Ars Dogmatica

Pierre Legendre

La question inéluctable : accréditer la parole

Soulever la question du crédit de la parole - sur quoi se fonde l’autorité des mots ? -, avec en filigrane l’inter­rogation sur le pouvoir et la causalité dans la civilisation, est inhabituel. Inévitablement surgit l’incertitude autour de l’enjeu suprême : le joug de la Raison. La formule d’une tragédie d’Eschyle vaut définition d’un tel joug : ce contre quoi on ne peut pas combattre 1, le non-négociable, c’est-à-dire le fondement logique.

De la Nécessité à laquelle l’humain se trouve ainsi soumis, la théâtralisation inhérente au langage nous a découvert l’élément sensible : l’énigmatique séparation d’avec soi et d’avec la choséité du monde. Enchaîné au questionnement, l’animal au pourquoi ? est confronté à la fragile frontière entre rationalité et déraison, terrain mouvant sur lequel s’édifient les constructions institutionnelles de l’humanité.

Mais nos manières d’aborder ces concepts, à travers des disciplines fragmentées, les ont séparés de leur enracine­ment dans le phénomène du langage, en même temps qu’elles ont réduit l’idée d’institution à des procédures techniques, censées étrangères à la problématique théâtrale que je viens d’esquisser.

Une autre vision est ici promue qui nous entraîne vers « une nouvelle compréhension de la notion de réalité », selon laquelle « la réalité de ce qui dépasse la personne [n’est pas] perdue 2». J’entends par là une compréhension qui tienne compte de ceci : c’est une seule et même logique, associant raison de vivre et raison des choses, qui préside à la conquête de la Raison par le sujet et commande à la vie des sociétés. Cette donnée anthropologique de base sou­ligne l’entre-appartenance du sujet et de la société, et se manifeste concrètement dans l’interdépendance des registres de la structure. Cette même donnée modifie le regard que nous portons sur une trilogie constitutive : mythe-religion, politique, droit, ces catégories de combat à travers lesquelles l’Occident révèle à la fois la ligne de ses traditions et la crise du lien de Raison après les cataclysmes survenus au XXsiècle.

Ces remarques sont essentielles pour ne pas se méprendre sur le fiduciaire dont traitent mes deux conférences. Cette notion, en effet, focalise les questions en rapport avec la fragile frontière entre rationalité et déraison, et pour le sujet et pour la société. De ce fait, s’il concerne la sphère théorique générale, le fiduciaire est aussi en mesure d’ap­porter un éclairage neuf sur notre propre univers civilisationnel d’Occidentaux que, à bien des égards, on peut estimer aujourd’hui sous-étudié. Précisons ce point.

Pour peu que nous réfléchissions aux délires religieux et politiques affectant certains États et appareils militants, activistes du meurtre de masse ou des suicides sociaux, depuis seulement un siècle, l’horizon du danger qu’évo­quait Artaud, autant dire la mise en cause du joug de la Raison à l’échelle sociale, cesse d’être une vue de l’esprit. Innombrables sont les discours à s’être approchés de ce foyer de vérité. Cependant, la permanence des « présup­posés dualistes et physicistes » dans la constellation sciences sociales / sciences humaines 3 rend difficile l’examen des voies d’accès institutionnelles au principe de Raison, diverses selon les époques et les lieux, mais arrimées à la logique struc­turale universelle. La difficulté de circonscrire ce dont il s’agit est aujourd’hui redoublée, non seulement par une méconnaissance radicale de cette dimension scénique qui rend possibles la formation et l’efficience de pouvoirs ins­titués (la dynamique des fictions), mais aussi par l’appari­tion de nouveaux délires politiques auxquels sont en proie les sociétés hédonistes, porteuses d’un totalitarisme inédit.

Entrons maintenant dans le vif : qu’est-ce qui fait l’au­torité des mots ?

Nous créditons les mots d’être fondés à circonscrire la réalité, à désigner ce qu’ils désignent. C’est là le noyau dogmatique de toute civilisation, à partir duquel nous pouvons appréhender, en théoriciens, la structuration nor­mative des sociétés, l’institution de la vie.

