Le schéma anthropologique de l’État est-il encore valide ? La justice généalogique et l’échelle planétaire
La reproduction de l’humanité est-elle devenue dépendante du schéma anthropologique de l’État ? À la clé de cette question : quelles peuvent être les conséquences planétaires d’un désengagement normatif, l’instance étatique ne garantissant plus, là où nous sommes, en Occident, le principe du Père ? La débâcle de notre système symbolique est-elle exportable ? Les cultures de tradition non européennes sont-elles vouées à enregistrer comme en écho le règne du sujet-Roi, c’est-à-dire à s’engager sans critique ni réactions violentes dans la désinstitution des fils ?
Une réflexion sur l’État de Justice doit enfin aborder le phénomène contemporain de dissociation de la fonction étatique dans les sociétés où historiquement est né ce concept d’État. Sous nos yeux, se défait le schéma anthropologique — héritage de la Révolution de l’interprète —, ce montage, qui ne garantit plus le principe du Père, la fonction d’Interdit. Si l’on a bien compris que la notion de justice n’est que la reprise de l’idée d’égalité, en l’occurrence d’égalité devant la Référence, et que derrière cela se jouent les grandes représentations, d’essence religieuse et politique, qui commandent au destin de la normativité dans l’espèce humaine, on entre avec plus d’aisance dans la problématique des nouveaux conflits de notre temps : comment se présente, pour l’humanité aujourd’hui ceinturée d’États, le fondement du rapport de créance et de dette ?
C’est un fait massif, que l’avenir normatif de la planète continue d’être pensé selon l’abord et les formulations propres à l’Occident. La simple lecture de la convention annexée à la Déclaration universelle des droits de l’enfant, en 19901, est indicative. Ce texte porte l’empreinte des sociétés de culture anglo-saxonne et, sous les dehors d’une doctrine au service de la cause des enfants, trahit l’inquiétude devant les malheurs infligés aux nouvelles générations. Ce discours, même estampillé par la Charte des Nations unies, peut-il fonder une représentation universelle du lien de Référence, autrement dit valoir structuralement comme représentation du lien au Père ? Ce serait exiger des Nations unies l’impossiIble, car l’O.N.U. n’est pas une métaphore fondatrice, susceptible de produire la structure de filiation, le montage de l’Interdit comme tel. Au mieux, l’O.N.U. peut faciliter la coopération entre États, par exemple, pour lutter contre les réseaux internationaux de prostitution des enfants ou contre les nouvelles tueries dont se désintéresse, pour le moment, la société mondiale industrielle.
Avant de songer à des règles et des pratiques de Justice généalogique recevables par le monde entier, il faudrait que la question de l’Interdit fondateur soit d’abord comprise pour le compte des sociétés occidentales initiatrices de l’ultramodernité, par rapport auxquelles continuent d’être appelées à se déterminer les sociétés non occidentales. Or, pour l’instant, le scientisme ambiant étant ce qu’il est, cette question est recouverte d’un voile moralisateur et renvoyée aux technocraties gestionnaires de l’Action sociale, alimentant des discours sociaux paradoxaux (par exemple, les politiques de légitimation de la drogue) qui ne font que confirmer le renversement du rapport de créance et de dette entre les générations.
