Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Communication dogmatique (Hermès et la structure)

La communication dogmatique concerne le message normatif en toute société. Comme tout message, ainsi que le suggère l’étymologie latine (verbe mittere, envoyer), le message dogmatique est un envoi. De qui ? À qui ? Comment ? Pourquoi ? Avant de s’engager dans ce questionnement apparemment fort simple, il est nécessaire d’observer que les croyances contemporaines dissuadent de l’aborder.

Prisonnières de la fragmentation des disciplines relatives au discours, hantées par les représentations de la rationalité issues de la sécularisation du christianisme latin, fascinées par la révolution de l’informatique, encastrées enfin dans la scolastique industrielle qui par usinage de standards méthodologiques et conceptuels réduit la problématique de la parole dans l’humanité à l’interrogation sur de simples conduites d’information, nos manières de penser ce que nous appelons en Occident communiquer éliminent du champ de la réflexion le noyau dur de la communication : le rapport fondamental entre la parole et le phénomène institutionnel.

Si mes travaux ont introduit le terme dogmatique aux fins de mettre en évidence ce rapport et d’en saisir la logique, c’est que la notion de dogmatique, historiquement cruciale dans les sociétés relevant de la tradition ouest-européenne, permet de définir avec précision ce dont il s’agit, en même temps qu’elle oblige à prendre acte de l’opacité des fondements du discours, point négatif à partir duquel toutes les cultures, y compris donc la nôtre, s’organisent comme sociétés humaines, c’est-à-dire comme sociétés ne pouvant vivre ni se reproduire hors la loi de la parole.

 

1. Remarques sur le vocabulaire (dogmatique, communication, Hermès moderne)

 

Jugé incompatible avec la modernité, le terme dogmatique est banni ; il sert parfois à caractériser les vestiges religieux de la textualité européenne ou les constructions totalitaires du discours. Tout en négligeant la fécondité de ce vocable jusqu’au XXe siècle quant à l’émergence d’un concept diversifié de loi pour des disciplines longtemps imbriquées les unes dans les autres (sciences naturelles, médecine, droit, théologie)1, l’attitude contemporaine reconnaît implicitement que la dogmaticité recouvre un phénomène obscur et compact, touchant aux pouvoirs de la parole aussi bien qu’à l’enjeu de Raison ou de dé-Raison dans la communication humaine.

Commençons par circonscrire ce dont il s’agit sous les trois termes ici réunis : dogmatique, communication, Hermès en nous aidant de formulations contenues dans l’héritage occidental.

Le terme grec dogma renvoie à ce qui paraît, qui apparaît, qui semble et se fait voir, jusque dans la feinte. Puis, le mot nous entraîne sur deux versants du sens, que mobilisent simultanément les systèmes d’organisation sociale du discours : d’un côté les axiomes fondateurs. principes ou décisions ;  de l’autre les honneurs, l’embellissement, le décor2. De là peut-on concevoir que ce qui se déclare et s’enseigne par l’expression dogme se rapporte au discours d’une vérité légale et honorée comme telle, discours de ce qui est dit parce que cela doit être dit. Ainsi dogmatique vise le mécanisme d’un discours spécifique, impliquant un espace propre d’origine du message, espace auquel se réfèrent les destinataires, lieu de la vérité légale, postulé et socialement mis en scène comme tel. Une proposition dogmatique type est l’emblème, dont on trouvera d’excellents exemples illustrés dans les formules décorées du classique Bornitius (1664).

Tournons-nous vers communication, qui comporte la racine latine communis, avoir en commmun des munia, des dons3. Si communiquer signifie échanger des dons, la perspective dogmatique n’est pas celle d’un lien de réciprocité donnant-donnant. Ici, l’échange comporte une dénivellation par division de deux plans, division conçue par les juristes romains comme séparant deux mondes, l’humain et le divin ; là où il est question de fonder les règles de la reproduction du genre humain (à propos du mariage), il y a, disent-ils, communication du droit divin et du droit humain4 . Ce style dogmaticien pour exposer le fonctionnement de la communication dogmatique peut être traduit en termes d’anthropologie moderne : l’espace dogmatique définit un ordre de fiction, à l’intérieur duquel s’organise un trafic de paroles et de textes entre deux plans structuralement différenciés ; cet agencement a pour enjeu de principe la mise en œuvre de la loi de l’espèce humaine ; autrement dit, il s’agit, en toute société, d’inoculer aux individus et à la société elle-même en tant qu’entité qui les contient (pour les faire naître, les faire vivre et les acheminer vers la mort) la loi de l’animal parlant.

Dès lors, la communication dogmatique ne peut être comprise par nous, usagers de la rationalité moderne, sans faire intervenir une composante essentielle du circuit dogmaticien, son propre discours des fondements, la question du pourquoi ?. Si l’animal parlant est l’animal au pourquoi ?, si la représentation du pourquoi ? – en termes simples, la Raison (sue ou insue) de ce qui est dit – est inséparable du phénomène de la parole, toute société doit prendre en charge une représentation du pourquoi ?, laquelle a logiquement statut de représentation légale, puisqu’il s’agit de tenir le discours fondateur à l’échelle sociale, avec tous effets de droit.

Enfin, sous la figure d’Hermès – celui qui imagina le dire, selon Socrate –, le dieu discoureur dont Platon détaille les activités en s’en faisant le théoricien5, l’Antiquité grecque nous offre, par-dessus les siècles, de prendre acte du discours fondateur comme étant d’essence mythique, c’est-à-dire comme représentation destinée à construire le discours social de la Raison. Ainsi entendue, la composante mythologique de la communication dogmatique oblige à rechercher comment s’élaborent, dans les sociétés ultra-industrielles, les équivalents de l’Hermès antique.

 

2. L’économie dogmatique comme phénomène anthropologique

 

Pour préparer une analyse serrée des échanges dans l’économie dogmatique du message, il est nécessaire de circonscrire les intérêts en jeu. En langage médiéval, fortement inspiré du juridisme antique, nous dirions qu’il y a communication d’utilités (communicatio utilitatum), c’est-à-dire d’intérêts. D’un point de vue anthropologique élémentaire, de quels intérêts s’agit-il ?

La réponse la plus simple, conforme à la dialectique individu/société, si chère à la pensée occidentale, consistera en ceci : la société représente la pérennité de l’espèce, l’individu joue sa subjectivation. Une formule des juristes romains résume la question, à laquelle nous avons affaire : instituer la vie (vitam instituere).

Il s’agit donc ici de mettre en évidence le point d’ancrage à partir duquel l’ordre dogmatique d’une culture donnée s’élabore comme humainement plausible, entretient sa propre capacité de répétition et irradie les domaines les plus divers d’une société. Ce point d’ancrage est l’institution généalogique, dont on peut démontrer la pertinence en évoquant un problème central de l’anthropologie, le plus directement lié aux constructions dogmatiques, à savoir la constitution de l’Interdit comme catégorie à la fois sociale et subjective.

Il revient à la psychanalyse, si du moins elle n’évacue pas la frappe institutionnelle de l’humain tant travaillée par Freud, de favoriser une problématisation de l’Interdit plus complexe que celle reçue à ce jour. La prise en compte des mises inconscientes transforme l’idée que nous nous faisons de l’engagement du sujet dans l’ordre des classifications, et partant les conceptions admises de la dialectique individu/société, c’est-à-dire en dernière analyse la notion même de communication. Cela suppose de dépasser la comptabilité des contenus prescriptifs/interdictifs en tant que corpus légal rapportable à son fondement sociologique (position de Lévi-Strauss sur l’interdit de l’inceste) et de s’interroger sur l’Interdit comme catégorie vide. En ce sens, que justifie l’étymologie latine (dire entre, ou parmi), l’Interdit se présente comme un dire d’interposition – ce que je définis : le dire venant mettre en scène la parole –, s’interposant entre le sujet et l’indifférenciation première, entre le sujet et l’opacité des origines. Par là, le sujet est appelé à naître à la parole, c’est-à-dire au discours et à la vérité du discours. Il y aura lieu de revenir plus loin (à propos des Fata et § 3) sur cette notion générale d’Interdit, qui notamment élargit le champ d’une théorie générale de la communication. Selon cette perspective, c’est dans un temps logique second que des contenus normatifs explicites s’inscrivent dans cette catégorie de l’Interdit, celle-ci devenant alors prescription ou interdiction.

Ainsi, anthropologiquement, l’intérêt du sujet est-il qu’en entrant dans le lien de parole, porté à la vie par l’Interdit, il vienne conquérir sa propre existence, la subjectivation n’étant pas dans l’espèce parlante un pur donné biologique, mais fondamentalement effet de discours entrecroisés à travers les montages de l’institution généalogique.

Sur la base de ces remarques, l’économie dogmatique nous devient accessible. Schématisons la problématique de l’Interdit comme problématique du lien de parole, dans la perspective universelle de la reproduction humaine ; je relève les grandes questions suivantes:

 

a) La partie dogmatique de l’homme : l’exigence structurale d’élaboration, par le sujet, de son rapport à l’Interdit

 

Bornons-nous à prendre acte de ce qu’implique l’accès à la vie chez l’humain, soumis aux nécessités d’une longue maturation, laquelle constitue dans l’espèce parlante l’impératif de la seconde naissance, d’où émerge le sujet de la parole, venant à sa place et sous statut généalogique dans l’ordre des filiations. Naître une seconde fois signifie naître à l’institution de la parole, dont relève l’organisation de la vie en toute société. Du point de vue de notre étude, ces questions se ramènent au problème général de l’élaboration, par le sujet, de son rapport à l’Interdit.

Il s’agit, pour chaque humain, de vivre la différenciation, c’est-à-dire de prendre consistance d’humain conformément à la loi de l’espèce, qui exige ce que, grâce à l’éclairage de la psychanalyse, nous pouvons concevoir comme loi de la division. On peut le préciser sous trois chefs :

– Diviser veut dire d’abord que le sujet soit passé par l’expérience du vide symbolique, c’est-à-dire qu’il soit entré dans la dialectique présence/absence (problématique freudienne du fort/da)6, en assumant que la disparition de l’objet ne signifie ni une disparition définitive ni la mutilation mortelle du sujet. Cette expérience de l’homme infans est primordiale en deux sens : d’une part, en rompant la fusion originelle mère-enfant, elle jette les bases d’une problématique incestueuse humanisée et donc vivable pour le sujet ; d’autre part, elle amorce toute la construction symbolique du sujet, en substituant à la présence physique des choses leur seule présence dans la représentation. Autrement dit, la loi de la division, qui impose la distinction des deux termes présence/absence et leur dialectisation, divise le sujet lui-même et nous enseigne un point capital : que le rapport à l’Interdit se joue dans la représentation.