Instituer, c’est mettre en scène, c’est-à-dire mettre à l’abri le fondement logique, garant de l’autorité des mots, et le rendre opérant. Nous voici confrontés à l’intério­rité sociale contemporaine et à l’enchaînement des effets mythologiques-religieux, politiques, juridiques, qui sont les témoins de l’état du théâtre de la Raison en Occident.

L’efficace de la parole, ce n’est pas répondre aux stimuli ni développer un type de performance mettant sur le même plan, par exemple, la mémoire des chiens et l’in­telligence des enfants 4. Ce comparatisme comportemental, cultivé à grands frais, révèle la manière dont la civilisation euro-américaine entretient l’illusion d’abolir (je reprends une formule de Merleau-Ponty) « le métaphysique dans l’homme ». On pose que les mots sont un décalque des choses, un étiquetage de la réalité. Dès lors, le langage relève purement et simplement de processus d’information, plus ou moins complexes selon les espèces.

Si l’essence du langage est ainsi tenue pour objecti­vable, évaluable et maîtrisable selon des paramètres eux aussi objectivables, etc., scientifiquement établis (au sens des sciences expérimentales), les vannes sont ouvertes pour concasser l’interrogation sur la parole, la réduire en pous­sière de recherches. Avec à la clé, deux conséquences en quelque sorte mécaniques : 1) la chimère de rendre trans­parent le rapport de l’homme à soi et au monde ; 2) le télescopage des registres de la parole et de l’acte ; soit en jargon gestionnaire, l’ajustement du discours à l’« effica­cité », au « paramètre d’action fabricable et modifiable ».

Ainsi, l’obscur tourment autour de la spécificité humaine étant supposé évacué, la question du parler, qui pour nous Occidentaux fut au cœur de la querelle philosophique des universaux (le rapport mot / chose), par ricochet largement théologico-politique, a suivi l’évolution de la culture industrielle vers un scientisme sans frein, accomplissant cette prophétie d’Orwell : « Nous taillons le langage jusqu’à l’os. » Nous avons eu le magistère stalinien (Staline énonçant la doctrine du Parti sur la linguistique), la subversion insidieuse du langage par le nazisme. De nos jours, la doxa des sociétés gestionnaires se fonde sur des postulats analo­gues, qu’il est aisé de déceler du côté de l’étrange duo neuro-sciences / sciences économiques et de leurs prolon­gements dans les domaines épistémologiques convoités (psychologie, sociologie, médecine, droit…).

Dans ce contexte, où la mise en scène d’instances et d’auteurs médiatiques jouant le rôle de Truth Makers fonc­tionne à grande échelle, la nouvelle Weltanschauung à base de pensée superficielle, voire d’absurdités, doit être étudiée et comprise. Malgré ses apparences libérales, malgré les idéaux d’affranchissement qu’il diffuse et le caractère pro­gressiste de ses prouesses techniques, aussi éloigné soit-il du style des tyrannies d’antan, le scientisme (notion qui sera précisée) exerce une domination politique et sociale ; mais il demeure sous la coupe de la logique, qu’il peut seulement subvertir. Analyser ce dont il s’agit est ici un préalable (1er TEMPS). Après cet éclaircissement, la question du crédit prendra tout son relief (2e TEMPS).

1er TEMPS . La foi scientiste : une introduction inatten­due à la question du crédit de la parole. Si les sciences ultramodernes échappaient aux fondements masqués de la spéculation humaine, les organisations de recherche ne rivaliseraient pas dans la course aux mises en scène, aux célébrations, à la fabrication d’idoles. Le bon ordre scien­tifique nécessite quelque chose d’immuable, un appareil social qui réponde du vrai et du faux : instituer sur un mode ou sur un autre le critère qui ne trompe pas. Soit, en termes désuets du christianisme romain, une « propa­gande de la foi » ; en termes branchés d’aujourd’hui, la « pub » et la « com ». On aura beau s’escrimer à prêcher l’esprit libre et critique, il faut bien au scientisme ce genre d’attache à la structure, les versions intellectuelles ou populaires de ce que la tradition latine ineffaçable appelait « pietas », au sens d’ une orthodoxie des gestes et de la pensée.