Une difficulté majeure d’un éventuel débat sur l’avenir de la normativité à l’échelle planétaire est de sortir de l’économisme et de surmonter les simplismes développés par des conceptions pseudo-scientifiques de la société internationale, qui font obstacle à reconnaître non seulement la différenciation des modes d’accès à la Référence dans l’humanité mais le simple fait de l’autonomie irréductible du lien de représentation. En réalité, l’humanité continue de vivre dans la guerre des images, c’est-à dire dans la guerre entre systèmes de représentation, autrement dit dans la confrontation relativement au principe d’institutionnalité. Des cultures entières ont perdu définitivement la partie, tandis que d’autres se délitent ou au contraire donnent les signes d’une capacité stratégique insoupçonnée ou négligée. Si l’on apprenait à reconnaître partout à l’œuvre la structure de l’Interdit, ses fondements de représentation et la nature des discours qui la portent ou sont capables d’en réformer le cours historique, nous verrions l’univers institutionnel autrement. En réalité, les sciences sociales et comportementales ne font pas le poids, face à la vérité des systèmes de représentation. Elles se croient en position scientifique, alors qu’elles colportent les nouvelles formulations de la Religion occidentale industrielle, et qu’elles sont en conflit avec tout ce qui résiste au discours objectiviste issu des querelles occidentales sur l’interprète et l’interprétation. Tout ce qui résiste dogmatiquement : les religions, les nationalités, c’est-à-dire les liens de croyance comme tels. Or, derrière celles-ci (religions et nationalités), ce qui trouve abri n’est rien d’autre que la problématique de la filiation, la justice généalogique et ses multiples versions, l’indéracinable rapport au principe de la Référence. Mais cela, nos sciences ne peuvent l’apercevoir, étant elles-mêmes en position de discours porteur de la Référence à l’occidentale, c’est-à dire en position structuralement dogmatique.
Refuser de concevoir un quelconque retour du religieux était le point d’ancrage des experts et sociographes au cours des années 60-70, ancrage commun au libéralisme max-wébérien et au marxisme, soviétisant ou non2. Refuser d’interroger l’actuel retour des nationalités de façon non expéditive, mais du point de vue du lien de Référence3, est aujourd’hui une autre ligne commune. Quand penserons-nous que nous sommes aussi des croyants, du seul fait que la reproduction humaine vit de représentations, et accepterons-nous que le fait de la conquête industrialiste suppose d’être soutenu par un discours de croyants quelle qu’en soit la forme d’expression, scientifique ou non ? Autrement dit : qu’il n’est de normativité qu’engagée dans le commerce de la représentation et de ses interprètes ? Pour l’instant, toute réflexion est hypothéquée par le dogme libéral gestionnaire. Une erreur capitale des théoriciens du Management universel est de miser sur la croyance hédoniste, sur le gouvernement au nom du principe du plaisir, comme ressort de l’espèce humaine, car l’animal parlant est mû par le désir de reconnaissance — reconnaissance d’un désir de sujet, fût-ce au prix de sa propre mort. Observé sous cet angle et en dépit de ses efforts d’autoréforme, le Management est la mise en œuvre politique et sociale d’un dogme comportementaliste, qui serait sans contrepoids ; c’est un discours fondamentaliste, qui porte à conséquences violentes et ne peut se répandre que soutenu par des États armés. C’est dans ces conditions d’aveuglement sur la structure de l’Interdit, que l’Occident où nous sommes esquive ses problèmes de fond.
À l’échelle internationale, et d’abord à celle des États de tradition européenne, ces problèmes devront être ouverts, espérons-le sans trop de casse. Si les systèmes institutionnels en proie à la croyance au sujet-Roi ne garantissent plus le principe du Père, néanmoins la question du Père est, si j’ose dire, stockée, incarnée sur le mode négatif en ces millions de sujets livrés, sans parade possible, aux effets dévastateurs de la désinstitution de masse. Sans parade possible pour l’instant, car c’est une illusion d’envisager qu’un tel phénomène, totalement incompris des sciences sociales actuelles, puisse se développer simplement géré, sans faire retour comme impératif de la structure elle-même et poser en termes politiques, non conformes aux poncifs, la question du droit au Père. Un leurre consiste à raisonner en termes de déjà-vu, d’un éventuel néo-fascisme par exemple, problème à tout prendre lui aussi gérable. Se référer au déjà vu me paraît vain, car dans le pire aussi l’inventivité humaine est sans borne.