– Diviser veut dire encore que le sujet soit introduit à la causalité. Vu sous cet angle, le rapport à l’Interdit signifie le rapport à la logique de la causalité, qui dans la constitution œdipienne de tout sujet, homme ou femme, se traduit comme rapport au principe de Raison. La psychanalyse montre combien prégnante est la question des origines, enracinée dans les mécanismes inconscients, à travers laquelle l’humain rencontre l’interrogation sur les catégories symboliques fondamentales, père et mère, comme catégories énigmatiques. Entrer dans la Raison, c’est dialectiser ces catégories, en penser la cause sous forme d’une représentation symbolique, la scène des origines.

Les sources anthropologiques de la pensée sont là, celles aussi par conséquent de la communication des catégories fondamentales de la pensée dans l’humanité, car la représentation symbolique des origines irradie le système entier du discours d’un sujet. Pour circonscrire ces problèmes, il est nécessaire de saisir que la représentation des catégories (résultat de la division des termes) n’est pas dissociable d’une représentation dont procède la division comme telle. Autrement dit, la dialectisation des termes – plus généralement, la dialectisation des mots et des choses, c’est-à-dire la communication symbolique avec le monde – en appelle à la garantie de la division elle-même, une représentation légitimante. En psychanalyse, la problématique de la causalité débouche sur la représentation du Père, garant de la division où se constitue le sujet.

– Diviser veut dire enfin que le sujet se reconnaisse dans l’adresse des discours, soit qu’il s’adresse, soit qu’on s’adresse à lui. Si la différenciation dans l’espèce parlante se joue par le lien de parole, on doit considérer que la problématique de l’adresse est aussi pour nous, qui nous interrogeons sur l’économie dogmatique, une question fondamentale, car elle met en cause la parole comme représentation de l’autre. Le qui est qui ? du message est la mise à l’épreuve de l’identité, dont la pierre d’achoppement est le rapport du sujet à l’Interdit.

 

b) La fonction de l’institution généalogique : construire la dogmatique de la limite

 

Dans la perspective de la reproduction de l’espèce, la subjectivation peut être définie précisément comme mise à l’épreuve de l’identité. L’individu biologique n’est pas en tant que tel assuré de son être. Les montages institutionnels anticipent sur la construction subjective de l’individu en lui donnant ab initio, selon l’expression juridique transmise à l’Occident par le droit romain, statut de personne (persona)7. Nous pouvons dire : l’institution généalogique pose le cadre du destin où vient se jouer de la vie à la mort l’être de tout sujet – cadre préfixé du droit des personnes et mis en œuvre à travers les diverses versions de l’organisation familiale par le système des filiations. La construction dogmatique de l’homme commence là, dans l’inscription d’une filiation, marquage légal de l’être né comme étant né de deux sujets parlants.

Dès lors, à l’humble niveau de l’apparition dans le monde, de chaque personne, assignée à l’univers de la parole sur la base d’une mise généalogique initiale juridiquement définie, nous commençons à voir ici se dessiner plus nettement une notion anthropologique d’Interdit dont l’articulation et les fonctions peuvent être résumées en une formulation simple : l’Interdit a pour vocation de notifier au sujet la limite, c’est-à-dire la mort et le sexe.

– Si l’Interdit doit être d’abord conçu par nous comme dire d’interposition destiné en son principe à faire entrer l’humain dans la parole avant même qu’il ne parle, cela comporte que l’institution généalogique, en tant que discours, soit à prendre elle-même comme inaugurale de la parole pour le sujet. Sous ce rapport à l’inaugural, le sujet se trouve ainsi être parlé par avance, formulation qui sera commentée plus loin (§ 3). Notons ici que l’ordre généalogique – que je définirais métaphoriquement : langes et linceul du sujet – relève de ce que les Anciens appelaient Fata, les paroles du Destin. Cette notion, à laquelle les juristes romains n’hésitaient pas à recourir, signifierait en termes modernes : les paroles qui nous fabriquent. On soulignera que le cadre institutionnel des vies humaines est un cadre de paroles sous statut normatif, c’est-à-dire faisant loi pour le sujet et qu’en éliminant de la réflexion l’articulation des Fata comme élément logique de la construction du lien de parole dans les sociétés, nous soustrayons à l’investigation les fondements mêmes de l’organisation moderne du discours.

– L’ordre généalogique tire ses fonctions pratiques, dans la vie courante de la culture où les individus sont arrimés, de sa vocation à traduire la problématique de la limite. Cela signifie à la fois mettre en œuvre la division sous forme de distinction des places instituées selon l’axe généalogique des filiations (ascendants, descendants) où prend place le sujet considéré et poser les règles juridiques nécessaires à la permutation symbolique des places au fil des générations (le fils devient père, grand-père, etc.. la fille mère, grand-mère, etc.). Concrètement, la question de la limite touche aux enjeux d’inceste et de meurtre8. D’un point de vue anthropologique général, quelle que soit la version historico-spatiale considérée, un système généalogique se résout en une construction dogmatique de la limite, dogmatique ayant pour visée la différenciation subjective de l’individu venant inscrire son propre destin dans celui de l’espèce.

À partir de ces données élémentaires, précisons maintenant le montage de cette construction.

 

3. Hermès moderne. La construction du Tiers du langage dans les sociétés

 

L’ordre dogmatique, dont relève l’organisation de l’Interdit en toute société, se ramène à ceci : instituer le Tiers du langage et lui faire produire son effet normatif. Pour des raisons tenant au style occidental du regard sur soi, la théorie de la communication méconnaît ce point fondamental.

La résistance, sinon le refus, des sciences sociales, humaines et de gestion pour reconnaître leur propre fonction dogmatique dans la vie des sociétés ultra-modernes hypothèque l’étude des bouleversements technologiques de la communication qui, s’ils affectent les possibilités d’une prise de vue générale en multipliant les voies d’accès au phénomène du discours dans l’humanité, ne sauraient cependant mettre en cause la logique du lien de parole, en tant que logique de l’Interdit. Méconnaissant leur versant normatif et leur propre montage en rapport avec la dogmaticité d’aujourd’hui, elles sont en rivalité insue avec les mises en scène traditionnelles de l’Occident, théologiennes puis sécularisées, du pourquoi ? nécessaires au fonctionnement anthropologique du discours. L’impératif universel d’une représentation des fondements de la parole et des catégories du discours – représentation que j’appelle l’Hermès moderne – ne peut être contourné.

Ainsi le thème et les pratiques dites de communication sont-ils venus s’inscrire à une certaine place, place structurale de la Référence – la place divine de l’Hermès antique –, comme discours dominant les deux plans différenciés de la représentation du pourquoi ? et de l’efficience normative des fondements. La Communication serait alors posée en équivalent d’un discours planétaire, déclassant toutes les versions religieuses et mythologiques jusqu’alors inventées pour énoncer les fondements du pouvoir de parler, et du même pas, ritualisant le principe de gouvernement dans un empire universel des signes ; progressivement et croit-on, pacifiquement, ce discours se substituerait à l’expérience jusqu’alors acquise par l’humanité en matière de gouvernement par la parole. Précisément, le problème de comprendre un tel mécanisme non circonscrit par l’anthropologie scientifique d’aujourd’hui, s’imposera de plus en plus, à mesure que se feront davantage pressants les affrontements induits par l’expansion du management en butte aux grandes religions non occidentales, c’est-à-dire aux représentations concurrentes de l’Hermès fondateur, tel que la tradition ouest-européenne l’a historiquement compris et agencé.

Nous touchons là directement à ce que nous appelons depuis les Grecs Politique, à sa signification élémentaire, d’essence anthropologique, inséparable de l’impératif d’instituer la vie par l’Interdit. Aussi, convient-il de relancer ici la remarque d’Aristote comparant l’homme et les abeilles : il n’y a de Politique que pour l’homme, qui seul d’entre les animaux a la parole9. Sous l’éclairage de la problématique d’Hermès et reliant celle-ci à ce que j’indiquais précédemment (§ 2), la structure – au sens où je l’entends : montages d’une construction institutionnelle ayant fonction anthropologique – apparaît : le politique prend consistance de place structurale dans un espace de représentation, où s’échafaude le Tiers du langage à l’échelle de toute société. À partir de là, l’effet juridique peut être envisagé comme indissociable, lui aussi, d’une logique des places.

 

a) Le montage, où prend place le Tiers du langage : la logique de la Référence

 

Le Politique se propose ici comme construction de l’élément inaugural, avec lequel tout l’agencement des discours, aussi bien social que subjectif, dans une culture donnée doit compter. Il s’agit, pour reprendre une métaphore antique, de machiner, c’est-à-dire d’instituer le parler 10 en le fondant. Mais que signifie alors fonder ? Nous retrouvons le thème de l’Hermès des Grecs, le divin qui imagina le langage et le discours – Hermès, dont le nom même, dit Socrate, se rapporte au discours et renvoie au pouvoir de cette activité qui désigne l’interprète (hermeneus) sous ses versions diverses : messager, adroit voleur, trompeur en paroles, habile marchand11. Disons, en termes plus modernes, que le Politique est la construction d’un discours sur les origines du pouvoir en tant que pouvoir du dire et qu’ainsi en tenant ce discours le Politique se pose comme étant lui-même une parole. De là, quant à la logique, le caractère tout à fait secondaire des contenus successifs de ce discours sur le dire dans l’humanité, l’essentiel résidant dans le fait que ce discours soit tenu à la place où il est tenu, cette place étant la place d’une représentation. Sur cette base, nous pouvons comprendre qu’une telle place soit par nature symbolique, c’est-à-dire langagière ; de même qu’un mot est à la place d’une chose absente, celle-ci devenant présente par la représentation, de même l’élément inaugural du Politique comme discours a statut d’évocation d’une chose absente, en l’occurrence l’Objet absolu du pouvoir.

 Cette notion, que j’avance comme pivot des systèmes historiques de représentation, ne peut être abordée, dans son principe et ses traductions institutionnelles, que si l’on saisit la fonction de représentation et ses modes d’expression foisonnants dans l’humanité. Représentation veut dire donner consistance à l’image d’un objet. L’objet est absent, le sujet en est séparé, cet objet devient présent par une représentation, comme image. De quoi peut-il s’agir dans la communication dogmatique ?

Là encore, il nous faut revenir aux conditions liées à la reproduction de l’espèce parlante, dans lesquelles se constitue l’univers symbolique d’un sujet. L’humain symbolise comme il respire, et c’est par là qu’il communique : mais, pour en arriver là, il doit émerger de l’opacité, dialectiser le fort-da, entrer dans la causalité en façonnant son lien avec le fondement des catégories, lequel se constitue en objet suprême de la représentation, c’est-à-dire comme l‘Objet causal, le principe des catégories. Nous savons, par la problématique œdipienne dont les ressorts inconscients ont été mis en évidence par la psychanalyse, que le rapport à l’Objet causal s’organise par la médiation des images parentales autour de la scène des origines (techniquement la scène primitive), images dont l’horizon est en définitive la représentation de cet Objet causal. Ainsi la fonction de représentation doit-elle être comprise comme ayant en vue la fabrication d’un univers symbolique d’objets médiateurs – univers dont l’institution familiale n’est, à tout prendre, qu’un relais juridiquement institué – avec lesquels l’humain élabore son identité sur fond de Raison, c’est-à-dire sur fond de séparation d’avec l’Objet majuscule, l’Objet causal, fondateur du lien de parole.

