pour soi, de cette problématique de la mort du Père. Autrement dit, la représentation du Père est pervertie pour le meurtrier. Quand cette borne est franchie, s’ouvre la voie de l’anéantissement. C’est la mort du principe de Raison.

Oserai-je conclure ? Je concluerai sur l’apport de Freud, qui par le truchement de mon petit discours de Tolède, nous rappelle la vérité anthropologique de tous les temps et de tous les peuples. Cette vérité tient en une formule très claire, édictée dans l’humanité sur des prescriptions inaliénables : le tabou de l’inceste et l’interdit du meurtre, piliers de cette problématique, si difficile à cerner, du texte.

Par les temps qui courent, nous, les fils de l’Europe, – de l’Europe savante, mais aussi déchaînée au nom des écrits – nous avons l’obligation politique de nous interroger sur les montages institutionnels de la filiation et sur la perversion de ces montages.

 

[1] Étude concernant, en particulier, les fondements médiévaux du juridisme européen (Leçons VII, Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, Fayard, 1988 et 2005)

 

[2] Voir mes Leçons IV, L’inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p.257 et suiv.

 

[3] Cette formule est à rapprocher du thème de la Lex animata, la Loi qui respire désignant l’empereur (Novelle 105 de Justinien), puis dans la conception médiévale de l’imitatio imperii, le pontife romain.

 

Texte extrait de S. Giora Shoham et Francis Rosenstiel, Tolède et Jérusalem. Tentative de symbiose entre les cultures espagnole et judaïque, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992, p.75-80

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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