Sous un regard japonais, les coulisses de la culture européenne
Signe d’une époque sans doute, la question du Théâtre refait surface, mais sur un mode inattendu. Mal adaptés à reconsidérer l’angle de prise de vues occidental sur l’Occident, nous ne mesurons pas encore l’effet de la Mondialisation contemporaine sur nos manières d’aborder l’image de cette culture-ci, ancrée dans la généalogie des savoirs et des pratiques qui lui est propre. Ainsi, le regard étranger vient troubler une eau dormante, le Miroir lisse des catégories épistémologiques dont nous croyons avoir la maîtrise.
L’auteur de l’ouvrage présenté aux lecteurs, Yosuke Morimoto, s’inscrit dans un mouvement de pensée que résume l’intitulé de la section où se développent ses travaux dans l’université de Tokyo - Komaba : « Culture et représentation ». Notre distinguo « sciences sociales / sciences humaines » exporté à tout-va, implicitement fondé sur le duel société / individu, reste tenace, mais commence à vaciller. Manifestement, une position d’étude plus libre se construit, cisaillant, en douceur pour ainsi dire, nos barbelés défensifs.
Comme par un retournement de la caméra vers un nouvel angle de vision, est mis à découvert, par un érudit japonais, le continent de textes entrelacés, philosophiques, théologiques et juridiques, sur lequel s’est édifiée au fil des siècles, en Europe de l’ouest, la casuistique dite des cas de conscience, aujourd’hui rejetée de notre mémoire – rejetée parce qu’elle recèle notre propre étrangeté méconnue, la tradition qui nous tient.
Mais pourquoi la question du Théâtre est–elle au cœur de cette casuistique fameuse, qui fut en son temps une guerre sainte tournée vers l’intérieur de l’homme ? Et qu’en est-il, dans l’atmosphère d’aujourd’hui, de cette ombre toujours présente – l’ombre du passé révolu ? Que savons-nous de sa métamorphose ? L’ouvrage proposé aux lecteurs est entré dans ces replis.
Le cheminement suivi en ce livre présente ceci de particulier que, pour son auteur, ressortissant de la tradition japonaise, le voyage à travers la textualité européenne n’a pas à surmonter l’obstacle que nous connaissons ici : faire tomber la barrière qui sépare du scénario fondateur de la culture – la Révélation chrétienne – le système des normes, l’ensemble des interprétations de nature juridique. À l’échelle des sociétés issues du christianisme, est à l’œuvre une fracture qui n’existe ni pour le judaïsme ni pour l’islam… ni à plus forte raison dans les sociétés de tradition autre.
Dans ces deux monothéismes, juif et musulman, le droit, les règles juridiques, les casuistiques en général sont arrimés à la Révélation, font corps en quelque sorte avec le Texte sacré, les normes découlent ou semblent découler d’une théologie. En son principe, le christianisme se réclame de la source biblique, la Torah ; mais en y regardant de près, un constat s’impose : l’inventivité du montage chrétien a fonctionné comme un judaïsme déjudaïsé, hors des pratiques normatives juives. Cette culture, dite judéo-chrétienne, a pu s’imposer socialement, connaître un destin politique mondial, non par ses seules forces, mais grâce à son alliance avec le vivier juridique de la Rome antique, alliance scellée au Moyen Âge, au XIIe s, par le centralisme de la papauté imitant l’Empire des Romains (imitatio Imperii).
Refoulée par la Modernité européenne, cette généalogie tourmentée a produit une frontière épistémologique qui, au fil des siècles, a séparé radicalement les savoirs théologiens et les savoirs de facture juridique ou en relation avec le droit. Ainsi, dans une étonnante symétrie qui reproduit le schéma élaboré par les canonistes du Moyen Âge, les historiens spécialisés, juristes et théologiens, ont fini par constituer deux champs de recherche qui s’ignorent. Depuis quelques décennies, sous la pression d’un énigmatique « retour du religieux », cette ignorance mutuelle n’est plus ce qu’elle était… sans pour autant affecter la doxa. La structure dont a résulté la frontière évoquée est toujours là.
Ces indications sont importantes pour aborder l’ouvrage ici proposé, car la liberté de son auteur nous embarque, avec une autre boussole, dans une navigation au long cours sur l’Océan des textes.
Instruit de l’imperium généalogique dont se soutient la vie de la représentation, et parfaitement informé de la structuration du christianisme latin à travers les nations européennes, Yosuke Morimoto connaît l’art de guider pas à pas les lecteurs vers cette mystérieuse science des cas de conscience qu’il a défrichée – science que jadis Freud évoquait avec grand intérêt, mais qui demeure mal vue, pour ne pas dire méprisée.
On n’entre pas dans un tel édifice comme dans un moulin, il nous faut des vestibules et des portes d’entrée diversifiées. J’attire donc l’attention sur une initiative d’importance : la mise en perspective, dans un style familier inédit, des sources utilisées. Nous ne sommes pas happés dans un tourbillon érudit, mais entraînés dans une valse d’écrits raisonneurs qui, à force de raisonner sur la menace de commettre le péché, dévoilent l’enjeu masqué autour d’une question centrale ayant pour prétexte le Théâtre : la pureté morale, c’est-à-dire la signification subjective et sociale du sexe… Rien d’étonnant à ce que, au final de ce livre, nous soient offertes des pages décisives sur les coulisses de la culture européenne.