Tel est donc le bagage anthropologique qui fait vivre une société en tant que société d’êtres parlants : agencer l’impératif de représentation de l’Objet causal, c’est-à-dire en somme de l’Objet absolu dont tout sujet doit se tenir séparé, irrémédiablement séparé pour vivre et se reproduire dans la parole. Autrement dit, la construction sociale de cette représentation, en même temps qu’elle notifie le principe de Raison, légiférant ainsi sur la causalité, instaure le langage comme institution en posant le discours des images, c’est-à-dire en posant la métaphore fondatrice de tous les discours, la différenciation des messages et le corpus de la langue elle-même sont dépendants de cette mise sociale de base : produire la métaphore fondatrice qui donne à l’Objet absolu consistance de Tiers du langage, organiser la Référence.

On observera que toute formulation visant l’Objet causal et son institution comme Tiers, dans une société quelle qu’elle soit, ne peut être que mythique – remarque qui devrait obliger la théorie moderne du message (s’il advient qu’elle s’aventure dans ce domaine) à réviser la notion de mythologie quant au rapport de celle-ci à ce que nous appelons réalité12. Du reste, si par commodité occidentale j’utilise la métaphore de l’Hermès grec, je pourrais tout autant user d’autres métaphores du même registre structural, par exemple l’Animal totémique en telle société sauvage ou, pour l’Europe christianisée, l’énoncé théologien du Verbe incarné. Aujourd’hui, dans le contexte industrialiste du Politique, alors que se pose à nous de concevoir la question de pure logique enfermée par la tradition latine, puis européenne, dans le vocable religion et d’envisager l’universalité de la problématique de la Référence, un travail préliminaire doit consister à repérer les pièces maîtresses de ce montage du Tiers. Notons donc :

– La constitution d’un espace de discours propre à la référence fondatrice : la mise en scène du Messager.

L’espace de la Référence est la symbolisation d’un vide, par laquelle se joue, pour la société considérée, l’arrachement à l’opacité et s’élabore en permanence un dire d’interposition à l’adresse de tous les sujets du discours. Nous reconnaissons là, en son sens premier, l’Interdit. Remarquons encore que la Référence fait advenir la représentation d’un pourquoi ? originel, sous la forme d’une médiation visant l’Objet causal, ce qui en termes d’institutionnalité se traduit par la mise en scène du Messager, discours de représentation pure, c’est-à-dire Image de cet Objet causal ou absolu – Objet qui, dans la perspective de la problématique générale de la différenciation, prend aussi statut de principe d’altérité ; l’Objet absolu est aussi l’Autre absolu. En résumé, si le phénomène de la représentation est à ce point prégnant dans la constitution du Politique, cela comporte que le message d’un tel messager – du Messager majuscule – a lui-même statut d’image, n’appelant de ce fait aucune réponse, sauf la réponse que les Romains appelaient cultus, un culte. Selon l’analyse que j’en ai proposée, le culte de la Référence, quelles qu’en soient les modalités (y compris dans un contexte politique de négation de tout culte), signifie l’emblématisation du Messager, c’est-à-dire l’inséparabilité du messager et du message ; par conséquent, il appelle le phénomène de l’adhérence : l’Emblème absolu induit des réponses d’emblèmes vivants, autrement dit, il induit un enchaînement d’images. Un point crucial à noter est ceci : la mise en scène du Messager emporte le risque de compromettre la différenciation des messages et de promouvoir ceux-ci en reproduction de stéréotypes. Aussi, les organisations modernes, politiques et commerciales, usent à grande échelle d’une ritualisation mécanique, insue mais systématique. La formule pseudo-théorique « le message, c’est le médium » est à la fois ignorance de la structure et détournement anthropologique du sujet ; elle évacue la logique ternaire du discours et donne à la communication statut de duel ; en fait, cette doctrine promet le conditionnement animalier, avec ses inévitables effets de désubjectivation de masse.

– La logique de la Référence, étant une logique du Tiers du langage, est en tant que telle constitutive d’un système de légalité. Nous touchons là au principe généalogique comme principe de la culture, c’est-à-dire aux grandes manœuvres sociales du discours de la causalité en ce qu’il concerne la loi de la reproduction humaine, sur fond d’élaboration du principe de Raison. Si la Référence est ainsi comprise en rapport avec la structure même propre à l’espèce parlante, cela veut dire que la mise en scène fondatrice et ses suites de discours comportent un trafic de paroles à travers lequel sont joués, projetés sur la scène sociale comme sur un écran, des enjeux œdipiens. Autrement dit, l’espace politique du discours de la Référence comporte nécessairement une prise de position œdipienne quant à l’image du Père, c’est-à-dire quant à la représentation du principe de différenciation. On le comprend aisément, lorsqu’on évoque les montages institutionnels religieux familiers au regard occidental : Torah, Testament chrétien, ou au contraire étrangers, tels que le Coran ou tel corpus totémique, etc. En d’autres termes, là où, en tant qu’Occidentaux, nous reconnaissons le fait institutionnel sous sa forme que nous appelons religion, l’idée de montages impliquant l’image du Père et ses suites œdipiennes nous paraît concevable. Mais, qu’en est-il pour les sociétés industrialistes ultra-modernes du type européen, jouant la carte de la sécularisation sous l’égide d’un État-fabricant des normes juridiques ?

Il serait tout à fait vain de poser d’emblée que l’État, sous ses versions nationales diverses, ait valeur de Totem ou que, dans le contexte des traditions normatives ouest-européennes, on puisse le considérer comme effet, à long terme, du monothéisme occidental. Pour avoir accès à cette prise en compte et de la structure et de l’histoire, il est nécessaire, au préalable, de reconsidérer les bases de l’historiographie relative à l’institutionnalité de l’Occident, principalement celle concernant la grande cassure du XIIe siècle, que je désigne par la formule de Révolution de l’interprète. À partir de là, quand fut acquise la distinction de la théologie et du droit, assimilé le rationalisme du droit romain antique, aménagé enfin le principe d’un ficelage des discours par cet Hermès abstrait, c’est-à-dire démythologisé et a-religieux, qu’est le Status des scolastiques médiévaux (terme venu du latin stare, se tenir debout, et qu’on peut traduire ici : un certain mode du faire tenir debout la Référence) – en français, État –, la dispersion du discours de la Référence à travers les sociétés occidentales a démembré la fonction religieuse, l’a métamorphosée et a ouvert le cycle des remaniements du discours des origines, sur fond de promotion politique de la Science. De nos jours, la logique de la Référence en tant que logique du Tiers nous est proposée comme logique d’une Loi qui se confondrait avec le discours de la Science en tant que telle. S’il ne peut être question d’éluder le montage de l’Interdit comme structure propre à l’espèce parlante – problématique institutionnelle non reconnue par les sciences sociales d’aujourd’hui –, cela augure assez mal des possibilités de penser la communication en termes non arbitraires pour l’humanité contemporaine.

 

b) L’espace logique second, que les Occidentaux appellent droit

 

La position des sciences sociales, humaines et de gestion à l’égard du phénomène juridique est, à tout prendre, conforme aux tendances lourdes de l’histoire de la structure dogmatique européenne depuis la Révolution médiévale. Ayant progressivement pris statut de théologies sécularisées, c’est-à-dire ayant pris place de discours herméneutiques mettant en scène le pourquoi ?, les idéologies scientifiques (je prends acte de ce terme, idéologie sans y souscrire), inscrites au XXe siècle dans les principaux courants patristiques13 issus de Marx et Weber, ont de facto dénié le montage des deux plans de la communication dogmatique, celui de la Référence fondatrice et celui, plus techniquement normatif, de la construction juridique et des effets de celle-ci. L’ensemble symbolique, d’essence fïctionnelle et, de ce fait, vu comme peu conciliable avec la comptabilité mesurable des objets sociaux, est devenu méconnaissable, la dimension du Tiers, confondu avec le capital des représentations, religieuses ou autres, déclassées, n’étant pas objectivable selon les critères de la différenciation promus désormais pour instituer le lien de parole. Nous sommes entrés dans l’ére de la communication binaire et de la quantification des rapports duels, ce qui dans l’ordre de la subjectivation signifie l’avènement du sujet-Roi, autrement dit du sujet qui ne connaîtrait pas la limite. Telle serait la nouvelle communication, une communication sans l’institution du Tiers du langage. Mais, il n’y a là qu’apparences, en version moderne ; le discours de la Science appliquée au social ne peut que développer ses propres effets sociaux normatifs, notamment à travers les réseaux gouvernementaux et administratifs, publics ou privés, où prend consistance le Politique ultra-moderne. Dans l’économie dogmatique en tant que manifestation logique d’une société, la Science appliquée au social ne saurait éviter à la fois de se mettre elle-même en scène comme discours industrialiste de l’Interdit et, sur cette base, de se développer comme venant fonder un juridisme occulte. C’est dans ces conditions de méconnaissance des registres, que le droit n’est plus aisément repérable comme espace logique propre, espace second en ce sens qu’il est étroitement dépendant du montage anthropologique de la Référence et que s’y jouent précisément les effets du montage, effets de représentation dans leur principe. On sortirait plus aisément de la confusion actuelle des idées là-dessus, si les juristes assumaient leur statut de dogmaticiens, rompant avec la chimère d’un droit scientifique pratiquant l’expérimentation sociale (discours souvent affiché par la sociologie juridique), et si de son côté la science de l’homme en société se pliait elle-même devant la logique structurale et considérait d’abord la société comme figure de l’espèce.

La logique structurale, quelle est-elle en définitive, du côté du droit ? Elle se résume dans l’impératif d’une fonction : assurer la conservation de l’espèce parlante comme telle, à travers le circuit des messages où le droit tient une place médiane et médiatrice, pour la traduction, l’entretien et l’élaboration du Politique (au sens déjà indiqué : faire jouer l’ordre de la Référence, l’Interdit dont vit et par lequel survit l’espèce), sous forme d’interprétations, dont il sera question plus loin.

Le droit ainsi tient une place d’herméneute, dont on peut sommairement baliser le champ, compte tenu des intérêts de l’humanité qui justifient la normativité juridique comme telle. Schématiquement, je dirai ceci :

– Le droit est un savoir sur la fiction, puisqu’il traduit la structure en normes. Le mode de raisonnement occidental, depuis la Révolution médiévale, ne permet plus d’apercevoir combien le travail technique des juristes est intriqué avec le discours fondateur, c’est-à-dire avec la construction de la Référence. Cette intrication est néanmoins très clairement apparente dans certains domaines privilégiés (droit public relatif aux échafaudages internes de l’État, droit privé en ce qu’il touche à la justice généalogique, discours des juristes sur les fondements du droit).

Le droit met en œuvre les Fata de la culture. Autrement dit, il est en première ligne quant au discours des catégories à travers lequel tout sujet est parlé par avance. Cela veut dire que la subversion de la logique structurale par certaines interprétations législatives ou jurisprudentielles est une subversion des images fondatrices du sujet, avec effet de désubjectivation – question immense de nos jours.