Une précision sur le vocabulaire et l’histoire dans laquelle il s’inscrit. J’utilise le vocable « scientisme » dans le sens forgé au XIXe siècle par l’école des « philosophes biologistes » prêchant l’empire universel de la Science 6. Traduisant en politique la nouvelle flambée positiviste, la propagande du XXe siècle a souligné qu’aucune sphère, aucun niveau social ou subjectif ne peut ni ne doit res­ter en dehors d’un tel mouvement unificateur. Mis en perspective, le scientisme biologisant a néanmoins des airs de redite, dans le contexte du mythe rationnel de l’Occident où s’opposent depuis plus de deux millénaires des guerriers de papier.

Lisons le Sophiste par exemple (246 a, b, c), ce dia­logue où Platon met en scène le « combat sans bornes ni mesure » : d’un côté, ceux qui « définissent le corps et l’existence comme identiques » ; de l’autre, ceux qui « prétendent attribuer l’être à quelque chose qui n’a pas de corps ». La philosophie a travaillé cet affrontement sans fin (matérialisme/ idéalisme), et l’iconographie en a suivi les épisodes, passant du stéréotype de l’âme souveraine du corps (miniatures médiévales, illustrations baroques) à l’imagerie cérébrale érigée en Miroir de « l’homme neu­ronal ». Constatons que ce duel sophistique est inscrit dans la civilisation européenne. À y regarder de près, il révèle un jeu de dupes qui hypothèque la réflexion sur la parole et l’institution du discours. La duperie résulte d’un faux dilemme, que je formulerai ainsi : savoir si c’est le corps ou un autre « quelque chose » qui est en cause dans le regard réflexif de l’homme sur soi et sur le monde. De ce ou bien / ou bien le comportementalisme est aujourd’hui le rentier triomphant, et les dialogues prétendus interdisciplinaires sont un rideau de fumée 7.

L’expansion planétaire d’un mode de représentation dont la généalogie est certaine témoigne en l’occurrence du conflit - su et insu, latent ou exprimé de façon fra­cassante - entre les montages civilisationnels exportés par l’Occident et les systèmes de traditions non européens qui survivent en dépit de leur refoulement. Immergé dans la Mondialisation industrielle et commerciale, le scientisme se propage aujourd’hui comme effectuation de la Nécessité technique par hypothèse transculturelle ; il se présente en ultime manifestation des conquêtes de la Raison - Raison épurée des scories religieuses, philosophiques et autres.

De ce fait, même si l’on passe sous silence les cata­strophes humaines engendrées au siècle dernier par le scientisme uni à la terreur politique, nous devons considé­rer l’état présent des doctrines en tant que position sur l’en­jeu suprême - le joug de la Raison - au-delà des discours tape-à-l’œil et faire les comptes à l’échelle qui convient.

Partons de recherches conduites aux États-Unis sur l’intelligence des animaux. Un cas exemplaire consiste à mettre sur le même plan la mémoire des chiens et l’intelli­gence des enfants, d’où résulte cette conclusion miraculeuse, répandue sur Internet : « un chien surdoué capable d’ap­prendre les noms de 1 022 objets ». Mais les inventeurs de l’entraînement intensif auquel fut soumis ce chien ne se doutent pas que leur discours est aussi de facture mythologique. En posant l’équivalence homme / chien, ils télescopent le niveau de l’observation physique et celui du langage, ils fabulent (ici au sens de la tromperie qui s’ignore). Je précise : considérer que « les chiens comme les enfants peuvent acquérir un vocabulaire », c ‘est prêter aux animaux autres que l’homme la capacité de penser. Et c’est bien ce que le scientisme militant croie démontrer : ils sont comme nous. Mais, ne serait-ce pas plutôt l’inverse : nous sommes comme eux ? La question vaut d’être examinée.

