Anthropologie dogmatique. Définition d’un concept
Aussi banalisé soit-il par un usage inconsidéré, le terme d’anthropologie conserve pour l’exploration des montages institutionnels et la réflexion sur ce qui fait loi dans l’espèce humaine sa valeur heuristique, autant dire sa fraîcheur. De par sa teneur sémantique, qui fait rappel du rapport de l’homme au logos, il maintient ouvert le champ des interrogations à travers lesquelles l’espèce douée de parole fait vivre la vie.
Cette remarque introduit, dans le vaste domaine de nos disciplines, la question du crédit de la parole et, par voie de conséquence, la question du sujet comme ressort ultime de l’édification des cultures. Nous touchons là à des problèmes classiques (le rapport du mot et de la chose, le garant de la vérité, le statut du lien de communication), identifiés de longue date par la philosophie ou reformulés par la linguistique moderne, mais aussi à la difficulté de prendre acte des conditions structurales – structure ici, au sens de la logique de construction de l’animal parlant – dans lesquelles le langage est institué et toute société accomplit sa fonction de fonder le sujet ; entendons : de le fonder à vivre.
Sous cet éclairage, le vitam instituere1 du droit romain, discours en position d’ancêtre dans le système normatif occidental, prend relief théorique, d’où nous pouvons concevoir que l’exigence de légitimité soit synonyme d’exigence de Raison pour la reproduction de l’espèce et qu’ainsi le principe généalogique soit au cœur des procédures d’accès à la rationalité comme il est au cœur de l’interrogation existentielle du sujet. Sous cet éclairage également, l’anthropologie, en tant que discipline ou faisceau de disciplines constituées, est amenée à revenir sur elle-même, à faire retour vers l’Occident gestionnaire, vers cette culture ultramoderne aux prises avec la confusion des plans de la structure qu’apportent les propagandes de la scientification généralisée. Dénaturant la démarche proprement scientifique et subjugées par le nihilisme institutionnel2, les sociétés euro-américaines pratiquent le placage des concepts et recourent à cet écran de pseudo-science qui, masquant la débâcle de la construction occidentale du sujet, nous évite d’engager une redéfinition critique de la matière anthropologique.
L’échéance contemporaine invite à ouvrir la question du sujet précisément – le sujet confronté à l’ Abîme du naître et du mourir –, en abordant la problématique du butoir causal, la nécessité hors-temps pour l’humanité de « vaincre le néant3 », et sur cette base de réflexion sur la structure, en reconnaissant la société comme fonction pour le sujet de la parole. Il s’agit de prendre acte de la dimension dogmatique de l’homme et de la société, et d’en tirer la conséquence pour nos travaux : inscrire l’objet anthropologique dans une perspective herméneutique. C’est par cette voie que l’enjeu religieux a les meilleures chances d’être étudié en des termes éloignés de la prétention scientiste et qui soient à la hauteur des problèmes d’intelligibilité posés par les évolutions en cours.
Renouveler le questionnement, à l’ère des politiques du laisser-faire symbolique et des discours de contre-institution recouvrant l’absurdité, suppose d’appréhender le légalisme des savoirs dont nous relevons. En tant que constructeur de rationalité, au sens des critères hérités du montage occidental de la Raison, l’anthropologue aujourd’hui, au versant des recherches sur ce que nous nommons, d’un terme romain canonisé par le christianisme4 , puis reçu par l’institutionnalité laïque, religion, tourne dans une cage historique. Par crainte de trahir tantôt la philosophie des Lumières, tantôt la doxa marxiste (la religion superstructure), tantôt tel canevas opérationnel fixé (ainsi le schème Nature/ Culture), le phénomène religieux a été progressivement noyé, en même temps que la problématique du sujet et de la représentation. Et l’on en arrive à l’accomplissement de ce que C. Lévi-Strauss résumait par une fascinante formule, dans les pages consacrées à sa controverse avec Sartre : « … le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre5». Historiquement marquée, mais typique de l’esprit occidental, cette position impériale présente l’inconvénient de soustraire notre propre fabrique de l’homme à l’investigation ; elle ferme par avance la porte à la problématisation que propose l’étude des montages dogmatiques.
Si l’on y réfléchit, c’est dans un contexte de méconnaissance, par l’anthropologie, des sources autant philosophiques que théologiques et juridiques de l’objectivisme moderne, que prend sens la réhabilitation du concept de dogmatique, si adéquat et riche de leçons. Jugé incompatible avec les idéaux scientifiques, associé au mépris pour les vestiges religieux de la textualité européenne ou encore aux discours totalitaires, le terme est banni, sans qu’on porte attention non seulement au rôle d’une telle notion dans l’émergence et la classification des sciences6, mais surtout à ce que ce mot nous dit de la communication humaine. Le terme grec dogma renvoie à ce qui paraît, qui apparaît, qui semble et se fait voir, jusque dans la feinte. Puis, le mot, si on l’associe à doxa (formé sur le même verbe), nous entraîne sur deux versants de la signification, que mobilisent les systèmes d’organisation sociale du discours : d’un côté, les axiomes fondateurs, principes ou décisions ; de l’autre, les honneurs, l’embellissement, le décor7. De là, on notera que ce qui se déclare et s’enseigne par l’expression dogme se rapporte au discours de la vérité légale et honorée comme telle, discours de ce qui est dit parce que cela doit être dit. Ce qui est dû dans ce doit être dit, entendons-le au sens d’une dette rituelle, non pas au sens de devoir reconnaître le vrai dans une démarche scientifique.
Ainsi, dogmatique vise le mécanisme d’un discours spécifique, impliquant un espace propre d’origine du message – espace d’essence théâtrale auquel se réfèrent les destinataires, lieu de provenance d’une vérité légale socialement mise en scène. Un exemple-type est l’emblème, expression la plus simple de la manœuvre théologico-politique des images8, laïcisée et vulgarisée sous le régime industriel par les techniques publicitaires. La foi aux emblèmes est indicative du maniement de l’indicible par toutes les sociétés, des truquages auxquels font nécessairement appel les systèmes institutionnels pour «parler», du noyau subjectif enfin en chaque individu, à la fois adresse et matériau de la production dogmatique des cultures. Retenons que la dogmaticité est indissociable des élaborations par lesquelles se jouent, pour les individus comme à l’échelle des sociétés, les mises de l’identité et, à travers celles-ci, la conquête de la Raison.
Les brèves observations ci-dessous visent à préciser les éléments théoriques qui soutiennent le concept d’anthropologie dogmatique, puis à revenir sur la notion de société, de nos jours si peu critiquée et reprise ici dans une perspective herméneutique, enfin à interroger à nouveau le terme de religion, devenu imprécis et peut-être obsolète.