Il serait de bonne méthode, me semble-t-il, de reconsidérer nos manières de penser ce que nous appelons État. La notion d’État est-elle encore plausible ? Économiquement, financièrement et militairement, c’est-à-dire au sens des rapports de pouvoir et d’organisation sociale pensés dans la perspective d’un empire techno-industriel planétaire, oui certainement. Mais au regard de la logique des montages institutionnels nécessaires à la reproduction de l’humanité, la question devient : l’État a-t-il fait son temps ? Concrètement, le pouvoir de fonder la reproduction des fils — fils de l’un et l’autre sexe — va-t-il échapper au noyau des compétences étatiques ? Pour se recomposer à d’autres niveaux dogmatiques et comment (par exemple, sur le mode de coutumes ou par juridiction de groupes autonomisant des statuts personnels)? Ou sommes-nous en train d’expérimenter, dans la culture de tradition ouest-européenne dominée par l’Amérique du Nord, ce à quoi pourrait ressembler une autodestruction de l’humanité ? À l’instar de la menace écologique, la dilapidation du capital symbolique constitue un risque majeur, au sens où les nouvelles générations ont ou auront à faire face au retournement de l’Interdit, phénomène nouveau et sans commune mesure avec les modes de destruction passés ; sommes-nous en train de mettre sur le dos de l’humanité qui nous suit une représentation généalogique sans créance ni dette, c’est-à dire sans rapport dissymétrique entre places instituées, sans lien au principe du lien, sans la ligature et ce que structuralement elle implique ?
Assujettie au déterminisme symbolique de l’animal parlant, l’humanité comme espèce n’est pas en mesure de vivre sous l’emprise d’une telle représentation suicidaire. Il y a là une impossibilité structurale. C’est donc en prenant acte de l’extrémisme du défi que constitue le dogme du sujet-Roi, que nous pouvons envisager sur quelle base critique le rôle de l’État, jusqu’à présent considéré comme garant, peut être repensé.
Il n’est certainement pas possible de faire admettre, étant donné les démagogies et le tapage scientiste, que la désymbolisation des règles de la reproduction puisse être l’équivalent de sacrifices humains politiquement exploitables et déboucher sur des réactions en chaîne non maîtrisables. S’incliner devant des faits d’ordre symbolique suppose que soit comprise la logique de la représentation et investie, par des casuistiques élaborées avec précision, la fonction de l’interprète. Un long travail préparatoire est nécessaire pour convaincre de ces exigences. J’évoquerai ici l’effort minimal, qui consisterait à réinscrire historiquement la version occidentale de l’Interdit, en repensant l’histoire occidentale comme celle des montages normatifs propres à la civilisation européenne, ficelée comme je l’ai dit par la Révolution médiévale de l’interprète. Ce serait abandonner des opinions bien ancrées sur la modernité, différencier l’histoire politique et scientifique, de l’histoire proprement institutionnelle et juridique, concevoir enfin que le XXe siècle ne constitue pas à cet égard la fin d’une modernité ou post-modernité, que sais-je encore ? Mais simplement la fin du Moyen Âge en tant que choix de représentation. Représentation de quoi ? Très exactement : du pouvoir de diviser les mots et les choses.
Avant d’entrer de façon approfondie dans ces problèmes — qui seront la matière d’une prochaine publication —, je ferai remarquer que nous souffrons d’ignorance historienne. Sur un point capital, essentiel à l’analyse de ce que nous vivons aujourd’hui : la question du Père en Occident, à l’échelle historique de la culture, a connu des fluctuations. Lesquelles et pourquoi ? Voilà un problème d’érudition — une érudition telle que je l’entends, d’abord axée sur le monument juridique européen, par conséquent fertile en études conceptuelles. Problématique après tout fort accessible, depuis la seconde Révolution de l’interprète ouverte par Freud.
Tant de découvertes attendent, concernant le mode de ligature généalogique, romano-christiano-laïque, assumé par les États à l’européenne et que ne conçoivent pas d’autres cultures, arbres sur lesquels ont été greffés les éléments fondateurs étatiques à nous familiers, mais étrangers au reste du monde. Si l’on comprenait ce dont il s’agit, pourraient s’éclairer certains drames opaques, politiques au premier chef, c’est-à-dire de Référence (ainsi, la reprise des conflits à mort entre micronationalismes ou sociétés pseudo-étatiques arrimées, comme dans l’ex-empire soviétique, à des Références de substitution). Plus encore, nous aurions accès à la tragique confrontation des deux modes d’interprétation de la ligature, le juif et le chrétien, de sorte que l’origine, non pas judéo-chrétienne, mais romano-chrétienne du concept d’État deviendrait accessible : le montage État et Droit s’est élaboré sur fond de rejet de l’accès juif au Texte4. Toutes remarques essentielles pour l’abord des échéances contemporaines.