Les fabulistes européens raisonnaient en philosophes ou en pédagogues, les peuples de culture totémique pouvaient se référer à un animal-ancêtre. Dans les deux cas, l’identification se joue dans l’écart, il y entre du simulacre. Le scien­tisme, lui, ne distingue pas, il avale l’altérité ; il postule une objectivation simultanée, c’est-à-dire la relation sans écart de l’observateur et de l’observé. Toutefois, bien qu’il assimile la faculté pensante (dans notre exemple, l’apprentissage des mots) à un ensemble de processus mesurables dont il ne soupçonne pas la face cachée (son enjeu propre), le cher­cheur se voit dans le « chien surdoué» soumis au test. Non pas qu’il le sache, puisqu’il se croit simple observateur qui enregistre, classe et traduit en catégories grammaticales les conduites d’un animal. Je dis seulement : le chercheur en duo avec le chien auquel il adresse une demande de preuve (prouver la capacité d’acquérir un vocabulaire) est sujet, en l’occurrence, sujet prisonnier d’une fantasmatique née au XVIIIe siècle (l’homme-machine) dont descend au XXIe siècle l’ “homme socialement technique” 8.

L’observateur machinique n’existe pas, et l’humanisation de l’animal est l’un des effets de l’ordre langagier imposé à l’univers par l’humain. Qu’un chien reconnaisse des objet à l’appel de leurs noms, ce mode de dressage perfectionné est la contre-épreuve d’un animisme ineffaçable. Et face aux propagandes d’un continuum de représentation entre les espèces, il est nécessaire d’affirmer une position clairement anthropologique :

La méprise scientiste et ses constructions de pouvoir doivent être mises au compte des détournements de la logique structurale dans la civilisation. Néanmoins, quoi qu’il en soit de la désymbolisation du rapport au monde dans notre exemple, celui-ci témoigne encore, inévita­blement, de la hantise inhérente à la condition du par­lant : conquérir (ou écraser) la relation d’identité/ altérité. Fût-elle masquée, une interrogation partout se transmet : quelle est la différence entre eux et nous, entre les animaux et les humains ?

Rappelons une certaine tradition européenne, portée par une inquiétude méditative étrangère au ton de suffisance des sciences cognitives et comportementales. Qu’y avait-il derrière la casuistique des Grecs autour des animaux fami­liers ? Exemple : le chien de chasse qui hésite entre deux pistes, qui va et vient avant d’en choisir une, a-t-il accès au syllogisme ? Ou encore, derrière la métaphore médiévale du chien qui ravale son vomi, symbole du pécheur repenti, qu’y avait-il d’humain 9? Ces anecdotes sont le révélateur des manières de l’homme occidental pour se situer dans ce que nous appelons la Nature ; le révélateur également du questionnement métaphysique, subjectif et social, sur le semblable, sur les identifications, et finalement sur l’appel à une instance-garant de la Raison.

2e TEMPS . Accréditer la parole. L’enjeu : l’accès à la réalité, c’est-à-dire ouvrir et garantir la relation de l’homme à soi et au monde. Sortir du scientisme pour appréhender le phénomène institutionnel, c’est faire sa part à la scène intérieure de l’homme, à cette conscience locutive / réflexive donc se soutient l’architecture dogmatique des sociétés. Ma position est claire : je considère qu’en gommant les apports de la phénoménologie, de la linguistique ou de la psychanalyse au questionnement universel - qu’est-ce que parler, est-ce que le monde parle, d’où nous vient la parole ?… -, le scientisme signe la faillite actuelle de la pensée occidentale.

Ayons à l’esprit que le langage ne se départit jamais de sa propre énigme - littéralement, du parler de façon obscure -, dimension laissée en plan par les approches purement empiriques. Empruntant à une romancière particulièrement lucide, je dirai : « Rien ne peut être un objet et seulement cet objet 10 ». L’objet, la chose (res) qui est en cause dans le procès de signification, est captif du mot (verbum), de l’institution du mot. C’est de cela qu’il s’agit - la capture du réel, la constitution langagière de la réalité - dans le problème soulevé : accréditer la parole.

Parcourons les principales questions qui vont nous per­mettre de tabler sur la thématique du fiduciaire :

a) La linguistique et sa réponse implicite à la question : sur quoi sont gagés les mots ? Autrement dit, qu’est-ce qui garantit l’adéquation mot / chose, le rapport de signification ? En déplaçant l’interrogation sur la parole du côté de la structure dogmatique, nous mettons la linguistique sur la sellette : quelle est la fonction d’un tel discours dans l’échafaudage social des fondements de la Raison ?