1 - Prémisses théoriques
Partons d’un constat. Hors de l’univers théologien, il n’est plus désormais d’abord théorique de la dogmaticité que dans des cercles spécialisés de juristes, à propos principalement de l’argumentation autour de l’opposition science et dogme. Non pas que ces débats sur la logique et l’épistémologie, alimentés souterrainement depuis le XIXe siècle par l’illusion d’élever le droit « à la hauteur d’une science»9 soient sans importance historique ou dénués d’influence sur les pratiques juridiques contemporaines (talonnées selon les domaines par la biologie ou la gestion), mais ils ne sauraient éclaircir la nature du phénomène normatif dont participe le droit, son noyau dur pour l’Occident moderne.
Or, ce qu’amène la réappropriation du concept de dogmatique comme instrument d’analyse de la constitution sociale de la parole, ou de l’entre-appartenance de l’homme et de la culture, c’est de dépasser le cadre dessiné par la première des Révolutions européennes, la Révolution médiévale de l’interprète (avènement du système romano-canonique et de la scolastique des glossateurs), d’ouvrir une brèche dans cet espace de répétition où se situe le droit, espace par hypothèse fermé qui, à l’égal de tous les systèmes normatifs inventés par l’humanité, ne peut de l’intérieur se saisir. Voir de l’extérieur et d’un regard « froid » le système normatif de tradition ouest-européenne suppose de franchir un pas théorique : admettre qu’une structure universelle, un principe de construction de l’animal parlant est à l’œuvre dans la manifestation normative comme telle, dont par conséquent nous devons rechercher la finalité dans une logique structurale et par les moyens appropriés. Dès lors, à travers cette mise à distance du droit censé monopoliser la dogmaticité dans le gouvernement social, c’est l’ensemble des montages de la culture qui se trouve mis à découvert, en même temps que s’offre une voie d’accès plus libre vers le phénomène normatif et sa diversification planétaire. L’anthropologie fait ici son entrée, en portant sur l’Occident un regard d’étranger.
Encore faut-il appréhender les conditions d’une telle entrée, mettant sur la sellette l’anthropologue d’aujourd’hui. L’occidentalisation du questionnement n’a pas seulement abouti à désintégrer les procédures dites traditionnelles de l’interprétation, pour ne plus reconnaître, à l’échelle mondiale désormais, qu’un mode unique de traduction de ce qui fait loi pour l’homme, à savoir le primat de la scientification, associée au libéralisme et à la démocratie10. Nous nous sommes déchargés, à travers l’ethnologie scientifique, de la question des questions, inaugurale des dispositifs de parenté et d’alliance, mais aussi hantise inconsciente du sujet : l’inceste. Sans doute le ressort le plus apparent du maniement de l’institutionnalité – sur quelle base l’humanité se reproduit-elle ? – a-t-il été avec justesse repéré, comme point nodal d’une problématique d’ensemble, résumable sous un vocable hérité du droit romain : l’Interdit, notion malaxée, enrichie par les recherches et d’une complexité théorique qui n’a plus grand chose à voir avec son origine technique, sauf à nous saisir de la littéralité du mot11. Mais avons-nous vraiment compris l’inceste, en ce que ce concept renvoie au pouvoir social d’instituer la Raison ?
La tâche est à nouveau, pour reprendre une expression de Mauss, d’isoler le problème de la Raison12. C’est par un effet en retour inattendu, dans le contexte de débâcle des États occidentaux mis en échec dans leur fonction structurale de fonder et garantir la Raison généalogique13, que les inventaires capitalisés par l’ethnologie prennent valeur d’avertissement : y a-t-il dans l’humanité deux poids et deux mesures, une logique pour les sociétés sauvages, une autre pour l’Occident, soit d’un côté le sujet aliéné dans les tabous, de l’autre le sujet libéré ? À moins de considérer que la condition humaine doit connaître une mutation, basculant dans l’anomie, l’anthropologie se trouve sollicitée de rouvrir la question de l’Interdit.
L’Interdit est l’impératif normatif mis en œuvre. Il n’est plus possible d’en étudier le principe et les implications sans avoir pris acte de la scène inconsciente de l’homme, mais il est vain d’attendre de la psychanalyse une méthode à transposer ou des concepts prêts à l’emploi, comme y invite une prétendue ethno-psychanalyse, typique de nos ressassements. Le champ de la normativité, en tant que coextensif à la question du sujet et tel que Freud esquissa de le défricher, étant tombé en jachère, la psychanalyse demeure coupée de l’interrogation sur l’institution des filiations, au grand dam de la clinique, aujourd’hui en pleine confusion. Corrélativement, l’impasse des projections, sur la scène sociale, du sujet conçu comme sujet insulaire, autour de problèmes mal posés (ainsi, l’Œdipe est-il universel ?) dénotant une méconnaissance de l’enjeu logique, ou de thèmes accordés aux idéaux d’un néo-nominalisme de pacotille (la société des sujets pris un à un du lacanisme), souligne la fragilité des transferts de notions, quand le plan dogmatique et sa portée structurale (comme c’est le cas pour l’Œdipe) sont devenus inabordables.
Prendre acte de la scène inconsciente veut dire, pour l’anthropologue, s’inscrire dans une démarche proche de celle du peintre Magritte, accueillir selon son mot l’idée de « mystère», comprendre ce qui rend plausible cette scène postulée par Freud : comprendre, à la manière dont les arts du XXe siècle ont saisi ce dont il s’agit, non pour copier quelque recette, mais pour appréhender « l’autre côté »14. Or, ce dont il s’agit dans l’inceste, entendu si j’ose dire métaphysiquement, hors du giron positiviste, et dans le meurtre que travaillent les mythes de séparation (ici, Œdipe-Roi de Sophocle, repris par Freud), c’est de l’accès de l’humain à la négativité, un accès sur fond d’opacité vaincue, d’inconnaissable habité par le sujet à travers la construction de langage que porte l’Interdit. M’inspirant d’une formulation néoplatonicienne, je dirai : l’humain apprend à « marcher dans le vide »15. L’espèce ne cesse pas de tourner autour de ce point central, l’essence de la problématique de l’Interdit. S’engager dans cette étude appelle la liberté critique, le sens de l’autonomie d’un domaine indéfiniment neuf et résistant aux méthodes annulatoires promues par les sciences sociales d’aujourd’hui, enfin l’effort d’appréhender la fonction dogmatique dans la culture comme fonction de conservation du questionnement.