– Le droit est un savoir sur l’échange, par conséquent d’emblée savoir sur la parole. Les agencememts juridiques traduisent le principe de l’échange, parce qu’ils ont d’abord en charge de notifier les conditions de l’échange princeps : la différenciation des places à travers la succession des générations : autant dire qu’il s’agit du réglage fondateur de l’humain : réitérer l’inaugural de la vie du désir pour chaque sujet, par la reconnaissance des places généalogiques. Mais on n’oubliera pas l’autre versant de l’échange, celui où se jouent les infinies variations du commerce, domaine encore d’Hermès, l’habile marchand selon Socrate. L’échange commercial, c’est-à-dire la circulation des créances et des dettes (domaine juridique des obligations), fait pendant à l’échange généalogique, au sens où il n’est pas de système institutionnel où, à travers le trafic entre créancier-débiteur, ne circule aussi une représentation réitérant les images fondatrices : autrement dit, l’économique ultra-moderne prend place, lui aussi, dans la dogmatique.

 

4. De la société considérée comme un Texte.

Remarques sur l’expérience historique de l’Occident

 

Il nous faut maintenant historiser notre réflexion, en mettant à profit les notations précédentes dans l’étude d’un cas structural particulier, politiquement le plus familier, le cas de l’Occident. On entrera ainsi, de façon plus concrète dans la complexité du mécanisme de la dogmaticité, à partir d’une formulation simple de l’enracinement anthropologique de chaque sujet : avant d’être enfants de nos parents, nous sommes les enfants d’un Texte. Cette proposition présente l’avantage de relier l’expérience occidentale au concept d’une structure universelle (la notion de Texte, pour définir la culture), en même temps qu’elle situe l’appartenance à la culture d’abord et avant tout comme rapport de filiation, c’est-à-dire qu’elle situe le statut culturel comme place de fils, le terme fils visant ici les deux sexes (selon la formule dont usait la tradition juridique européenne : fils de l’un et l’autre sexe).

En orthographiant Texte avec majuscule, je n’entends pas simplement réinscrire la modernité industrialiste européenne dans son lien à sa constitution religieuse historique (religions dites du Livre : Bible judaïque, Évangiles, Coran), mais promouvoir de nouveau14 l’idée que l’organisation dogmatique d’une société implique un système de transmission du discours (amour de la Référence, structure d’interprètes), système par lequel la société considérée traduit sa dépendance d’une logique de la transmission symbolique. Entendons : d’une logique d’élaboration du vide symbolique, à travers laquelle s’échafaude la reproduction de l’Interdit nécessaire à la subjectivation d’individus généalogiquement inscrits. De ce point de vue, les sociétés dites sans écriture construisent, elles aussi, leur Texte, bien que par une technique autre de l’institutionnalité : transmission alors non pas purement orale (comme on le laisse penser parfois), puisqu’elle est toujours accompagnée par la matérialisation d’objets rituels, objets qui sont l’équivalent de mots et prennent donc place dans une écriture ; il s’ensuit, dans cette perspective, que la notion institutionnelle d’écriture mériterait révision.

Ainsi, une société se présente, à l’instar d’un sujet ayant écrit ou écrivant son texte, comme sujet de fiction. Un tel sujet est donc construit, par des artifices institutionnels précisément. Il est donc là, se représentant son propre lien à l’Objet causal, il énonce un discours, il produit du sens, et même, comme je l’ai souvent souligné, évoquant alors le travail social de l’art, il rêve. Les institutions, dans leur principe, sont des montages d’écriture nécessaires à l’avènement de ce sujet de fiction, que je désigne encore du terme de Sujet monumental. En l’occurrence, nous avons affaire au ficelage symbolique du social, à l’arrimage de tous les discours dans le discours fondateur de ce Sujet, c’est-à-dire à la construction de l’identité de la société en tant qu’entité distincte des individus qui la composent, distincte aussi des autres sociétés construites de la même façon, érigées culturellement et jouant de ce fait leur propre mise d’identité. Sans cette construction, une société serait un magma et les techniques de gouvernement, autant que celles de la filiation quant à l’individu-sujet particulier, impensables. Il y a donc là nécessité logique : le Tiers du langage doit prendre consistance de sujet de fiction, auquel soit rapportable ce que j’appelle le Texte, quelle que soit par ailleurs la frappe mythologique de la culture en cause, sa représentation du vide symbolique (par exemple, dans les sociétés du Tao, si différentes des pratiques occidentales de l’image).

En dépit des propagandes sur l’ère nouvelle, prétendue a-historique, de la Communication, du Management mondial, etc., l’ordre industrialiste du discours ne peut déroger à la logique de la transmission symbolique, c’est-à-dire à la logique d’un Texte, enrichi, parfois brisé, puis métamorphosé, transmis donc lui-même comme histoire où se joue l’histoire d’un Sujet transhistorique. Je n’entrerais pas ici dans une théorie de l’histoire du Sujet de fiction occidental, histoire dont les éléments techniques, en ce qui concerne le millénaire qui s’achève doivent d’abord être recherchés dans une histoire générale de la dogmaticité depuis la fracture du XIIe siècle – instant hautement politique et bouleversant de l’évolution structurale de l’Occident : sur fond de distinction théologie/droit, de remaniement de la théorie politique de l’image, d’une prise de position juridique sur la division des choses et des mots et sur le statut de la preuve de la vérité (tout cela prenant corps dans la conversion de l’Europe au droit romain), surgit l’État, concept porteur de toutes les virtualités, aussi bien théocratiques que laïques, des modes d’organisation moderne de la Référence. Je me bornerai ici à quelques remarques.

Notons au préalable fermement ceci : un rapport logique, fruit des répétitions de la représentation propre à l’Occident, soude le mécanisme juridique industriel à l’histoire du droit romain en tant qu’histoire de la Raison dans les institutions ; ce rapport ne peut être évacué, car le système industriel ultra-moderne ne peut pas ne pas répéter ce rapport, c’est-à-dire transmettre ce type particulier de constitution juridique du principe de Raison. Une telle constitution fait partie de la reproduction symbolique, du travail de représentation où généalogiquement se reconnaît l’Occident sous son propre regard. Prenant acte de cela, il est possible de faire des prélèvements dans le tissu historique – ce que je me propose de faire ici – et de réfléchir là-dessus, afin de bien comprendre que les phénomènes de communication dépassent de beaucoup en complexité ce que laissent entendre les sciences sociales, humaines et de gestion d’aujourd’hui, si peu attentives à la constitution dogmatique de l’Occident. La reproduction d’une structure de Texte n’est pas réductible à la comptabilité des étapes d’une évolution dont les données de base elles-mêmes sont noyées dans les standards de l’actuelle historiographie.

Une réflexion sur le Texte comme structure de société, à partir de l’expérience institutionnelle propre à l’Occident, éclaire quelques questions centrales visant les agencements de la dogmaticité comme agencements de la culture même : quelle est la nature des médias ? Comment circonscrire les procédures d’organisation du discours fondateur ? Quelle place tient, dans l’ensemble du système de communication, le produit dogmatique par excellence, la filiation au sens technique où l’entendent les juristes ? Je partirai du noyau de l’expérience moderne européenne, à savoir de l’institutionnalité médiévale.

 

a) La fonction élémentaire de deux médias traditionnels, l’exégèse et le corps souverain : instaurer le pouvoir de la vérité

 

D’un point de vue de communication, si la société est conçue comme un Texte, cela comporte que cette textualité d’un discours social à vocation normative (parce qu’il s’agit d’assumer un impératif de reproduction, l’herméneutique sociale) puisse se ramener au colportage, sans cesse repris, d’un discours ayant statut de discours vrai. Dans la perspective structurale du montage où prend place la métaphore d’Hermès, le principe du discours est la métaphore elle-même, autrement dit une représentation, laquelle commande à l’ensemble du système dogmatique considéré. De la sorte, être partie prenante du Texte, se reconnaître sujet de la culture, y prendre place, c’est entrer dans cette représentation, participer au discours vrai de la métaphore fondatrice. Usant d’une formule familière, je dirai : c’est entrer dans la combine du montage, y entrer non pas n’importe comment mais sur le mode légal, à la manière de l’héritier d’une succession.

Pour l’individu-sujet, venant inscrire son être dans le Texte de la société à laquelle il appartient comme sujet vivant sous une Loi, le lien au Texte se présente comme rapport de légalité avec le discours vrai déjà là. En tant qu’héritier de la culture, nous succédons à ceux qui nous précèdent, pour prendre notre part du discours vrai déjà là, ce que traduit si bien la sémantique du latin succedere : entrer sous (ou dans), s’assujettir à, remplacer. Poussons un peu plus l’étymologie ; on relèvera le sens ordinairement négligé : marcher à souhait, réussir, etc. Je résumerai en disant : l’appartenance au Texte se définit comme soumission qui marche.

À compter de ces remarques, les formules, apparemment absconses, de la dogmatique médiévale, à propos de ce que nous allons considérer comme les grands médias traditionnels, prennent leur relief. L’écriture naïve de la dogmaticité de cette époque, pour nous reculée bien que moderne dans sa voie d’approche de la structure normative, consiste à situer le lien du sujet au discours vrai comme lien à la descendance des textes qui composent ce discours. L’inscription dans la culture se propose comme rapport au pouvoir généalogique des textes. Ainsi les exégètes prennent-ils place comme médium accomplissant une fonction précise, d’explication de ce qui fait qu’un texte juridique dit vrai.

Exemple. Un texte juridique déclare : le pouvoir ne doit pas être déféré au sang, mais à la vie15. S’agissant plus loin de la succession des évêques référée au Christ, le commentateur explique : il s’agit de susciter une semence au Christ. Un tel message, perdu dans la masse scolastique du XIIe siècle, peut être décomposé en éléments du montage : 1° l’auteur de la collection qui rapporte le texte se pose en transmetteur, et le commentateur n’est là que pour faire valoir le texte, l’auteur politique du discours est le texte ; 2° la règle juridique technique (l’élection des évêques), en tant que contenu explicite, n’est juridique que parce qu’elle est référée, à travers un emboîtement d’autres textes, au Nom fondateur (le Christ) ; 3° le statut de vérité de la Référence est défini comme fondé sur la reproduction généalogique (métaphore de la semence du Christ).

À l’instar d’une peinture naïve, ce prélèvement scolastique nous propose l’artifice institutionnel comme étant sans artifice, la vérité naturelle du montage de base : le discours vrai est le discours de la reproduction du vrai. Telle est, en définitive, la définition la plus pertinente du Texte social lui-même, en tant qu’il se propose au sujet de la culture comme ce qui est dit parce que cela doit être dit. Nous reconnaissons là l’essence du discours dogmatique. De ce point de vue, s’agissant donc d’une mise de représentation, le système dogmatique médiéval dont il est ici question s’apparente au message théâtral ou pictural ; il procède de la mise en scène du pourquoi ? originel. De par sa facture pour nous archaïsante, il nous met en présence d’un éclairage très cru du problème de la vérité sous statut de message dogmatique.