Sans en avoir pleinement conscience, les linguistes ont introduit la problématique du crédit. Sous la plume d’un commentateur très avisé de Saussure, je lis : « Il n’y a pas de règle ou de code qui puisse expliquer pourquoi “cheval” signifie cheval. Ce fait de langue est une donnée et, pour cette raison, ni expliqué ni motivé 11. » On ne saurait mieux dire : nous sommes devant le « c’est ainsi » dogmatique, dont l’analogue est le « c’est écrit» des lettres et des caractères, ou encore le « celui-là je le suis » de Narcisse face à son image 12. Ce qui, en ces occurrences, se présente comme immotivé et indiscutable pour être vécu par le sujet relève d’une foi, d’un croire.

Avec l’immotivé nous sommes dans le fiduciaire tel que stipulé par le vocabulaire venu des Romains : fides est le substantif abstrait du verbe étymologiquement diffé­rent credo, liaison ancienne entre les deux ravivée par le christianisme latin. Tel que je l’entends ici, le fiduciaire est donc une démarche où, selon nos catégories tradition­nelles, le religieux (foi) ne diffère pas du juridique (crédit). Ainsi, l’accès au réel du monde prend un caractère de démarche normative, de quelque côté que l’on se tourne (représentation et réalité) nous avons simultanément l’au­torité des mots et l’emprise sur les choses. Notons la profon­deur du terme « autorité » emprunté au latin auctoritas, formé sur auctor (sommairement traduit « auteur ») que soutient l’idée de création, de causalité 13. Pour conclure : l’immotivé de la signification représente un butoir pour le linguiste - butoir causal qui précisément nous importe.

Du point de vue de l’institutionnalité, la reconnaissance de la tradition abstractiviste dans laquelle baigne notre dis­cours sur le langage 14 donne relief au constat des linguistes. Se référer à l’immotivé fonctionne comme une assurance, notre rapport à la Raison est en ordre. Dogmatiquement, cette position est équivalente à l’énoncé de Socrate dans le Cratyle (408 a, b) : le dieu Hermès, « qui imagina le langage et le discours », n’est rien d’autre que l’expression mythique du butoir causal. Une épistémologie trop timide empêche d’apercevoir, à travers ce mythe figuratif, que le dieu est ici une catégorie logique ; il est la figure fiduciaire qui vient théâtraliser le point aveugle du butoir causal. De la sorte, Hermès est en place de garant, il fonde l’au­torité des mots.

Dans cette perspective, l’immotivé notifié par la linguis­tique moderne prend statut, à son tour, d’énoncé mythique et les linguistes participent du statut de mythographes, assumant une fonction spécifique - la fonction d’un savoir-dire au sein d’un vaste dispositif herméneutique conforme au rationalisme de notre époque (inexploré, et comme tel offert à la sagacité d’un questionnement de la valeur instituante des sciences). Du dispositif que j’évoque, je dirai qu’il occupe une place de tiers garant, dans l’ordre du mythe rationnel de l’Occident.

Au plan général de la structure, le fondement fiduciaire de la signification nous découvre, sous un nouveau jour, la complexité civilisationnelle du rapport d’adéquation entre le mot et la chose : si les mots sont gagés sur les choses qu’ils désignent, ils ne peuvent l’être qu’indirectement, par le détour d’un scénario fondateur, figuratif (Hermès) ou abstrait (pur concept). C’est à cette condition seulement que le langage fonctionne.

En résumé, il n’y a pas pour l’animal parlant une immé­diateté de la chose, la chose à l’état brut. Une médiation est nécessaire : le crédit. Faire crédit, c’est différer un paiement ; la métaphore du prêt suggère que les mots sont la réalité en différé.

b) Un pas de plus. L’institution du mot : une probléma­tique de la limite et de la norme. L’accès du sujet à la réalité se paye ; il se paye de la limite. La limite est inhérente à la parole. Nous l’avons vu plus haut, chaque mot forme un tout, une unité dont nous isolons les composants en vue d’un questionnement, selon les modalités de notre civilisation abstractiviste. Le langage est un étau. Le mot désigne ce qu’il désigne, une chose et pas une autre ; il est normatif, au sens originaire du latin norma, l’équerre. Et l’examen de l’immotivé linguistique a montré que la carte forcée, le butoir causal de la signification, exprime un principe normatif représentable seulement à travers des formulations à caractère mythologique (mythe figuratif et mythe rationnel).