Dans cette perspective, l’Interdit est la mise en œuvre de la négativité, à partir du noyau normatif qui donne statut de Raison à la reproduction de l’espèce, soutenue par la reproduction du questionnement. L’instauration du ne pas, de l’écart signifié par la prohibition de l’inceste, irradie le système de la culture, parce qu’il y a là le foyer des représentations instituées de la causalité, à partir du pourquoi des lois ? L’anthropologie dogmatique est le dépassement de l’expression sociologique de cette prohibition, en intégrant le sujet de la représentation dans nos travaux. On aperçoit ainsi qu’à travers la question du fondement, jouent plusieurs niveaux de discours, que la tradition occidentale, comme toute tradition, nous met sous les yeux : le niveau posant la rationalité qui fonde les casuistiques légales, et le niveau qui fait écho au tourment subjectif des images ; soit, d’un côté le raisonnement d’Augustin sur l’amour social (socialis dilectio) repris par les juristes médiévaux16, de l’autre le poème d’Ovide contant la plainte nostalgique de Myrrha, fille amoureuse de son père, contre les lois scélérates (malignas leges) de la prohibition17. Cet exemple illustre que le montage normatif de base opère une dialectisation entre l’exigence du politique dans la culture (légitimer les catégories de la reproduction) et cette autre exigence vitale : que le sujet assume pour son compte le pourquoi ? de l’écart.
Si la négativité ainsi entendue est à la fois la clé de voûte des constructions normatives et point de rencontre, littéralement métaphysique, de l’individu et de la société, on peut alors comprendre que l’écart, un vide constitutif du lieu où s’inscrit le discours du fondement, soit le tiers terme permettant à la relation humaine d’exister comme représentation et dans son effectuation, quels que soient les contenus de discours. Nos considérations ici sont de pure logique. L’Interdit est sans fondement scientifique, en ce sens que sa justification ne peut être qu’usage métaphorique du vide, théâtralisation d’un ultime pourquoi ?, mise en scène de l’infaillibilité des images instituées, fondatrices pour le sujet. Les cultures le savent, d’un savoir qui n’est pas scientifique, mais esthétique, comme en témoigne avec justesse la plus haute pensée mise en musique populaire18. Nous avons affaire à la dimension du butoir causal des cultures, à une aporie structurale, très bien dite par Dante évoquant « le principe qui manque»19. Et s’il est plausible de revenir là-dessus, par la voie théorique étudiant la dogmaticité, c’est pour envisager les procédures d’accréditation de la parole, analyser les modes d’allégeance des sociétés à la structure ternaire spécifique de l’humain, rechercher comment l’ultramodemité témoigne de la nécessité logique d’affronter les questions où manque le passage (apories)20.
Si l’on tire sur le fil de la problématique de l’inceste, la fonction dogmatique se dévoile, en ce qu’elle laisse transparaître, au sein des cultures, la construction des effets normatifs qui font de l’animal parlant un sujet institué. Cette fonction, qui table sur les grands moyens de la théâtralité sociale (la vocation symbolique des sociétés), se résout en une vaste opération de crédit qu’on peut étudier à partir de la mise en scène de la Référence tierce (dans les traditions du Livre, la Révélation). Toute Référence fonctionne comme discours-créancier, maître de scénarios à valeur mythique, instance à qui se paye la dette de la ritualité et garant des images fondatrices des filiations (les figures du Muttertum et du Vatertum). Ainsi, la question de l’Interdit, qui postulant et alimentant l’univers entier de la représentation désexualise le sexe et touche à la fois à l’inceste et à son autre face, le meurtre, nous renvoie au phénomène du langage, à la structure ternaire du signe lui-même, enfin à ce que la clinique de la psychanalyse peut nous enseigner de la triangulation œdipienne du sujet. Ces notations portent loin, car non seulement elles engagent à réinvestir sur de nouvelles bases l’interrogation relative aux sources logiques de ce que l’Occident nomme religion, mais nous avons à renouer, par-delà l’anthropologie sociologique dominante, avec l’énigme en suspens dans l’anthropologie biologique ou physique : dans quelles conditions structurales l’espèce est-elle entrée dans le langage ? Plus précisément, comment a-t-elle conquis d’accéder à la symbolisation de la négativité, hors de laquelle il n’est pas de parole, mais seulement des signaux21?
2 - Texte, société, interprétation. Remarques herméneutiques
La dimension institutionnelle du langage et la question du fondement dans l’entre-appartenance du sujet et de la culture conduisent à étudier la structure ternaire, de telle sorte qu’apparaisse au premier plan l’interrogation sur la légitimité, sur le mécanisme de l’allégeance à ce qui fait loi pour l’animal parlant.
Nous devons, dans cette perspective, rejeter la thèse venue de l’engineering social, selon laquelle la normativité se résoudrait en une régulation objective, c’est-à-dire hors de la dramatisation du pourquoi ? inhérente à la condition humaine. On en connaît les suites chez les juristes, l’objectivisme qui aboutit en Occident à l’effondrement de la fonction totémique des États-garants de la Raison des filiations et à la dévastation symbolique infligée aux nouvelles générations : le constat de la « perte des repères » est un discours de délégitimation pure et simple. Ce détournement de la démarche scientifique est entretenu à vaste échelle par une sociologie bien éloignée de l’horizon d’un Mauss ou d’un Berque et qui, tournant le dos à la pensée, exprime le fondamentalisme gestionnaire à l’ère du Management généralisé. Aux antipodes d’une telle position, la modernisation de la recherche dans le domaine circonscrit par l’anthropologie dogmatique appelle une réflexion herméneutique, portant précisément sur le rapport de la société au logos.