Or, la pratique médiévale du Texte, telle que permet de l’observer le précédent exemple, montre que le discours vrai résulte d’un rapport au pouvoir de la représentation, laquelle nous renvoie au fondement généalogique du rite. De la sorte, sous l’angle d’une histoire des versions diverses de la représentation dans les montages dogmatiques de l’Occident, la vérité prend consistance d’une fonction – fonction dont la fin est de traduire, par le discours, le pouvoir de la représentation fondatrice.

Cette manière d’aborder les médias médiévaux exige qu’on s’éloigne de la méthodologie gestionnaire pour s’engager dans l’examen des liturgies rhétoriques ou de la ritualité dont s’entoure la textualité de la culture. Il faut, pour cela, comprendre l’idée d’une généalogie du discours vrai, impliquant un ordre des textes, divisé et hiérarchiquement différencié, dont l’Occident contemporain méconnaît et la nature et les effets. Pourtant, en dépit du peu d’intérêt de la théorie de la communication pour le phénomène rituel en tant que tel,  les élaborations médiévales autour du thème du pouvoir incarnant la vérité16 nous offrent une grande leçon quant au mode de propagation du pouvoir dans une société. Je dois ici rappeler l’une des sources de la notion d’État moderne : la mise en scène du corps souverain comme reflet de l’Image absolue, d’abord par le pontificat romain.

C’est par la ritualisation d’un discours de la vérité fondatrice – vérité d’une représentation généalogique  – que le principe de l’État s’est construit et diffusé en Europe. L’agent historique en a été le christianisme pontifical, porté par le droit romain impérial dont il fut le premier héritier mythologique au Moyen Âge17, avant qu’à leur tour les puissances laïques et nationales ne s’en fassent les propagandistes pour leur compte. On comprend dès lors que la religion latine soit au cœur des montages de la communication dogmatique en Occident. L’institution ecclésiastique montre sur quoi repose le principe d’organisation que nous appelons, à la suite des glossateurs18,  l’État : l’aménagement rituel d’un lieu de fiction, défini à la fois comme lieu de la vérité et comme lieu du pouvoir. Un tel lieu peut être dit souverain, en ce qu’il sert de médium entre la société et son Objet causal ou absolu ; ainsi, la place souveraine est-elle le point institué de la rencontre de la Vérité et du Politique. Le caractère d’absolu d’un tel aménagement, diverses maximes l’exposent : le pape a toutes les archives dans sa poitrine, il a tous les droits dans sa main, etc. Structuralement, le pape est en position d’image de l’Objet absolu ou reflet de l’image absolue. En termes de ritualité, il est l’emblème vivant de la Référence et à ce titre l’Emblème souverain. Je désigne cette technique rituelle du terme d’emblématisation du sujet, en l’occurrence du Sujet venu légalement à la place de la Vérité et du Politique ; en termes d’institutionnalité : sujet venu représenter le principe de Raison dans le système dogmatique. Anthropologiquement, les États modernes sont sortis de cette grande expérience ritualisant le Texte à partir d’une place mythique mettant en scène l’image du Messager. Héritiers de cette construction, les États peuvent être dits, en ce sens précis, herméneutes, reflets de l’Hermès divin ou mythologique.

 

b) La société comme sujet qui parle : L’Auteur fictif du Texte

 

S’il y a Texte, il y a Auteur. La nature fictionnelle des constructions dogmatiques n’est pas la dénaturation des procédures de la parole observées chez l’individu ou dans les relations dires groupales ou intergroupales, etc. ; elle est, pour reprendre une formule antique définissant la fiction de la filiation adoptive, une imitation de la Nature. Considérée sous cet angle, la société n’est pas un agglomérat de groupes, mais une transposition anthropologique du sujet de la parole. Voilà ce que, sous l’effet de l’empirisme gestionnaire et des propagandes scientistes de la Communication à l’ère ultramoderne, nous méconnaissons radicalement : le phénomène d’un Auteur fictif du Texte. Certes, un peu plus d’attention pour les élaborations juridiques amènerait à prendre en compte le minimum : un État s’exprime comme sujet juridique face à d’autres États, eux aussi sujets, sur la scène internationale ; une législation interne n’est pas seulement imputable à la majorité parlementaire qui l’a votée, mais a statut de texte d’État, etc. Pourtant, ces faits de discours et d’écriture sont en tant que tels négligés, en raison d’un abord erroné du problème de base de la communication : qu’est-ce que parler ? S’il était envisagé de rapporter ce problème aux données générales de la différenciation humaine, à l’enjeu d’interdit dont dépend l’institution du sujet, c’est-à-dire au rapport de la parole avec le Tiers du langage (§3, plus haut), on déboucherait inévitablement sur la question de la société comme sujet : pour une société, qu’est-ce que parler ? 

Sur ce terrain, nous allons devoir affronter l’interrogation sur les fondements de la parole pour la société comme sujet – interrogation en elle-même très difficile dans la conjoncture intellectuelle d’aujourd’hui, puisque aucune discipline constituée ne s’en reconnaît la charge. Aussi, l’expérience médiévale va-t-elle contribuer à éclairer la voie d’un accès possible, si du moins l’on veut bien – oserai-je le dire, face à l’objectivisme dominant ? – renverser ici la vapeur, en renonçant au poncif d’après lequel le message humain est le reflet du rapport à ce que nous appelons réalité objective. Pour saisir en effet ce dont il est question dès lors que la parole est reconnue comme devant être fondée (c’est-à-dire référée, inscrite par avance dans l’ordre de la Référence instituante) avant d’être énoncée, nous devons partir du primat de la représentation. En d’autres termes, la parole en tant que phénomène anthropologique doit être comprise, par nous qui l’étudions, comme liée au fondement de la vie, c’est-à-dire au soutien de la vie par la représentation, dans notre espèce. Cela signifie, pour la société comme pour l’individu : la nécessité de tout ramener aux mots pour qu’il avait des choses. Ainsi faut-il poser qu’il ne saurait y avoir de vie sociale, c’est-à-dire ni politique, ni science, ni relation au monde, en quelque société que ce soit, sans que celle-ci ne se représente ce qu’elle est en parlant, autrement dit sans se représenter le langage. Nous avons déjà médité sur Hermès. Ici nous devons noter de nouveau que la métaphore d’Hermès, qui met en scène une telle représentation sous la forme d’une scène des origines du langage, est une parole. Comment concevoir cela, que la représentation du langage soit elle-même une parole ? Sous des variances multiples, le Moyen Âge exprimait ce principe de la loi humaine ; j’en retiens une formulation, forgée à Byzance celle-là : le « logos » constitutif de la communauté19. Pour tirer profit de cette maxime, nous allons l’examiner comme comportant deux versants, qui sont comme deux faces d’une monnaie :

–  Le « logos » constitutif de la communauté est d’abord le discours grâce auquel la société, à l’instar d’un sujet humain, différencie le monde avec des mots et, ce faisant, institue le rapport du mot et de la chose en manœuvrant la représentation qui entre eux fait lien. Or, la représentation qui entre le mot et la chose fait lien – une fois de plus, nous retrouvons le Tiers du langage –, le système dogmatique médiéval permet de l’appréhender. Il suffit pour cela d’interroger le « logos » constitutif, le discours juridique pontifical qui – fait remarquable, totalement omis par l’histoire de la philosophie elle-même – définit, sur le mode normatif le plus extrême (par un texte officiel du savant-législateur que fut Grégoire IX)20, en quoi consiste le rapport entre la parole (sermo) et la chose (res). Que faut-il en retenir, quant à la représentation qui fait lien entre mot et chose ? Essentiellement, qu’il s’agit d’une représentation mettant en scène le pouvoir : le pontife ici se pose comme ayant pouvoir d’authentifier la division des mots et des choses, et d’en tirer la conséquence logique, à savoir définir les catégories. La contre-épreuve de ma remarque, on la trouve un siècle plus tard, dans le déroulement de la querelle des universaux (XIVe siècle, à travers laquelle fut livré, par une bataille philosophique portant à la fois sur le pouvoir de diviser les mots et les choses, et sur les catégories elles-mêmes, le premier grand assaut moderne contre l’idée théocratique du pouvoir). Dès lors mesurons-nous que le « logos » constitutif comporte un enjeu de représentation (c’est-à-dire une prise de position sur l’image du pouvoir, en termes généalogiques une représentation du Père) et que son discours, fût-il de la plus haute subtilité philosophique, est porteur d’un effet de marquage, pour les individus-sujets de la culture au compte desquels est instituée une représentation de la différenciation d’avec le monde. À ce discours s’attache donc aussi le caractère d’emblème, au sens étymologique de ce terme ( = ce qui est appliqué sur le fer ou le bois, ce qui est greffé, incrusté). Sans doute oublieux de leur appartenance institutionnelle au genre humain, les Occidentaux, grisés de concepts, n’aperçoivent plus que les théories ont valeur sociale et subjective de marques, à l’égal de celles inventées par les cultures sauvages pour communiquer à leurs ressortissants un type de division des mots et des choses. De nos jours, la Science a pris rang de « logos » constitutif et c’est d’abord dogmatiquement qu’elle nous marque.

– Second versant de la maxime : la reconnaissance du pouvoir de la parole et son corollaire, construire l’image d’un Autre absolu.

Il faut bien voir que l’Auteur fictif du Texte est la traduction institutionnelle du principe d’altérité pour la société comme telle. De là, l’importance des élaborations dogmatiques qui rendent plausible qu’une société se pose, par les montages adéquats, comme sujet qui parle. Du fait de la relative simplicité de l’organisation du discours normatif au Moyen Âge, le travail scolastique, aujourd’hui assez bien connu grâce à des études sur les concepts techniques (juridiction, empire, pouvoir direct ou indirect, etc.), nous enseigne beaucoup sur la signification ultime des échafaudages de Noms à l’aide desquels les pouvoirs se constituent en sujets de fiction. Jurisdictio, Imperium, Potestas, etc.. sont les éléments d’une construction de l’identité de la société comme Sujet du Texte, de sorte que le pape, l’empereur, les monarques, les corps abstraits sous statut de personne fictive (persona ficta) se présentent en représentants de l’Autre absolu dans une construction de discours étagés, ayant donc, comme représentants de cet Autre abstrait, valeur symbolique. Si l’on examine de près la manœuvre scolastique des notions politico-juridiques, massivement empruntées au droit romain, la problématique d’ensemble se dessine : la question d’une mise en scène symbolique de I’Auteur fictif (notamment sous la forme juridique de l’Auteur du corpus des lois) jouxte la question de la Raison. Si nous réfléchissons là-dessus avec les moyens modernes d’accès à ces problèmes (essentiellement avec l’aide de la psychanalyse), on aperçoit qu’élaborer la société comme sujet qui parle entraîne un risque de folie (folie, au sens de la non-symbolisation du rapport à l’image), laquelle se traduit en effets meurtriers, le meurtre s’inscrivant alors comme forme pervertie du rapport dogmatique de communication en se substituant à la parole. Dans l’histoire institutionnelle occidentale, le droit romain mérite, à notre regard moderne aussi, son titre scolastique de Raison écrite (Ratio scripta). C’est par les emprunts au droit romain, déjà passablement christianisé dans l’Antiquité tardive, que la dogmaticité européenne a construit sa version du lien social comme lien juridique au Texte.