Revenons aux fluctuations historiques du rapport au Père, qu’on découvrirait inscrites dans l’évolution juridique et qui, comme telles, ont un sens. Concevoir le principe du Père comme un monolithe et l’actualité comme la casse du monolithe est une absurdité : on postule, si j’ose dire, le Colosse, et l’histoire contemporaine comme l’avènement de la Toute puissance majuscule. De même que la relève des générations de sujets réinvente le Père à l’occasion de la relance œdipienne par chaque famille, au prix parfois de drames sans nom où périssent des sujets sacrifiés, de même la reproduction des sociétés construit et casse, répétant à l’échelle institutionnelle historique l’interrogation du pourquoi des lois ?, c’est-à-dire relançant par ses mises en scène de la Référence et des interprètes la question du Père. Collectivement aussi, l’humanité vit cette question comme question aléatoire : question de la promesse et de la déception, où nous retrouvons notre propre insaisissable d’aujourd’hui quand nous cherchons à dire en quoi consiste la filiation. Il nous faut renoncer, en ce XXe siècle finissant, à la représentation colossale de l’historicité, aller vers la modeste prise en compte des cas pris un à un, des casuistiques qui se succèdent et du principe logique qui soutient, en tout temps, l’interprète : le garant qui institue ses dires. Les montages sont montages parce que précisément ce garant est fragile, étant de fiction : le principe du Père, dont ont fait fortune historique, mais aussi outrage à l’homme, les États. Reprenant un adage qui court en Grèce, je dirai : charbon le trésor, ἂνθραξ ὁ θησαυρός (anthrax o thesauros). Traduisons : nous avons à redécouvrir, au siècle des États dictatoriaux, la problématique de l’illusion, c’est à-dire à noter que nos précieux États à l’européenne ont l’apparence du trésor, que la pierre précieuse est charbon, que l’État vaut ce qu’on se représente qu’il est. Autrement dit, que vaut l’État comme représentation du Père, c’est-à-dire comme garant ? L’image de la substance du Père, maxime scolastique souvent évoquée par mes Leçons, s’applique aussi à l’État. Nous sommes là, plongés dans l’économie des images.
Tel est bien le schéma anthropologique de l’État, sa configuration, sa position symbolique : une élaboration de fiction, la fiction du Père pour représenter, sur le mode abstrait familier aux Occidentaux, le principe logique de division et, de là, mettre en œuvre les effets normatifs dont relève la reproduction des fils. Schéma, au sens fort de ce terme5, afin de marteler que, si l’État est analysé selon la terminologie en usage comme modèle ou pattern, ce ne peut être ici qu’en tant que ce modèle n’est rien d’autre que la conceptualisation de la figure du Père, l’idée juridiquement instituée de ce que nous appelons principe ou fondement du Droit. En termes simples : l’État figure socialement le Père, il en traduit par le Droit le maintien, l’aspect, le schème, à toutes fins casuistiquement utiles.
Sur cette base modeste, une réflexion critique sur l’État de Justice devrait pouvoir s’engager, afin d’éclairer les temps dangereux où nous sommes. La violence généalogique menace d’exploser : allons-nous vers des guerres civiles entre générations ? Quels types d’instance de garantie des fils, quels aménagements de nouveaux montages, peuvent apparaître demain plausibles, c’est-à-dire aptes à faire obstacle aux tendances proprement insensées d’aujourd’hui ? Sans une forte dose d’érudition historienne, orientée vers l’enjeu de normativité, il est improbable qu’on puisse démêler la question de savoir si les États à l’occidentale ont définitivement basculé du côté où les entraîne le scientisme gestionnaire et, par conséquent, sont en passe de devenir anthropologiquement inutilisables.
5. Le grec σχῆμα (schéma) est ici un terme matriciel : forme, corps, configuration (équivalent latin, habitus); il y a l’indication, précieuse pour nous, d’entrer dans une forme. Voir les nombreux renvois du classique Liddell-Scott, A Greek-English Lexicon, Oxford, Clarendon Press, éd. 1968, p. 1745.