Pour être ici pertinente, la notion de société doit être revisitée, sous peine d’être en porte-à-faux dans une investigation en rupture avec les idéaux gestionnaires contemporains. S’agissant d’introduire la question du sujet et de l’institution de la Raison dans l’étude de l’objet anthropologique, nous avons forcément affaire au pouvoir généalogique, élément déterminant pour définir le concept : la société devient ainsi une fonction de parole et s’adresse au parlant, et celui-ci n’est plus seulement l’individu, au sens étymologique du terme22, l’atome social, mais le sujet divisé, l’humain comme montage. C’est dans ces conditions que la théâtralité, la fiction, les montages entrent en jeu, et telle est notre matière. Cependant, on ne peut s’en saisir, comme si la découverte de la scène inconsciente de l’homme n’avait pas eu lieu ni sans tenir compte de l’apport philosophique issu de la phénoménologie. Ce regard postule une réflexion sur de nouveaux concepts, de même qu’il engage à porter l’attention vers l’histoire refoulée de l’herméneutique occidentale, une histoire qui touche à nos pratiques de la division.
a) De la société considérée comme un Texte
Le terme Texte désigne ici le système différenciateur des discours auquel est imputable, sur fond d’Interdit, l’ensemble des effets normatifs soutenant les procédures d’identification – identifier et s’identifier, opération par laquelle le sujet humain se constitue comme présent à soi et au monde – constitutives de la culture considérée. La notion dépasse donc le cas des traditions du Livre ; elle postule la mise en scène d’un lieu originaire, instance divinisée (cf. l’Hermès évoqué par Socrate)23 ou non, lieu causal d’essence généalogique, d’où procèdent dans nos sociétés à États l’idée même de droit, c’est-à-dire de règles garanties, et la légitimité des exégèses. Ainsi existe une civilisation du droit civil24, enveloppe d’un discours fondateur ou réseau de discours qui englobe la reproduction historique en même temps que le pacte dogmatique à travers lesquels nous nous reconnaissons Occidentaux. Notons qu’un tel point de vue desserre l’étau du concept de société dans l’examen de ce dont il s’agit au fondement des cultures rendant plausibles des études comparatives qui ne soient pas à sens unique. Au surplus, reconnaître la société comme textualité ordonnatrice de la logique institutionnelle et elle-même fondée en logique enrichit notre questionnement de nouveaux problèmes théoriques : par exemple, reprendre la notion d’écriture (déjà présente dans le cinéma ethnographique) aux fins d’analyser les systèmes de danse ; ou encore aborder la question du sujet de fiction (le Sujet monumental, l’Autre absolu symbolique) et de ses traductions modernes (l’État juridiquement personnifié).
L’universel du Texte, on peut l’apercevoir comme présence d’une logique, d’un ordre du fondement, expression de la structure ternaire à travers un jeu de fonctions qui rendent possibles la vie et la reproduction de la vie dans l’espèce douée de parole. Le langage, avec ce qu’il implique du côté de la représentation subjective (rapport à l’image dans le procès narcissique, statut œdipien de la différence des sexes), sépare l’humain d’avec soi comme il le sépare du monde ; il impose la médiation de fonctions, que l’étude de la dogmaticité permet de circonscrire : édifier la présentation de l’homme et du monde à l’homme, rendre l’homme et le monde interrogeables par l’homme 25. Nous avons là à la fois les sources anthropologiques des montages de la Raison et l’indication herméneutique de base, orientée vers la constitution des systèmes sociaux de la signification. Ainsi se dessinent les grandes fonctions médiatrices, fonctions d’interprétation qui fabriquent l’écran de langage, la civilisation comme telle, et dont les mécanismes peuvent être théoriquement isolés. Leur analyse montre le pouvoir dans sa qualité primordiale de pouvoir sur la représentation, dont procèdent niveaux et régimes de l’interprétation. Au cœur de ces ensembles herméneutiques : une problématique de la division, par laquelle se joue l’entre-appartenance du sujet et de la culture.
L’étude de ce thème central exige d’envisager, à partir de ce que nous savons de la nature relationnelle de l’identité (la division spéculaire et le rapport du sujet au fondement), l’effectuation du principe différenciateur : le circuit de discours ou cercle de la Raison instituée, adossé à l’Abîme que nous appelons vivre et mourir, et comportant deux plans distincts, soit le plan du Tiers-garant (garant de l’accréditation du pourquoi ?) et le plan de l’individu-sujet (l’ego des dispositifs généalogiques). Nous touchons là à la logique des formes institutionnelles, où l’on retrouve d’une société à l’autre, d’un Texte à l’autre, les mêmes données constantes. Notons :
– Une structure de conservation du fondement et du questionnement par distinction des plans. L’espace tiers indisponible au sujet se distingue de l’espace subjectif du sens. Le Texte doit être alors considéré comme lieu de projection où prend forme le Tiers totémique et s’inscrit le fondement normatif : permanence de ce Tiers (cf. en Europe l’ancienne maxime des juristes « l’État ne meurt pas » = la fonction, l’axiome ne meurt pas)26, problématique phallique (désexualisation du sexe)27, établissement de la Référence pour les parcours d’exégèse. Ces remarques conduisent à reconnaître le primat de la théâtralité dans les constructions sociales du Tiers, par conséquent à étendre la notion d’interprétation pour y inclure les mises en scène et notamment l’idée de scène des origines. Dans cette perspective, l’entre-appartenance sujet / culture nous devient accessible à travers les manifestations concrètes, intriquées mais techniquement indépendantes, d’appréhension de l’espace fondateur par le sujet : scénarios d’une part, cérémonies d’autre part ; en termes classiques : mythes et rituels, modes d’interprétation dont le réexamen, autour de l’axe théorique de la ternarité, pousse à s’interroger sur la pertinence du concept occidental de religion aujourd’hui encore tenu pour universalisable.
– Le pacte dogmatique, c’est-à-dire la constitution des figures, par laquelle une société fixe ses images fondamentales et ses techniques du signe (selon une expression empruntée aux médiévaux, les figuralia)28 , et le système des concepts, versant abstrait des catégories de la représentation. L’ordre de l’imaginal et l’ordre du catégorial soutiennent la fonction dogmatique comme fonction d’interprétation, destinée à nouer les registres du biologique, du social et du subjectif. À travers ce prisme, une sociologie éclairée peut repérer des classes, le plus souvent hiérarchisées, d’interprètes : séquestres, casuistes, théoriciens du commentaire.
– La dogmatisation de la corporalité : le corps n’est pas le corps, il doit être institué. La scientification du discours (médicalisation systématique, psychiatrie plongée dans l’expérimentation, impasse actuelle de la psychanalyse) et l’idéalisation du corps de plaisir en Occident contemporain ont figé le questionnement. Appréhender le corps incrusté de signes, son emblématisation par le sujet, autrement dit un versant essentiel de la symbolisation du rapport à soi, suppose de revenir sur la conception psycho-somatique de l’homme comme fait culturel non critiqué et de prendre acte ici de la dimension relationnelle de la construction subjective, authentifiée par la culture : considérer la structure de base, le nouage de l’image du corps et du mot. À partir de là, peuvent être dégagés des niveaux distincts de la problématique du corps comme lieu théâtral, problématique relative aux identifications du sujet, mais aussi recouvrant l’immense domaine de la corporalité sociale (corps de fiction, corps et écrit, …)29.
b) Sur le refoulé de l’herméneutique occidentale
Un questionnement anthropologique réorienté vers la structure ternaire et la dogmaticité amène à s’interroger sur la partie délaissée par les travaux, concernant notre propre compréhension de l’Occident : comment s’est construit un cadre herméneutique encore largement soustrait à l’exploration et à la critique ? L’histoire des écritures sociales et de la notion de société, des niveaux d’interprétation et de la classification des savoirs, s’est développée de telle sorte que le noyau normatif de la civilisation moderne demeure masqué sous une épistémologie oublieuse de ses sources dogmatiques et que n’apparaisse pas le ressort de la conquête du monde par le commentaire européen, une vérité refoulée : le principe romano-chrétien d’interprétation, promu en principe de division universel par sa laïcisation à la faveur de l’essor de l’investigation scientifique.