 

c) De I’ Auteur au Père : l’essence généalogique du principe institutionnel

 

Si l’on entend la notion de généalogie au sens élargi qu’en proposent mes travaux, c’est-à-dire comme traduisant pour la société et les individus de sa mouvance juridique l’ensemble des règles d’organisation tournées vers la reproduction de l’espèce, l’institutionnalité dans son principe ne fait que traduire le principe de vie. L’idée de filiation devient l’axe de la culture, en ce que la reproduction se résout en agencements d’élaboration et de transmission d’un message généalogique, donc en un système de communication, selon la distinction postulée par la logique du Tiers, ainsi traduite par la tradition juridique antique et médiévale : communication entre deux plans, celui du droit divin et celui du droit humain, c’est-à-dire anthropologiquement le plan de la mythologie et le plan des normes.

Si l’examen de l’ancienne formule des juristes byzantins, le « logos » constitutif de la communauté, met bien en évidence le mécanisme d’un système d’énoncés ayant valeur de légalité et rapportables à l’entité politique mise en scène comme Sujet d’un tel discours, les médiévaux latins nous expliquent ce mécanisme comme paternité des lois dans la société. Selon cette perspective, tout message normatif descend généalogiquement du lieu de sa provenance21. Autrement dit, la normativité comme telle recèle une représentation du Père et cela ouvre un champ immense à la réflexion moderne.

À partir de ces remarques, on notera que la communication dogmatique peut être étudiée comme véhiculant, partout dans l’humanité, l’essentiel des représentations concernant l’enjeu de différenciation dans l’espèce. Autant dire qu’à travers la représentation du Père, incluse dans l’échange dogmatique, chaque société joue sa mise quant à son propre lien à la Raison. Du même pas, il faut constater l’impasse des considérations psychanalytiques d’un problème aussi considérable, s’il est fait abstraction de la fonction anthropologique des montages institutionnels que, pour l’instant, la psychanalyse, en recul aujourd’hui par rapport à Freud, n’a pas été en mesure de saisir pour la pratique clinicienne elle-même22. Enfin, on peut observer que la réflexion sur le Politique dans l’univers international contemporain aurait le plus grand intérêt à prendre en compte l’ordre dogmatique, superbement ignoré par les discours gestionnaires, alors que la planète, politiquement différenciée comme elle l’est anthropologiquement quant à la représentation du Père, vit aussi le partage du monde sous forme de guerres de l’image.

 

5. Problèmes en vrac

 

La difficulté de faire admettre, à l’époque de la conquête du monde par le Management (entreprise d’essence religieuse et guerrière), la notion même de communication dogmatique est un signe d’absence de rigueur scientifique des interrogations contemporaines sur l’homme et la société. Le mécanisme de la Référence fondatrice et des effets normatifs du montage est obscurci par des considérations pseudo-théoriques sur les comportements d’information et par des concepts tels que celui d’idéologie, expédient qui permet notamment d’écarter la problématique générale de la parole. Les idéologies sont en fait des substituts sécularisés de la théologie politique et du système de croyances chers à l’Occident. Mais nos manières d’envisager le phénomène dogmatique en le déniant traduit la cohérence du régime industriel de la normativité par rapport à la tradition européenne où il s’inscrit ; de la sorte, on peut dire que cet ordre dogmatique particulier, parcelle historico-spatiale d’un puzzle planétaire, défend avec ses moyens propres sa carte anthropologique propre, c’est-à-dire son système de représentation et ses agencements symboliques.

Dans le contexte culturel d’aujourd’hui, quelques remarques préliminaires paraissent s’imposer, à propos du discours néo-fondateur qu’est le Management, avant de parcourir certains problèmes essentiels auxquels une recherche indépendante devrait porter attention.

Il faut prendre acte de l’expansion du discours gestionnaire comme d’une Réforme constitutive de l’ultramodernité. Pointe avancée du gouvernement industriel. le Management, qui tend à infiltrer l’ensemble des sciences sociales, humaines, etc., tend aussi à s’adjuger de facto les constructions de la Référence ; en ce sens, il est la version technologique du Politique. Où il est question du Politique (notion que j’utilise sous sa définition aristotélicienne), il s’agit de communication chez l’animal parlant. Or, la rationalité managériale manie, sous le couvert de libérer les pratiques sociales de la parole, le discours des fondements, non pas pour l’affranchir d’entraves historiques comme on l’affiche (par exemple, sur le thème du Management inter-culturel), mais inévitablement selon les contraintes imposées par la structure du Tiers du langage. Il s’ensuit l’inattendu. Suivant un bon mot de praticien, la gestion communicationnelle prétendue scientifique a pris les proportions d’une foi médiévale (a medieval faith)23, tandis que les travaux théoriques et les discours d’accompagnement, trame d’une dogmaticité insue, plongent dans la platitude.

Ainsi pense-t-on pouvoir tenir pour désuet le montage de l’écart nécessaire à la mise en scène symbolique de l’Hermès et mettre en œuvre le télescopage des deux plans de la communication (le plan mythologique et le plan normatif) : la promotion politique. commerciale, intellectuelle du sujet-Roi suppose que la société soit conçue comme agglomérat d’individus pris un à un, de groupes pris un à un, par conséquent condamnés au rapport duel ; mais on ne saurait pour autant abolir la logique de la triangulation, indisponible par principe. Sous le terme platitude, ici, j’entends, du côté des théoriciens-commentateurs du sujet et du social post-modernes, l’abolition de la perspective dont relève l’impératif de la Référence tierce, la non-prise en compte du mécanisme de la dogmaticité auquel le Management ne peut pas ne pas avoir à faire face – mécanisme qui réapparaît sous forme d’affrontement à mort avec les systèmes de représentation autres, tels que l’Islam – et l’incurie dont font preuve les tenants de la religion du sujet-Roi en s’attaquant sans critique au capital symbolique de l’humanité partout où les intérêts du marché de l’organisation l’exigent. Concrètement, la platitude se traduit en un jeu de paroles et d’écrits – équivalents d’actes de force –, qui codifie selon des critères scientistes les interrogations sur la communication humaine (standardisée, par exemple, en paramètre de développement), planifie le discours des fondements par un réseau de disciplines utilisées sur le modèle des filières de production et finalement en posant le Management universel à l’instar de l’Imperium universel des médiévaux écrase la problématique (sans bien entendu en ruiner l’exigence logique) de la différenciation dans l’humanité. Il n’est pas jusqu’à la psychanalyse, qui ne cherche à s’inscrire, parfois avec ostentation, comme entreprise d’efficiency, avec à la clé le fatras conceptuel, les effets de secte et la transformation de la clinique en propagande.

Dans de telles conditions, qu’il faut bien qualifier d’encadrement et de surveillance de la pensée contemporaine, certains problèmes restent inexplorés, alors qu’ils concernent très directement la connaissance de la culture d’Occident et l’analyse de la reproduction institutionnelle – reproduction irrévocablement fondée, partout dans l’humanité, sur la logique de la parole, quels que soient par ailleurs les exploits de l’ultra-industrialité. Je retiendrai ici trois questions majeures :

 

a)  La parole de l’Etat. Remarques sur l’institution de la diplomatie

 

Si l’on conçoit la base logique – la fonction du Tiers du langage – sur laquelle s’édifient les montages institutionnels, on peut saisir les enchaînements du discours industrialiste où prend consistance la représentation managériale du monde, version scientifico-technocratique du thème du gouvernement naturel, si familier aux Occidentaux 24. Le gouvernement moderne se propose essentiellement de gérer des données, il émet des messages à contenu objectif, la machine à communiquer 25 se donne pour une technologie de la communication directe et transparente, de sorte que le Politique, en tant que rapport au fondement herméneutique et à l’opacité du Tiers du discours pour la société, tend à perdre son statut classique pour devenir simple paramètre dans l’évaluation scientifique des données, ayant pour horizon de faire vivre une multitude de sujets pris un à un, chacun sous statut de sujet-Roi.

Or la logique est indéracinable et la structure ne saurait être abolie. En termes freudiens, le principe de plaisir, c’est-à-dire la non-limite, ne saurait se substituer à la loi de l’espèce parlante, dont relève le Politique. Quelles que soient les caricatures ou perversions contemporaines, celui-ci continue de s’imposer comme principe de construction de la Référence, au sens où, en toute société, la Référence se produit théâtralement sur la scène publique comme Sujet de fiction qui parle. Évitons le fantasme de la manipulation universelle, car aussi patents que soient les modes d’intervention communicationnels pour transformer les citoyens en marionnettes ou en crétins crédules, aussi meurtriers qu’en soient les effets, l’humanité ne vivra jamais la manipulation sur le mode animalier ; elle se représentera la Main qui manipule, à preuve l’expérience des peuples soumis aux exactions totalitaires : les pouvoirs terroristes ne peuvent tuer la représentation chez leurs victimes. Qu’est-ce que la Main invisible26 du pouvoir, dans les pays à régime de communication libérale ? Si la sociologie en l’occurrence éclaire l’interrogation, le thème nous renvoie aussi, comme y insistait la naïve emblématique du XVIIe siècle (cf. Bornitius), à la symbolisation du Tiers, c’est-à-dire aux techniques institutionnelles de la limite et de l’identité pour donner visage au Tiers social, le mettre en scène sur un mode normatif non destructeur des individus. En même temps, nous voyons bien que l’individu sujet-Roi ne saurait, sans que ne soit promue politiquement la dé-Raison, être inscrit comme Tiers social.

Si le sujet-Roi n’a pas la moindre chance d’être la Référence planétaire de l’humanité, il faut bien comprendre que le mécanisme de la parole en société s’y oppose, comme le montre le succès politique du Management lui-même. L’individu triomphant a valeur de fantasme dans le Texte que nous appelons la société libérale : c’est une traduction momentanée du rapport à la scène des origines, pour l’ensemble du système de représentation et de légalité juridique où nous vivons. À cet égard, comme inscription dans la structure, la théologie séculière du sujet-Roi (en termes gestionnaires : l’idéologie individualiste) est donc la répétition d’un élément déjà là historiquement, non pas seulement quelque artefact des rapports économiques et sociaux. Ainsi peut-on concevoir que sans les montages normatifs de la Référence où il prend place, le sujet-Roi tomberait dans le néant et que, par conséquent, le thème, en ce qu’il postule une libération des impératifs institutionnels, est une contradiction dans les termes, tandis que, dans les rapports stratégiques entre cultures, la représentation légaliste de l’individualisme (l’idéal du sujet-Roi) est devenue une arme entre les mains occidentales ; sur cette base, on peut s’attendre au regain des guerres de la représentation dans l’humanité.

