Un coup d’épée législatif. Remarques par-delà le bilan
Voici le livre exhaustif, qui met sur la table les cartes dont dispose l’État républicain depuis le vote de la loi de 1905, pour maîtriser la Question religieuse telle qu’elle se pose en France, pays à la fois fasciné par la forme pontificale du pouvoir et portant la trace institutionnelle d’accès révolutionnaires régulièrement intégrés dans le paysage politique.
Il faut avoir saisi le sens des idéaux français, associés à la profondeur historique des affaires religieuses, pour entreprendre de clarifier l’enjeu d’un texte législatif mythifié, invoqué de nos jours avec ferveur sans pour autant qu’on le lise ni même qu’on en sache l’exact contenu.
Par une annonce sans ambiguïté - Scruter la loi de 1905 -, l’auteur du présent ouvrage embarque le lecteur pour une analyse littérale, à partir d’un texte sûr, c’est-à-dire dûment authentifié et pour la première fois restitué à son intégrité archivistique. Tâche ingrate, mais qui au bout du compte met fin à la difficulté de s’orienter dans les méandres du long travail de sape de l’édifice concordataire au XIXe siècle et dans le dédale d’une cinquantaine de modifications empilées au cours du XXe siècle. De cette délicate recherche érudite, comparable aux fouilles archéologiques progressant couche après couche, surgit la certitude que nous avons affaire à l’un de ces grands gestes politiques, éclairés autant qu’aveugles, qui ouvrent un temps nouveau dans l’histoire de France : un coup d’épée législatif, à la française si l’on peut dire, a tranché dans le vif de la tradition pour mettre en scène une liberté moderne ; cependant, « ni l’État, ni l’Église, ni personne n’avait l’expérience de cette liberté où il fallait s’engouffrer sans savoir où elle menait ». Ce mot d’Émile Poulat non seulement donne à la loi de séparation des Églises et de l’État son relief de haut fait dans la saga républicaine, mais il engage aujourd’hui à réfléchir sur la condition sine qua non de la viabilité d’une décision étatique maniant l’explosif religieux : d’abord et avant tout, la conscience d’affronter la dimension du temps, la résistance du capital historique.
La conscience de ce qui résiste comme passé n’a rien à voir ici avec la folklorisation nostalgique dont ont pu jouer sous le régime parlementaire les groupes conservateurs s’opposant aux « sans Dieu », pas plus qu’avec les outrances du mélodrame anticlérical, « un satanisme de bazar » selon la formule si juste d’un observateur allemand fort instruit de nos mœurs 1. La résistance dont il s’agit, ce n’est rien de moins que le béton institutionnel, c’est-à-dire l’entrelacement du discours de légitimité et des pratiques juridico-administratives à la faveur duquel s’est construit et se reproduit le système social du lien religieux. En d’autres termes, le passé est le ciment qui fixe la réalité de ce lien.
Défaire le système du Concordat de 1801 négocié par Napoléon avec Pie VII et complété par les Articles organiques (mesure française unilatérale), défaire cet ensemble - un ensemble juridique sophistiqué au point d’être devenu impénétrable au commun des mortels - , qui avait adapté le Concordat de François Ier (1516) aux nouveautés issues de la Révolution de 1789, signifiait s’attaquer simultanément à l’enveloppe politique et aux réglementations du lien religieux depuis l’Ancien Régime 2. Le Parlement de 1905 a donc bataillé sur ces deux fronts : d’une part, sur le terrain de la nouvelle légitimité, au nom de la République ; d’autre part, sur le terrain non moins rigoureux et concret des pratiques : abolir le service public du culte, le budget des cultes et l’administration chargée de gérer ce service et ce budget, et du même pas poser les règles garantissant le libre exercice des cultes, une liberté sans exclusive.
Ainsi pouvons-nous raisonner sur une base claire : les leçons de la réalité historique.
Mes remarques sur les développements présentés par Émile Poulat visent à souligner, à l’intention du lecteur, la portée d’une étude véritablement inédite et portant à conséquence.
lnédite, en ce qu’elle inscrit la loi de 1905 dans la dynamique de la singularité française aux prises avec la question d’une Église nationale ; j’entends par là, le long, très long cheminement de l’État en France pour tirer son épingle du jeu des pressions pontificales, jusqu’à ce point de rupture législatif : « l’enterrement républicain du gallicanisme » - vaste question qui touche à l’histoire, indéfiniment actuelle, du rapport entre religion et nationalisme.
Portant à conséquence : l’ouvrage édité ici n’est pas seulement une somme destinée à instruire un large public des tenants et aboutissants d’une loi républicaine mémorable. Si son panorama est si large, et ses jugements à la fois si pertinents et mesurés, c’est le fruit d’un labeur qui, s’étendant sur plusieurs décennies, a su échapper à l’emportement des modes, aux a priori d’un anti-juridisme dévastateur des sciences humaines ou sociales, et à l’illusion d’une histoire réduite à la succession de pages qu’on tourne. Ce livre est une leçon de méthode.
Avec la précision d’un archiviste du conflit français, l’expérience d’un conseiller très sollicité au-delà de l’Hexagone et la fermeté du connaisseur des rouages parlementaires et gouvernementaux comme des mécanismes ecclésiastiques, Émile Poulat offre à l’opinion publique, aux décideurs politiques, aux juges et aux spécialistes de la gestion des cultes un instrument de travail et de réflexion sans prix. Ce livre sera un classique.
1. Le propos de Werner Spies surplombe l’utilisation de la thématique anticléricale par les surréalistes : «L’anticléricalisme - comme manifestation d’un satanisme de bazar - reste pour une large part un élément de décor pittoresque, déterminé par le goût particulier des Français pour la polémique autour de la question de la laïcité.» «Les désastres du siècle», in Max Ernst. Une Semaine de Bonté. Les collages originaux, catalogue de l’Exposition à Paris, Musée d’Orsay, 2009, p.13.
2. Pour un panorama de la longue histoire, voir le cours de Gabriel Le Bras, La Police religieuse dans l’ancienne France (1941), Paris, Mille et une nuits, 2010.