Ce principe s’est affirmé au Moyen Âge, qui fonda le geste herméneutique moderne en inventant un mode spécifique d’allégeance à la structure ternaire : la séparation de la théologie et du droit30. Pour saisir la portée d’un tel événement de sens, il faut évoquer la pauvreté du corpus chrétien antique en normes propres, ses emprunts nécessaires, les moulages institutionnels, principalement juifs et romains, sur la base desquels il s’est d’abord autonomisé. Sous l’égide de la théâtralisation pontificale qui suivit la Réforme grégorienne31, s’est donc accomplie une recomposition du christianisme latin, qui, si j’ose une formule familière, s’est mis dans les meubles de l’empire romain (imitatio imperii), tandis qu’émergeait un discours savant romano-canonique, traversé de droit romain, audacieux, envahissant et efficace, entre l’ancien régime du Texte (Décret de Gratien, vers 1140) et le nouveau, symbolisé par Innocent III (1198- 1216) et surtout Innocent IV (1243-1254), un pape romaniste32. Ainsi la sphère théologique du fondement allait-elle progressivement se couper de celle des normes, sphère technique assujettie à la rationalité construite par le droit romain antique : une rationalité déjà rationaliste en quelque sorte est déjà là, qui anticipe, par-delà les Lumières, l’État technocratique, version neutre de la pontificalité juridique inventée au Moyen Âge. Entre l’univers scolastique et nous, la fameuse hypothèse impie de Grotius (juriste réformé néerlandais du XVIIe s.) peut être lue comme un propos d’étape : « si nous supposons – ce qui ne peut l’être sans crime absolu (sine summo scelere) – que Dieu n’est pas ou que les affaires humaines sont gérées sans lui… »33. Dans cette perspective, plutôt que religion de la sortie de la religion (Hegel, Kojève), le christianisme moderne prend statut de religion de la technique. Notons au passage que cette évolution n’a pu se produire que compte tenu d’un fait capital : le système juridique avait au préalable, grâce aux élaborations de la scolastique intégrées par l’autorité pontificale, forgé son propre instrument herméneutique, une théorie du langage sous les espèces d’une doctrine du rapport de signification34.
Ce pan d’histoire méconnu recèle des indications capitales sur l’avènement du principe technique en Occident par l’entrée en scène du droit romain. En explorant la Révolution médiévale de l’interprète, on découvre que, dans cette couche sédimentaire des évolutions européennes, le chemin suivi par la canonicité ouvre la voie à la scientificité et au pouvoir illimité de l’interprétation occidentale sur toute autre. Mise hors la loi de la magie et des pratiques contraires à la Raison chrétienne, émergence des concepts de fait et de preuve du fait35 mais aussi exercice d’un droit de juridiction universelle36, cette construction sur fond de rationalisme romain amorçait le déplacement de la problématique du Tiers-garant, hors de la théologie, vers la zone de plus en plus radicalement autonomisée du juridique, c’est-à-dire dans le sens d’un discours objectiviste et technique d’instrumentalisation de la normativité. Le forçage opéré au XXe siècle par les doctrines mécanicistes de la régulation sociale, qui s’estimant au-dessus de l’herméneutique du Texte militent pour une méta-science, est le dernier avatar d’une histoire commencée au XIIe siècle.
3 - Adéquation et inadéquation du terme de « religion »
Le questionnement ouvert par l’étude de la structure dogmatique conduit à s’interroger sur la pertinence théorique d’un vocable devenu flou : religion. Sa double marque, latine et chrétienne, son étonnante perdurée dans la culture européenne, sa fonction de verrou dans le discours mondialisé des Social Sciences en ont fait une valeur politique et un concept intouchable. On aperçoit par là l’emprise de cette notion-écran sur la pensée, car, dès lors que la réflexion anthropologique met à découvert les montages de la parole dans l’institution de la vie et décrit la constitution herméneutique du Texte, la version historique occidentale se relativise et la critique de la position explicite et implicite de nos usages sémantiques s’impose.
Par religion et sciences du religieux, qu’entend-on communément ? Est-ce même saisissable, tant sont devenus flottants les discours, incertains les champs du questionnement ? Héritière de controverses aujourd’hui étouffées sur le fondement de la Raison, l’épistémologie développe ses standards, au cœur du dispositif des recherches. Mais il suffit d’évoquer l’évolution de notre prestigieuse Section, espace-témoin privilégié des projections de la culture, pour observer que l’analyse des ensembles étrangers aux montages européens du Tiers-garant peut se déployer à perte de vue, tandis que le rideau tombe sur nos propres traditions. L’anthropologie – écho lointain du terme cultura circonscrit par le canon Sed et illud 37 – s’arrête là où commence l’empire de la Raison romano-chrétienne laïcisée, en vérité là où le refoulement est en danger. Qu’est-ce qu’interpréter aujourd’hui ?
Les frontières sues et insues de la représentation occidentale sont bien là. Déjà critiquée par Mauss, la notion de religion ne semble pas déménageable, mais seulement amendable, en écartant sa portée de censure. Aussi est-il important de remarquer par où passent ces frontières. L’anthropologie dogmatique l’indique : par le discours structurant l’interdit, coextensif au Texte, lequel vit utilisant ses techniques, neuves ou éprouvées, de l’intelligibilité. L’Occident suit le cours de toute culture et ne manque pas d’élaborer une légitimité du questionnement, fût-ce en prétendant abolir tout dogma. Il serait vain, au nom de l’ultramodemité, de tourner le dos à ces données, qu’il faut s’attacher à comprendre, sachant que la réflexion critique et l’inventivité conserveront indéfiniment le trait de l’aventure.