Y a-t-il donc aujourd’hui, dans les sociétés soudées par l’histoire religieuse et juridique européenne, État managérial et comment un tel État, qui du point de vue de la représentation tend à se confondre dans l’image sociale de l’individu sujet-Roi, peut-il être considéré mythologiquement comme Sujet de fiction qui parle et produit l’effet juridique ? Autrement dit, la communication directe et transparente annonce-t-elle la fin de l’organisation que nous appelons État ?

Ici, nous rencontrons un effet inattendu des transformations du rapport à la causalité dans la culture d’Occident : l’effet du développement des sciences sur la représentation. Du fait que le Management, tenu pour principe gestionnaire virtuellement universel venant se substituer aux méthodes classiques de la communication dogmatique, se pose comme n’étant lui-même qu’un effet du développement scientifique, du même pas il se pose comme non-légiférant, autrement dit comme non-pouvoir, n’ayant donc rien à voir avec le système fictionnel classique du principe d’autorité. Ainsi vivons-nous le temps où le pouvoir revendique sa propre disparition, en même temps que l’idée de loi de la vie sociale et subjective ne ferait plus qu’un avec le concept scientifique de loi – quiproquo redoutable pour l’humanité. Dès lors, il faut s’interroger sur les conséquences probables d’une telle position, quant à l’utilisation du mécanisme institutionnel de la parole – mécanisme comportant la délicate machinerie de la Référence, par laquelle opère cet élément symbolique essentiel à la vie de l’espèce : la garantie que se perpétue un discours des fondements de la Raison, discours de la causalité (c’est-à-dire, discours du rapport de représentation à l’Objet causal) construit par l’entremise d’une métaphore fondatrice de tous les discours.

S’agissant de métaphore fondatrice, grâce à laquelle les grandes entités mythologiques et religieuses modernes que sont fonctionnellement les États, s’instituent et se reconnaissent entre elles dans l’économie dogmatique de la Référence, la réflexion s’oriente vers l’idée que la machine à communiquer doit être assurée d’elle-même symboliquement, c’est-à-dire fondée en Raison et pouvant, à partir de ce point de Raison, adresser ses messages légaux. Or, la question de l’assurance symbolique dans les systèmes institutionnels ne peut se jouer que par des jeux de simulacre, c’est-à-dire liturgiquement et rituellement, question irrémédiablement brouillée pour le regard contemporain, qui confond ritualité et irrationalité. La voie sans doute la plus directe, pour sortir de l’actuelle confusion, serait d’ouvrir la question de l’institution diplomatique.

Il est significatif que la diplomatie soit une matière en jachères. La littérature académique, même chez les juristes spécialisés en droit international ou chez les historiens des règlements de comptes entre États, néglige l’institution diplomatique. Dans le même temps, les sciences sociales, humaines et de gestion regorgent de considérations sur la négociation, le règlement des conflits et les rapports de force. Tout se passe comme si le phénomène de négociation lui-même, en tant que manifestation privilégiée du Politique dans les sociétés ultramodernes, était devenu un phénomène de parole vide, c’est-à-dire prioritairement une technique de communication dont le sujet serait absent. Sur ce problème considérable, la pratique et la théorie du Management ont développé un discours fondamentaliste du parler vrai, dont les éléments techniques se ramènent à deux problèmes majeurs de la diplomatie : 1) qu’est-ce que la notion de dialogue dans les institutions ? 2) quelle est la fonction des formes ?

Une réflexion sur la diplomatie présente d’abord l’intérêt de circonscrire la notion de dialogue. La diplomatie nous montre l’ancrage de la communication sociale dans une problématique institutionnelle d’ensemble, désignant par là que le montage politique de la Référence définit deux espaces sociaux distincts, l’un que la tradition occidentale dénomme public, l’autre privé, c’est-à-dire institue deux modes du parler. À chaque société sa culture, son agencement propre des deux espaces. Dans la perspective des traditions normatives européennes, fixées au XVIIe siècle de façon quasi définitive (voir l’œuvre de Grotius), un diplomate qui négocie n’a pas statut de caution (nous dirions aujourd’hui : otage), mais de messager auquel l’État dont il est le mandataire prête sa voix ; le diplomate s’éclipse comme sujet de sa parole, il tient le discours de l’État. Par conséquent, le parler vrai public et le parler vrai privé ne relèvent pas du même ordre : la parole de l’État n’est pas la parole d’un sujet privé, mais du Sujet monumental de fiction ; les médiévaux énonçaient cette loi de la structure, à propos du monarque, en évoquant ses deux corps. Dans l’espace public du discours, le dialogue au sens de la maïeutique de Socrate n’a pas sa place.

L’institution diplomatique met ainsi en évidence le fonctionnement de la fiction qui rend possible l’espace du discours propre de l’État. Mais elle montre aussi que la division des deux espaces a par elle-même un sens, quant à l’agencememt social de la limite : non seulement le montage de la Référence, comme nous l’avons vu, notifie la limite à l’individu-sujet. c’est-à-dire notifie l’interdit, mais l’institution de la limite vaut pour la Référence aussi, en tant qu’un État, par exemple, est en place de garant des catégories juridiques, dont fait partie naturellement la distinction des deux discours, public et privé. De ce jeu complexe de la communication politique dépend ce que nous appelons libertés. Du même coup, la division des espaces apparaît comme point névralgique du lien social, car il suffit de déplacer la frontière entre les discours, pour désarticuler l’ordre de la parole et faire basculer la communication vers la confusion des registres. C’est par ce levier que les États totalitaires au XXe siècle ont pu bouleverser l’ordre des discours et, par voie de conséquences, promouvoir des catégories normatives littéralement insensées. Dès qu’on porte atteinte au principe de division des deux espaces, on touche au principe de Raison, de sorte qu’inévitablement la problématique de la limite se retourne, jusqu’à promouvoir institutionnellement un principe de Folie, autrement dit substituer le meurtre à la parole. Le totalitarisme est l’équivalent politique de la folie privée, où la clinique découvre qu’un meurtre a toujours valeur de message27.

Où en est, dans les sociétés libérales, cette question de la frontière entre parole publique et parole privée ? La division est brouillée. Faute d’une critique sérieuse, les pratiques managériales sont aujourd’hui incapables de l’affronter autrement qu’en actes, pratiquant la dangereuse confusion des deux plans. L’ultramodernité a retourné la carte totalitaire, sous la forme de l’irruption de la dogmatique du sujet-Roi – l’individu devenu mini-État, selon la formule du cinéaste Wenders –, version libérale de la non-limite. Cette subversion du montage structural de l’interdit met en danger l’institution de la parole dans l’humanité. Mais, par l’effet des violences induites par la confusion des deux plans, l’interrogation sur la logique des enchaînements fera inévitablement surface.

Quant à la fonction des formes, la diplomatie, conçue comme institution du rapport de l’État à la parole, rendrait un inestimable service : mettre en doute les poncifs de la communication libre et sans entraves. En cette matière, les doctrines gestionnaires de l’ajustement mutuel (mutual adjustment) reprises quelque temps par certains juristes américains (judicial management), peuvent être interprétées comme rhétorique de prédicateurs modernes, appelant à la lutte contre les formes,  thème récurrent de la tradition européenne. Or précisément, l’histoire du terme de diplomatie et des développements juridiques liés à ce concept attire l’attention sur le versant systématiquement méconnu par le Management : les formes légales n’ont pas seulement pour but d’identifier ou circonscrire (ainsi, par les rites des chancelleries authentifiant les écrits normatifs) le discours rapportable à l’univers de la Référence ; elles ont également une autre fonction : symboliser la relation d’adresse (le circuit des messages entre individus et pouvoir), c’est-à-dire instaurer les relais liturgiques médiateurs entre le plan de la parole publique et celui de la parole privée.

 

b) La question de l’amour politique

 

Ces remarques ont attiré l’attention sur la déstructuration de la communication par effacement de la division des espaces de discours. L’expérience institutionnelle de l’hitlérisme et du lénino-stalinisme est désormais, au regard occidental, l’exemple type du détournement des montages fictionnels de la Référence, sans que pour autant le mécanisme en ait été compris, en tant qu’atteinte portée au capital symbolique de l’humanité qu’il concerne. On peut penser que les effets destructeurs de tels cataclysmes affectant le système de représentation, c’est-à-dire le rapport aux images fondatrices à l’échelle de la culture, se feront sentir à très long terme, notamment sous la forme d’une impossibilité à soutenir la problématique de la limite au point sensible de l’organisation sociale, l’agencement des filiations.

Or, dans la dogmatique totalitaire, le télescopage des deux plans du discours peut être qualifié avec clarté : la parole de la Référence – dans les cas cités ici, la parole de l’État – devient folle. Les glissements du militantisme de masse vers l’insensé nous montrent (selon une forme que j’emprunte à la théorie scolastique du vœu) la volonté propre offerte en sacrifice (sacrifice à la volonté d’État) et le sujet humain voué au rapport direct, c’est-à-dire non symbolisé, avec la Référence, sujet transformé en réplique de l’image de l’Objet absolu incarnée par le Chef divin, de sorte que l’individu devient, au sens photographique, reproduction de l’Emblème sacrosaint. À ce degré de radicalité, l’amour politique signifie la mort du sujet.

Les manifestations de l’amour fou en politique ne sont pas l’apanage des sociétés totalitaires où la parole folle de la Référence submerge l’espace entier de la parole (il n’y a plus ni espace public ni espace privé, mais discours unique). Selon des modalités et des degrés d’intensité divers, elles ont surgi, conformément à la même logique d’effacement de la division, dans les sociétés occidentales en proie aux idéaux gestionnaires. Ainsi le maoïsme, si remarquable par la technique d’emblématisation du sujet brandissant sa marque écrite (le Livre rouge) et s’identifiant comme étant lui-même un mao, si répandu aussi dans des milieux où l’on s’attendrait à plus de critique (en France dans certains groupes de psychanalystes), a-t-il pu aisément se résorber dans la culture libérale, où le Management devait lui offrir une efficace reconversion28, preuve s’il en est, que la civilisation de l’achat du sujet par la publicité et le marketing use de techniques tyranniques, c’est-à-dire structuralement affolantes.

Nous touchons là au fonctionnement concret de la représentation, à la manœuvre politique des images fondatrices, au rapport identificatoire de l’individu-sujet jouant ses enjeux de filiation – enjeux qui, nous l’avons vu, impliquent les deux plans de la communication dogmatique. En d’autres termes, nous avons affaire à la mécanique généalogique, qui indéfiniment rejoue, sur fond d’inconscient du sujet et selon les modes historiques et culturels du Politique les plus divers, la triangulation œdipienne. Inévitablement donc, le Politique mobilise l’amour, la quintessence subjective du rapport à l’identité. Si, d’un point de vue anthropologique, le Politique institue la reproduction du principe de Raison dans l’espèce parlante, cela veut dire qu’il manœuvre précisément le rapport subjectif à l’identité. La traduction institutionnelle se ramène à une question simple : comment rendre possible, pour le sujet, de symboliser son rapport à la Référence ?