Allons plus loin. Si la signification est rivée à une norme fondamentale sous statut mythique, dont dépend l’assemblage des parties constitutives du signe (signifié­ concept / signifiant-image acoustique), cela comporte que l’équerre - appelons-la loi du langage - manie la limite ; je veux dire par là qu’elle délimite des registres et détermine leurs relations. En somme, le principe normatif préside à l’union des composants du mot, et partant, à l’opération de la signification qui relève du légalisme intrinsèque du signe. Nous tenons là, dans le micro-univers du mot, quelque chose de central qui dévoile l’institutionnalité à sa racine - l’autorité du mot - et dont il devient aisé de relever la portée générale.

Je me contenterai de traduire, en termes institution­nels précisément, deux précieuses indications structurales sur la loi du langage. Cette notion de loi ici comporte deux versants, légitimité et légalité, que l’on retrouvera en toute société dans l’élaboration et le fonctionnement de ses montages. 1) L’expression mythologique du fondement, le scénario du principe normatif, n’est rien d’autre que le discours qui légitime. Notation d’importance, car elle souligne que la légitimité est une construction fiduciaire. 2) Dans l’économie du signe, la signification fonctionne comme effet normatif. Aussi peut-on poser ceci : de par la structure du langage, les mots sont des véhicules de légalité.

c) Le théâtre social des fondés de pouvoir de la structure. L’artificialité institutionnelle dont il est ici question a pour arrière-plan la dimension scénique envisagée précédemment. Théâtre social désigne le cadre de lan­gage à l’intérieur duquel s’élabore l’entre-appartenance du sujet et de la civilisation. Quant à la métaphore des fondés de pouvoir, elle notifie qu’à l’analogue des mandataires d’une banque, les registres de la structure fonctionnent soli­dairement, comme par délégation dans une structure logique. À entendre : l’entrelacement du fiduciaire, du normatif et d’un tiers terme fédérateur : le politique.

Considérons le caractère, pour ainsi dire inaugural, du fiduciaire, que je définirai ainsi : on n’a jamais vu, on ne verra jamais une société vivre et se gouverner à l’état brut, sans credo, sans la fides, autrement dit sans le montage du crédit à travers un « Au nom de » fondateur, un discours qui légitime. Les Occidentaux désignent ce fait anthropo­logique de base, selon les circonstances et selon l’allégeance des interprètes, par des vocables stéréotypés : mythe, religion, idéologie. La position théorique que je défends leur substitue la notion de fiduciaire, sur laquelle de surcroît les penseurs d’autres traditions que la nôtre peuvent s’accorder.

Maintenant, abattons les cartes. Le fiduciaire, la légi­timité, irradie la société entière. On le voit aujourd’hui sous le règne de la foi industrielle et commerciale, qui ne déroge pas aux pratiques des temps révolus. Et il y a l’autre registre, les effets de légalité, les règles sociales (juridiques et morales). Dès lors, il nous faut caractéri­ser cette dualité arrimée à une ternarité : deux registres, légitimité/ légalité, et un tiers terme fédérateur, le pouvoir de les assembler, à savoir le politique.

Nous retrouvons, sur un tout autre mode, la logique de la norme de construction rencontrée dans la structure du signe. Au niveau où nous nous plaçons, j’en appellerai à la notion de coïncidence des opposés (coincidentia oppo­sitorum), célèbre formule de Nicolas de Cues, ce savant mathématicien doublé d’un théologien philosophe qui, au-delà du constat des contraires, retenait l’idée d’une paradoxale concordance dont résulte l’ordre du monde par la médiation d’un élément transcendantal 15. Pour nous, cet élément ne sera rien d’autre que la fonction d’un tiers terme logique, qui, assurant l’articulation entre deux opposés, rend possible l’institutionnalité généralisée. Ce chemin de pensée conduit aux interrogations essentielles sur la vie des sociétés.

Un aperçu succinct de ce vaste chantier constitue la matière de mes deux conférences.