« Corriger » le concept de religion pour le maintenir utilisable exige de tirer la leçon de son fonctionnement théorique, à partir de l’interrogation sur l’Interdit. Ainsi, notons qu’idéalement l’anthropologie a carte blanche pour problématiser l’inceste, mais jusqu’aux limites autorisées par la civilisation du droit civil, dont le pacte dogmatique rejette les questions générales touchant à la fabrique du sujet (déléguée aux techno-savoirs « psy ») : par exemple, pourquoi les rites de mariage dans l’humanité38 ? On étudie les sociétés à masques et la normativité totémique, mais non pas la capacité mythologique du christianisme occidental (ainsi, le paradigme du pontife romain comme Écrit vivant), ni la totémisation par l’État juriste (droit des filiations), ni les mises généalogiques jouées par les sectes, ni la recomposition dogmatique par la voie paradoxale des sciences39. Autant de constats qui nous enseignent la nécessité de restituer le mot religion à sa provenance culturelle.
Si l’on se reporte à religio dans son acception romaine classique, chez Cicéron notamment (auteur si précieux aux juristes), le sens de « culte des dieux » (cultus deorum) nous oriente. Les indications de l’étymologie et du cadrage institutionnel font ressortir une notion éloignée de l’amalgame contemporain d’éléments, où dominent l’idée d’un type d’organisation et celle, coextensive au dualisme gestionnaire individu/ société, d’un lien de représentation narcissique, héritage des traditions de la piété chrétienne (Réforme et Contre-Réforme), du romantisme et, plus récemment, du subjectivisme post-modeme. Religio exige de nous un pas de côté. Reprenant les notations de J. Scheid sur le concept romain40, je dirai : nous n’avons pas affaire au lien sentimental, direct et personnel de l’individu avec une divinité, mais à un ensemble de règles formelles et objectives, léguées par la tradition. Et l’on parvient à une définition d’ordre anthropologique : la religion consiste à « cultiver » de manière correcte les relations « sociales » avec les dieux, bref à célébrer les rites impliqués par les liens existant entre les dieux et les hommes. Même imparfaite du fait de son propre horizon (les jeux occidentaux autour du divin), cette clarification a une portée théorique, en donnant relief à ce dont il s’agit : produire l’extériorité du fondement, mettre en scène l’espace tiers, c’est-à-dire le vide constitutif du lien de parole, et assurer sa pérennisation par la répétition rituelle. Dans son essence, la religion a pour fonction d’instaurer une référence fondatrice du sujet, à l’échelle de la culture.
Ainsi retrouvons-nous la problématique du Texte, l’entre-appartenance du sujet et de la culture, qui rend possible la dialectisation du rapport de l’homme à soi et au monde. En un sens strict par conséquent, la religion désigne l’agencement de la structure ternaire, en tant que celle-ci s’impose d’abord à travers une théâtralisation des plans : plan de la causalité sociale et politique (discours du Tiers-garant), plan de la causalité subjective (les mises de la Raison pour le sujet). Selon cette perspective, le phénomène religieux vise la séparation des deux plans comme telle ; il désigne l’architecture dogmatique du fondement rituellement constituée.
Rites et cérémonies ne vont jamais seuls, ils sont accompagnés de scénarios (scénarios de la division), apparents ou en retrait, les mythes. Si la logique de la temarité conduit à distinguer avec soin rites et mythes, c’est que ceux-ci s’inscrivent idéalement à une place déjà là, ils postulent le fonctionnement des plans que nous venons de repérer, auxquels ils viennent donner valeur généalogique. Le lieu tiers ne peut devenir Référence normative pour l’animal parlant – Référence symbolique qui l’authentifie généalogiquement comme sujet (« fils de l’un et l’autre sexe »41, puis mère ou père, etc.) dans la civilisation – que métaphorisé en lieu de l’Interdit par le jeu des images infaillibles. S’ouvre ici l’immense domaine des configurations institutionnelles de la séparation subjective, l’empire des figures causales, Muttertum / Vatertum. Causales à un double titre : au titre de garant de la Raison des systèmes de parenté et d’alliance, et comme version de la scène originaire pour le sujet et à l’échelle de la culture. En résumé, si la religion se définit comme primat du rite, le mythe apparaît alors comme exigence du scénario, l’impératif de l’inaugural dans la représentation de la Raison instituée.
Ces distinctions engagent un remaniement des méthodes d’approche de ce que nous appelons le religieux, notion qui, en logique, dépasse les avatars des conflits d’Occident sur la Raison et la géo-politique de la Foi (convertir la planète). C’est la structure ternaire qui impose le cadre théorique adéquat établissant la cohésion entre la religion et le mythe, entre le rite et le scénario, en nous renvoyant au butoir causal des sociétés, à l’aporie structurale du « principe qui manque » selon la formule déjà citée de Dante.
L’aporie en elle-même n’est que la manifestation du pourquoi ? indestructible de l’humain, du pourquoi ? manœuvré par les métaphores instituant la Raison (ainsi en est-il de l’ancestralité). L’aporie n’est surmontable, humanisable, qu’à travers des réponses pour ainsi dire « chiffrées », en ce sens qu’elles ne se donnent pas comme réponses scientifiques, mais dogmatiques, par des chemins d’exégèse. De ce point de vue, rites et scénarios, par-delà la rhétorique consciente des gestes et des récits, s’adressent à l’humain séparé de lui-même, au sujet divisé, sujet de la vérité inconsciente.
Ayant déplacé la problématisation de la nomenclature traditionnelle occidentale (religion / athéisme, religieux / laïc, spirituel / temporel…) vers un questionnement plus adéquat parce que plus conforme à la vivante diversité des montages – diversité sollicitée ici sur le terrain d’une anthropologie incluant l’Occident précisément –, on peut dès lors envisager sans confondre les plans de la structure ni les niveaux et les formes herméneutiques, d’amender et réaménager la notion de religion. Je reprends ci-dessous une proposition de définition, associant quatre critères :
– Le primat de la ritualité et des traductions emblématiques de la Référence.
– La capacité d’instituer les images fondatrices (scénarios fondateurs des filiations) et d’en assumer les effets normatifs.
– L’instauration d’un pouvoir herméneutique : catégories instituées du jugement et système d’exégèse.
– La disponibilité politique, au sens de la capacité d’authentifier des pratiques sociales.