Toute société en donne la réponse par des mises liturgiques et rituelles, par les arts de la Référence. On n’a encore jamais vu gouverner une humanité, quelle qu’elle soit, sans cérémonies, sans la musique, les chants ou le silence sacré, sans un appareil de célébrations, dont la fonction est d’aménager le vide symbolique, c’est-à-dire de faire face à l’AbÎme majuscule, à l’opacité des origines, en parlant par le message rituel l’imparlable des fondements du discours. L’amour politique est un amour d’essence religieuse, c’est-à-dire orienté vers l’Objet causal, qu’il représente par des médiations théâtrales. Une réflexion là-dessus doit prendre en compte non seulement les manifestations massives de la célébration, mais un élément plus subtil, concernant ce que les théoriciens scolastiques de l’image appelaient vestigia, autrement dit les traces et les empreintes. Comment le sujet moderne intègre-t-il l’empreinte cérémonielle de la Référence ? Une technique doit particulièrement attirer ici l’attention, parce qu’elle prouve, sur le mode anthropologique le plus transhistorique et transcontinental qui soit, la permanence des procédures de l’identification dans l’humanité : le discours muet des emblèmes, manœuvre symbolique essentielle dont l’industrialisme a découvert l’efficience (notamment par la publicité), mais dont il use parfois comme d’une arme totalitaire. 

Enfin, notons ceci : du fait qu’elle renvoie aux grands enjeux religieux, la question de l’amour politique à notre époque devrait inciter à repenser le concept même de religion. J’ai déjà proposé de travailler à renoncer à ce terme, trop surchargé de renvois à l’institutionnalité issue du christianisme occidental, si l’on veut comprendre comment se présente, pour notre temps, la problématique universelle des enjeux de Référence.

 

c) La structure dogmatique universelle : esthétique. dogmatique. casuistique

 

Pour mémoire, j’indique une conclusion d’ensemble concernant la solidarité des composantes techniques de tout système social, considéré sous l’angle de la communication dogmatique.

Techniquement, un système dogmatique est un système d’interprétations et se définit donc socialement comme organisation étagée de places d’interprètes. Cela, sur la base suivante : si une société humaine est dépendante de la logique de l’espèce, cela veut dire en définitive que le déterminisme symbolique de l’animal parlant doit se traduire par des montages d’institution de la parole en tant qu’institution de la vie même.

Nous sommes alors renvoyés : 1° à l’interprétation théâtrale des fondements (mise en scène de la Référence) ; 2° à l’interprétation du pourquoi ? et des effets normatifs de celui-ci, sous forme d’un corpus social de propositions d’essence juridique (la dogmatique au sens restreint, où prennent place les grandes propositions juridiques aussi bien, à notre époque, que les discours scientifiques légiférants) ; 3° à l’interprétation casuistique (pratique des cas par les juristes, les administrateurs, de nos jours les psy., etc.). On retrouvera partout sur la planète la même structure de différenciation des registres du discours dogmatique (dogmatique ici, au sens large de la problématique d’ensemble) : esthétique, dogmatique, casuistique.

 

6. Conclusion générale.

L’impasse de la communication humaine : la question de l’image

 

Un abord, fût-il sommaire, des problèmes circonscrits par le concept de communication dogmatique invite à la modestie. L’outrance des simplifications développées autour de la notion de message autant que les propagandes scientistes concernant les comportements d’information ont obtenu de détourner l’attention de ces problèmes précisément, à défaut de pouvoir inscrire le phénomène médiatique ultramoderne à sa place dans l’histoire des montages propres aux cultures inventées par l’espèce parlante pour vivre et se répandre. Mais l’oubli des montages de la dogmaticité n’est pas seulement une faille intellectuelle, il est payé d’un prix élevé : la dilapidation du capital symbolique de l’humanité. Autrement dit, les théories expéditives de la communication sociale, abstraction faite des fondements religieux du Politique et de la partie inconsciente où chaque humain joue sa mise comme sujet de la parole, sont l’équivalent d’un discours de caste, dont l’horizon, en l’occurrence insu, serait l’abolition de la condition humaine par déstructuration du rapport institué au langage.

Or, sur la base de la reconnaissance d’une structure dogmatique universelle (aux éléments ici repérés : esthétique, dogmatique, casuistique), on peut comprendre que la communication suppose la reproduction des procédures complexes de la différenciation, dans lesquelles le message n’est pas concevable, sauf à le réduire au signal dans une relation duelle hors langage, c’est-à-dire purement comportementale. Chaque civilisation institue un style propre de reproduction des procédures, style qui n’est rien d’autre qu’un choix de représentation. Il s’ensuit que chaque système de représentation joue sa propre carte quant à l’interprétation de la structure. Le lecteur l’observera, s’il médite sur la miniature médiévale29 présentant, sous l’égide du pontife romain, emblème vivant de la Référence, le circuit dogmatique en son entier. Mais aussi, ce microtableau symbolise, pour notre regard moderne, un point central, que nous méconnaissons : la solitude des systèmes de représentation.

Tel sera également le point final de cette étude : insister sur l’impasse de la communication humaine. Au fond de cette impasse, la question de l’image. De même qu’aucun humain ne peut échanger son fantasme fondateur contre celui d’un autre, de même aucune société ne saurait décréter qu’elle échange sa représentation fondatrice. En d’autres termes, la communication en tant que relation interhumaine ou interculturelle est faite de compromis c’est-à-dire de quiproquos assumés et d’incompréhension négociée, sauf accès conquérants ou d’anéantissement, qui règlent les comptes de la reproduction des images par affrontement sanglant, ou selon le nouveau mode guerrier des sociétés gestionnaires, en usant des méthodes de désubjectivation massive. Cette loi de la parole et du discours signifie, aujourd’hui comme hier, que les procédures dogmatiques de la communication demeurent un pilier de la vie sociale.

 

1. M. Herberger, Dogmatik. Zur Geschichte von Begriff und Methode in Medizin und Jurisprudenz, Francfort, V. Klostermann, 1981.  

2. Sur dogma, Leçons II. L’Empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, 1e éd p.29 et suiv.

3. Étude de ce terme par É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éd. de minuit, 1969, 1, p.96.

4. Formulation imputée à Modestin, juriste romain antique, passée dans les Digesta, l’un des piliers du système juridique européen. Voir Leçons VII. Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du Droit, p.64, 402.

5. Voir le Cratyle, notamment passage 408. 

6. Ces interjections (loin ! là !), rapportées par Freud observant son petit-fils, étaient celles de l’enfant jouant avec une bobine attachée à un fil (disparition et réapparition). freud eut l’intuition de rattacher ce jeu aux moments de présence et d’absence de la mère. Par cette symbolisation, l’enfant transformait l’expérience passive de l’absence en une maîtrise active, l’absence prenant statut de catégorie de la représentation. 

7. Originairement, le mot désigne le masque de théâtre, puis le rôle du personnage représenté ; il a pris aussi le sens de dignité ou honneur. En son acception juridique, il désigne approximativement le sujet de droit. 

8. Question longuement étudiée à propos d’une affaire survenue en Amérique : Leçons VIII. Le Crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, 1989, Fayard.

9. Célèbre passage du Politique, 1, 11.

10. L’idée de machiner (Cratyle, 408 a), puis de machine, a beaucoup servi en Occident, notamment pour rendre compte des pratiques rituelles. Voir B. Fischer, “ Tanquam machina quaedam..., Ein Wort Augusrtins (ep.55, 39) zum Ethos det Liturgiewissenschaft ” , Miscellanea G. Lercaro, Paris-Rome, Desclées, 1967, 2, p.85-93.

11. Cratyle, 408 a.

12. Nombreuses remarques à glaner chez E. Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, trad.fr., Paris, Éd. de Minuit, 1972.

13. D’un point de vue de phénoménologie des textes, la science sécularisée du social a développé des lignées de commentateurs structuralement du même type que celles agencées par ce q’uen termes de science ecclésiastique on désigne sous le vocable Patristique (la science de Pères) : Marx, Weber (puis Freud) ont pris statut d’Écrits sacrés, d’où procèdent des Patristiques de l’âge industriel. 

14. Voir Leçons VII, notamment p.205 et suiv.

15. Formule de Saint Jérôme, passées dans le Decretum Gratiani, l’une des principales collections du juridisme scolastique, pilier elle aussi de la dogmatique industrielle. Sur ce texte, Leçons IV. L’Inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, p.180.

16. Notion ritualisée par des formules telles que ” La loi qui respire “, appliquée à la personne de l’empereur romain, puis pape. Voir Leçons VII, p.110, 222, 223.

17. Un discours légendaire s’est développé sur le thème du don de l’empire au pape : voir D. Maffei, La Donazione di Costantino nei giuristi medievali, Milan, Giuffrè, 1964. 
18. Parmi les auteurs essentiels sur cette question : E. Kantorowicz, G. de Lagarde et G. Post. 

19. Formule de Chomatenos (XIIe-XIIIe siècle) : voir Leçons VII, p.144 et suiv.

20. Texte de base dans la collection officielle de Grégoire IX (1234) ; il demeure la définition philosophique du langage, sur laquelle s’est construit le système juridique européen. Voir Leçons VII, p.226. Sur la problématique de ce texte, voir : Du pouvoir de diviser les mots et les choses, Travaux du Laboratoire européen pour l’étude de la filiation, vol.2 (1998). 
21. Cette notion, développée par les médiévaux sous le thème du Père des lois (désignant le souverain), renvoie à la question : le Texte est-il une patrie ? Voir Leçons VII, p.371 et suiv.

22. Cette impasse, commune aux théories systémiques de la famille et à tant d’exposés psychanalytiques actuels, est étudiée dans Leçons IV, suite 2, Filiation. Fondements généalogiques de la psychanalyse

23 . Sur cette position du Management, Leçons VII, p.65-66.

24. Sur ce thème dogmatique, voir G. Post, “The Naturalness of Society and the State”, in Studies in Medieval Legal Thought. Public Law and the State, 1100-1322, Princeton Université Press, 1964, p.494-561.

25. Ne jamais omettre de raccorder ce thème scientifico-positiviste aux anciennes formulations, mythologique (Cratyle, 408 a), puis chrétienne (voir note 10).

26. Le thème de la Main invisible, évoqué dans la tradition européenne par l’emblématique (Bornitius) et l’économie (Adam Smith), est une manière de transcrire l’idée de structure ; voir Leçons VII, p.142, 150, 323.

27. Cela a été mis en évidence dans le procès Lortie; voir Leçons VIII, p.83. et suiv.

28. Sur la parenté des doctrines gestionnaires avec la pensée maoïste, voir C.E. Lindlbom, Politics and Markets. The World’s Political-Economic Systems, New York, Basic Books, 1977, p.332. 

29. Sur ce document, voir Leçons VII, p.177, 246, 317. 

 

Article paru dans le Dictionnaire critique de la communication, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p.25-47 puis repris dans Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999, p. 23-73.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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