 

(Texte extrait des Préliminaires de Argumenta dogmatica, Mille et une nuits, 2012.)

 

1. Eschyle, Prométhée enchaîné, 105 : la lamentation de Prométhée évoque « la puissance qu’on ne peut combattre» (adèriton sthenos), la Nécessité (Anankè).- Notons une maxime grecque antique, qui déclare : « À la Nécessité même les dieux obéissent. »

2. Hugo von Hofmannsthal expose en 1916 le bilan d’ un monde dominé par l’argent : « On croyait être unanime sur la notion de ce qui est réel. Chaque révolution, la politique, toute la philosophie, toute la civilisation : une nouvelle compréhension de la notion de réalité. La réalité de ce qui dépasse la personne était perdue… », “L’idée d’ Europe. Notes pour un discours”, op. cit., p. 718.

3. Cette formulation d’Edmund Husserl à propos du « fondement de l’échec de la psychologie» me semble valoir aujourd’hui pour les sciences sociales / humaines, pour ce duo qui, soit dit en passant, reproduit un topos de la Modernité occidentale opposant le sujet et la société. Cf. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, p. 238.

4. Sur cette question, voir le compte rendu de recherches américaines (janvier 2010), revue Internet, in Elsevier Journal, «Behavioural Processes » ; repris en français ( dépêche AFP! ) http: //accu.orange.fr (janvier 2011).

5. On méditera avec profit un article de Maurice Merleau-Ponty en 1947, « Le métaphysique dans l’homme », repris dans un volume d’ensemble : Œuvres, Paris, Gallimard, 2010 , p. 1332-1348.

6.« Scientisme » apparaît en 1911 dans le Mercure de France, sous la plume de Félix Le Dantec, professeur à la Sorbonne (nouvelle chaire de Biologie générale), qui prêche les idéaux positivistes. Sur ce courant longuement préparé de l’ histoire de la biologie, en France et au-delà, une thèse très informée des prolongements politiques a été soutenue sous ma direction par François Bouyssi, Alfred Giard (1846-1908) et ses élèves : Un cénacle de philosophes biologistes. Aux origines du scientisme (École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses), 1999 .

7. Exemple, le dialogue vain entre Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 1998.

8. Voir sur ce thème les propos pathétiques de Jean Giono, « Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix », Récits et Essais, Paris , Gallimard, 1989, notamment p. 545.

9. Un survol érudit de ces textes, de l’Antiquité aux Temps modernes : Umberto Eco, « Sur l’aboiement du chien (et autres archéologies zoosémantiques ») », De l’Arbre au Labyrinthe. Études historiques sur le signe et l’interprétation, Paris, Grasset, 2003, p. 199 ss.

10. Virginia Woolf, Orlando, VI, in Romans et nouvelles, Le Livre de poche, 1993, p. 743.

11. Arild Utaker, La Philosophie du langage. Une archéologie saussu­rienne, Paris, PUF, 2002, p. 247.

12. Ovide, Métamorphoses, livre III, vers 463 : « Iste ego sum… »

13. Sur credo/ fides, Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutiom indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, I, p. 120-121. Sur auctor, auctoritas, Émile Benveniste, II, op. cit. p. 148-151. Du point de vue de l’histoire institutionnelle, auctoritas est une notion qui relie plusieurs champs : le faire-naître universel, le divin et le politique, les formes juridiques du discours ; de même, la problématique de la justice généalogique est directement concernée. Cf. André Magdelain, lus, Imperium, Auctoritas. Études de droit romain, Collection École Française de Rome, 133 (1990), ainsi que mes Leçons VI. Les Enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États , Paris, Fayard, 1992, p. 30-31, 36-37.

14. Sur l’abstractivisme constitutif de la tradition romano-chrétienne en Europe latine, Cf. Leçons IX. L’Autre Bible de l’Occident, op. cit., notamment p. 77 ss.

15. La notion élaborée par Nicolas de Cues est développée notamment dans ses Sermons. Voir Hans Blumenberg, La Légitimité des Temps modernes, Paris , Gallimard, 1999, p. 546 ss. (« Nicolas de Cues : le monde comme autolimitation de Dieu »), et mes Leçons IX op. cit., p. 415.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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