Conclusion : Sur les conditions actuelles de l’intelligibilité en anthropologie
Le phénomène que nous appelons religieux étant ainsi recentré, l’interrogation sur la démarche anthropologique, sur les buts qu’elle peut ou doit poursuivre, prend un nouveau relief. Encore faut-il se démarquer du sociologisme généralisé, cet intégrisme de la culture ultramoderne. Au sein de nos disciplines, une ligne de partage est en train de se dessiner, une séparation entre une érudition digne de ce nom, gardant le souci du penser, et la gestion d’un capital informationnel en expansion, promoteur de savoirs cumulatifs sur les religions et sans autre horizon que de relégitimer les standards occidentaux. Qu’on le veuille ou non et à moins de considérer le rapport du vivant parlant au fondement de l’institutionnalité comme caduc, le concept sociologique de société, tel que la recherche l’a poussé depuis l’après-guerre jusqu’à devenir une notion totalitaire laminant la problématique du sujet de la Raison, ce concept-là n’est plus pertinent.
La condition première d’une reprise du questionnement est de considérer l’évolution mondiale. Le système de représentation romano-chrétien – l’inscription historique du christianisme latin uni au droit romain à partir de la recomposition médiévale –, prolongé tant par la Réforme et la Contre-Réforme que par les laïcisations étatiques, semble toucher à sa propre limite. N’est-il pas troublant, pour le regard critique, de relever que le propos paulinien sur le prêtre éternel et le statut du Christ (Hébreux, 7, 3 : « …sine patre, sine matre, sine genealogia ») pourrait être appliqué caricaturalement au sujet Roi auto-fondé, à l’individu destructuré de la post-modernité ? Le télescopage des niveaux de la structure est devenu patent. Mais, la représentation contemporaine de l’individualisme divinisé ne signe pas seulement une débâcle des procédures symboliques de l’humanisation en Occident ; elle frappe d’impuissance les savoirs eux-mêmes, voués à la répétition des standards, dans l’inaptitude à saisir le monde qui vient – un monde où vont peser probablement, d’un poids que ne soupçonnent pas les méthodologies présentes, d’autres corpus historiques, d’autres Textes, doués eux aussi de capacité stratégique. D’un point de vue théorique, ce qui est en cause dans l’implosion des constructions de l’Interdit de la culture euro-américaine, c’est la possibilité d’appréhender le noyau universel et conséquemment de concevoir un avenir pour le questionnement anthropologique issu de l’avant et de l’après-philosophie des Lumières.
Cet article préliminaire a engagé la réflexion dans des voies complémentaires. Elles ouvrent sur l’étude nécessaire de la relation qu’entretient le concept d’anthropologie avec l’institutionnalité d’origine romano-chrétienne laïcisée par les Lumières, et sur l’examen du phénomène religieux comme relevant d’une fonction de conservation dans l’espèce humaine. Quelques remarques sur ces deux points :
L’intelligibilité en anthropologie, au versant où les religions doivent trouver place, reste hypothéquée par une forme de méconnaissance dont les effets iront s’amplifiant, si le Texte occidental ne devient pas l’objet d’analyses en profondeur concernant la question structurale de l’Interdit. J’entends par là, une profondeur de champ, qui nous éloigne de la vision linéaire d’une succession de séquences et permette de raisonner en termes d’histoire sédimentaire. La métaphore géologique ici convient ; elle lève ce qu’il faut bien appeler un refoulement scientifique, un rejet qui isole la manifestation religieuse de ses niveaux de signification intégrés.
Dans une perspective visant à découvrir ce que comporte la superposition des couches du Texte, il s’agit de restituer à l’historicité des concepts, parfois usés, que nous utilisons, sa prégnance, son implicite et la rigueur interne par elle véhiculée. Par exemple, des notions aussi fameuses que laïcisation et sécularisation ont-elles aujourd’hui un sens autre que défensif contre des cultures encore rebelles aux schémas occidentaux de la représentation, alors que de ceux-ci nous avons refoulé la justification proprement religieuse42 ? Allons plus loin. La sédimentation des discours constitutifs d’un capital historique donné fait apparaître que la différenciation géo-politique du phénomène religieux résiste aux tentatives, même pacifiques, d’uniformisation ou d’assimilation. Il y a là un mécanisme non réductible aux paramètres acceptés par les sciences sociales, mais rapportable, dans son principe, à la logique de reproduction des systèmes de représentation, à l’indéménageable de la relation d’identité. Et pour l’illustrer, cette remarque, au plus près de l’expérience historique européenne : l’interrogation sur l’en-dessous du Texte contemporain nous dévoilerait la portée dogmatique des attitudes condescendantes de la recherche à l’égard de l’autre christianisme, l’Orthodoxie. Est-il envisageable d’ouvrir une réflexion sur les illusions unificatrices, c’est-à-dire d’abord sur ce dont il est question, à l’échelle des cultures (y compris donc pour l’Occident), dans la différenciation spécifiquement humaine ? Cela nous renvoie au plus opaque de ce que l’anthropologie finalement travaille à dévoiler, l’enjeu de différenciation précisément.
Problématiser aujourd’hui cet enjeu conduit à mettre l’accent sur l’institution du sujet de la Raison, en considérant l’élaboration du pouvoir normatif de l’interdit à travers les modes de théâtralisation du Texte, c’est-à-dire à travers les mises en scène du pourquoi ? constitutif de l’Interdit. Dans la culture euro-américaine, les États en tant qu’emblèmes portant la Référence – l’État esthétique traditionnel (« der Staat als Kunstwerk », selon une formule de J. Burckhardt) –, bien que poussés à se retirer du théâtre totémique par l’idéologie du libre service normatif, demeurent investis du pouvoir généalogique de fonder le sujet (droit civil des filiations), sans pour autant avoir éliminé le religieux classique, amené à se recomposer en discours d’appoint, groupes de pression, enveloppes rituelles plus ou moins lâches et « réserve » privée. Or, l’actuelle fragmentation des formes politiques (la re-féodalisation par l’économie) et la montée de l’obscurantisme (le nihilisme juridique dans la matière du sexe) peuvent dissoudre les repères par confusion des plans structuraux, mais non pas éliminer l’exigence logique du fondement. C’est là que l’anthropologie redécouvre son objet, en interrogeant l’articulation dogmatique du pourquoi ? de l’Interdit et sa traduction en montages normatifs.
On retrouve la différenciation, mais dans une perspective où les sociétés, en tant que systèmes de discours, prennent statut d’entités isolables, équivalents fictionnels d’un sujet vivant. Nul ne rêve à la place d’un autre, aucun Texte ne peut être exproprié de sa fiction fondatrice. Si l’on admet l’analogie, on comprend mieux l’inventivité symbolique dont font preuve les sociétés, par des pratiques non interchangeables, pour instaurer l’accès de l’humain à la négativité (questions de l’inceste, du meurtre, du sacrifice, du renoncement aux pulsions), à partir du noyau où se joue la relation d’identité, arrimée de par la logique ternaire à la scène dogmatique du pourquoi ? Ce noyau est celui du fondement de la reproduction, du fondement généalogique, qui est aussi celui de la Raison et la source première du penser. Nous tenons là le refuge inexpugnable de l’intelligible pour le sujet, et la matière, indéfiniment renouvelée, du questionnement dont se justifient les constructions religieuses comme savoirs de conservation de l’espèce. L’enjeu de différenciation devient alors problématique du marquage, de l’Au nom de causal, de l’inaugural des catégories.
Ultime notation. La culture ultramoderne, qui ne saurait s’affranchir du mécanisme institutionnel de la Raison, attend un regard neuf. C’est la tâche d’une anthropologie faisant retour sur l’Occident de formuler les interrogations adéquates et, sachant que derrière l’herméneutique se profile la question phylogénétique, de poser les jalons d’interprétation pour une nouvelle rencontre avec l’anthropologie physique (plus souvent dite aujourd’hui biologique) sur le terrain que nous avons en commun : comment l’humain a-t-il conquis la parole ?
Apostille* – Sur la formule “vitam instituere”
Cette formule venue de la tradition romaniste condense le pouvoir d’évocation du concept d’institution.Vitam instituere est une expression qui appartient à la longue histoire du droit romain jusqu’au XIXe siècle et fait écho à des formules classiques (avec le sens d’établir, régler ou ordonner la vie), qu’on trouve chez Cicéron, De finibus, 4, 17, ( « verum philosophorum praeceptis institua vita ») et Salluste, De coniuratione Catilinae, 31, 7 ( « ita se ab adulescentia vitam instituisse »). Au versant du droit, elle tire son origine d’un fragment de Marcien (jurisconsulte du IIIe siècle), extrait du livre Ier de ses Institutiones, qui cite en grec un passage de Démosthène. Sous un titre relatif aux sources du droit (« De legibus, senatusconsultis et longa consuetudine »), ce fragment conservé a été inséré au VIe siècle dans le Digeste (1.3.2), la grande compilation de fragments d’auteurs réalisés par l’empereur Justinien devenue au Moyen Âge l’un des piliers porteurs du système juridique d’Occident. Ainsi commence la carrière moderne du droit romain antique et, par conséquent, du fragment Marcien.
Comme toutes les citations grecques, celle de Marcien a été éliminé de la plupart des manuscrits médiévaux (Graeca non leguntur). Cependant, depuis la fin du XIIe siècle, commence à circuler la traduction de Burgundius de Pise, éléborée à partir du manuscrit le plus ancien (VIe ou VIIe siècle) dit « littera pisana », puis « florentina », traduction qui va peu à peu remplacer le texte grec dans les manuscrits. Après qu’à la Renaissance les passages grecs du Digeste eurent été reconstitués, de nouvelles traductions latines ont fleuri, jusques et y compris celle de l’éditeur allemand Mommsen au XIXe siècle. Pour ce fragment de Marcien, j’ai retenu l’expression vitam instituere à partir de la traduction transmise par le juriste humaniste Godefroid au XVIe siècle, qui présente l’avantage de rejoindre le classicisme des formules latines.
La formulation grecque :
πὀλεως δέ συνθἠκη κοινἠ, καθ’ ἥν ἅπασι προσἠκει
ζῆν τοῖς ἐν τῇ πὀλει
(poleôs de sunthèkè koinè, kath’èn apasi prosèkei zèn tois en tè polei) – traduction de Godefroid : «… communis sponsio civitatis, ad cuius praescriptum omnes ; qui in ea republica sunt, vitam instituere debent » – qui signifie de façon concise et au plus près du texte : ce qui a été posé ensemble dans la cité, selon quoi tous doivent vivre.
Ce fragment du Digeste nous pose une question centrale : est-ce du Démosthène ou du Marcien ? Passer son chemin devant ce texte et, du même pas, passer outre aux traductions latines, celles-ci fussent-elles en parfaite résonance avec les formulations classiques, c’est méconnaître radicalement le plus intime de l’économie dogmatique ; j’entends par là, les procédures de la sédimentations exégétique, alimentées d’emprunts de toute sorte, procédures qui modifient le statut des contenus empruntés. Car c’est ainsi que s’est accomplie la construction des corpus de textes, par accumulation à partir, comme c’est le cas ici, d’élaborations s’emboîtant les unes dans les autres, et que s’est poursuivie la tradition du droit romain, jamais refermée jusqu’à l’avènement de la normativité industrielle. Finalement, que dit le texte grec de Marcien ? Il donne une définition générale du pacte commun de la cité, dont les prescriptions ordonnent la vie de tous ceux qui résident en cette cité. Tel est le sens de toute institutionnalité, et le vitam instituere en est, dans mes travaux, l’expression emblématique. Et les traducteurs n’ont fait que créditer Marcien de s’être approprié la pensée de Démosthène.
* Cette apostille a été ajoutée pour la réédition de l’article dans Sur la question dogmatique en Occident, en 1999 ; cf. note 2 de l’Avant-propos, p.12.
3. Notation à propos de l’œuvre du facteur Cheval.
4. Inventaire de textes par M. Sachot, « Comment le christianisme est-il devenu religio ? », Revue des sciences religieuses, 59 (1985), p.95-118.
5. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p.326.
17. Métamorphoses, X, vers 329-330.
19. À propos de la quadrature du cercle, Divine Comédie, Paradis, chant 33, vers 133-135.
31. Dans cette perspective, le mouvement dont Grégoire VII (1073-1085) fut le catalyseur ouvre le Moyen Âge classique, marqué par l’avènement de la théocratie pontificale. Vue d’ensemble par P. Toubert, Dict. hist. de la papauté, Paris, Fayard, 1994, « Ve Réforme grégorienne»
34. De là, l’importance d’un fragment du De Trinitate d’Hilaire de Poitiers, inséré dans les Décrétales de Grégoire IX (5, 40, 6), sous un titre repris du Digeste (50, 16 : De verborum significatione) : « lntelligentia dictorum ex causis est assumenda dicendi, quia non sermoni res, sed rei est sermo subiectus ». Je remercie mes collègues J.R. Armogathe, P. Geoltrain, J. Jolivet, A. de Libera, L. Mayali, ainsi que Mme I. Rosier-Catach, d’avoir bien voulu situer ce texte et en éclairer les tenants et aboutissants ; cf. Travaux du Laboratoire européen pour l’étude de la filiation, Du pouvoir de diviser les mots et les choses, Volume 2, 1998.