Jouant cartes sur table, l’auteur sait entraîner les lecteurs, attirés par une thématique inhabituelle, dans le dédale des textes maniés par une érudition qui se joue de nos frontières mentales d’Européens. Nous entrons alors sans peine dans ce domaine de la science des cas, cadenassé chez nous depuis l’oukase de Pascal dénonçant l’hypocrisie échevelée des jésuites, en l’occurrence d’Antonio de Escobar, sa bête noire – anecdote que Yosuke Morimoto restitue à son contexte…
Bien au-delà des sources concernant la France, nous assistons au défilé de ces bataillons de casuistes qui, durant les premiers siècles modernes (XVIe-XVIIe) examinent le cas du comédien ou du spectateur dans la situation, si révélatrice, du Théâtre. Les casuistes sont théologiens, juristes, ou les deux à la fois. Ils raisonnent en théoriciens-praticiens, usant des ressources textuelles transmises depuis la philosophie d’Aristote, la théologie des Pères de l’Église venue du fond des âges européen (Tertullien, Augustin…) ou puissamment construite par les classiques médiévaux (Thomas d’Aquin, Albert le Grand…).
Ces exégèses des cas puisent aussi dans le vaste réservoir d’anciens traités anonymes, les Pénitentiels. Méditant sur la culpabilité et les moyens de l’effacer, ces traités échafaudaient une doctrine des peines. En cette Europe qui ne connaissait plus les rituels antiques du sacrifice, ils cherchaient quelque chose d’autre, un truc si j’ose dire, conciliable avec la pratique chrétienne.
Ainsi s’est peu à peu élaborée une juridiction sur le sujet ; elle allait trouver son législateur au XIIIe siècle, sous la poigne du pape Innocent III, l’inventeur de l’aveu secret devant un prêtre-confesseur, innovation qui fait la part belle à la passion légaliste, à l’esprit procédurier des juristes : on l’appela juridiction du for interne – le tribunal de la conscience.
Bien entendu, la casuistique a su capter les concepts utiles du vivier juridique, cet Océan du droit («Oceanus iuris» selon l’expression de la Renaissance !) où coexistent les épaves du droit romain antique et les constructions rutilantes de la Bureaucratie pontificale : le droit canonique, ce Monument de doctrines commenté dans l’Université jusqu’au XVIIIe siècle.
Ainsi, avec tact et précision érudite, Yosuke Morimoto est entré, si j’ose reprendre le titre d’un collage de Max Ernst, dans « L’intérieur de la vue » 1. À partir d’une position d’étude plus libre, celle d’un regard japonais, il propose son tableau des sources, comme l’ethnographe à l’intérieur du village tient son carnet de bord.
En somme, ce livre nous fait part de notes de voyage, ayant forcé la frontière épistémologique qui sépare des domaines complémentaires, les savoirs théologiens et les savoirs juridiques – frontière artificielle et cependant structurale pour la vision européenne. Une frontière qui provient de notre allégeance méconnue à la donne généalogique fondatrice de la culture européenne : le montage normatif inhérent au monothéisme version chrétienne occidentale, montage sécularisé au fil des siècles et toujours opérant aujourd’hui.
La présentation de ses sources par l’auteur est d’autant plus importante et significative qu’elle dévoile le ressort de sa propre démarche, apparemment purement théorique, mais foncièrement scénographique. Ce tableau d’un instrument d’analyse - les sources - nous restitue déjà la casuistique pour ce qu’elle est, une mise en scène de l’abord du fond de sa propre culture par l’Occident. Yosuke Morimoto propose donc de l’étudier comme on explore l’énigme d’une intrigue à travers le discours de personnages, les casuistes, qui se succèdent en dramatisant le cas du Théâtre, au nom d’une science chrétienne aujourd’hui désuète, ou plus précisément refoulée.
Le titre du Chapitre Ier affiche la question centrale qui, sans savoir pourquoi, nous talonne : « Une science maudite ? ». Insensiblement, par une méthode toute en douceur, nous allons glisser vers l’essentiel masqué : l’enjeu radical de l’animal parlant, la fiction pour le sujet et à l’échelle de la culture.
À coup de semonces théologiennes et d’abstractions légalistes, va se dérouler, sous le regard expert et critique de notre auteur japonais, un combat d’écrits raisonneurs autour du vrai et du faux, du semblant et de l’authentique – un combat qui au fil des chapitres trouve son dénouement logique, mis à découvert par ce livre, dans l’accomplissement d’une prophétie, énoncée par la littérature européenne avant et après Nietzsche : l’avènement du Nihilisme.
La démarche de Yosuke Morimoto est progressive, elle prend son temps – un temps adapté à la lenteur même d’une évolution millénaire. Ainsi pouvons-nous accéder au sens de la tragi-comédie qui s’est jouée dans le déploiement de cette casuistique rabâcheuse, exportée dans le monde entier dès la fin du XVIe siècle… jusqu’au Japon comme en témoigne l’impression sur place d’un traité de la confession composé par un jésuite portugais !
Mais ce qui, de cet acharnement autour de la fiction théâtrale, doit être souligné, c’est qu’il sert de bouclier à un essentiel indicible. Admettre le théâtre, c’est ouvrir la porte – usons ici d’un terme aujourd’hui à la mode – à la déconstruction du christianisme lui-même. Car pourquoi le scénario de la Rédemption du genre humain par le Christ ne serait-il pas, lui aussi, une fiction ?
Dans cette perspective, qui examine la fiction non seulement du côté du Théâtre, mais aussi dans son repaire liturgique inhérent à la religion de Jésus – la doctrine d’un rituel central, les sacrements –, c’est le principe même de l’Art qui est en cause. Autant dire l’esthétique entière (au sens littéral, l’appréhension sensuelle de la pensée). C’est pourquoi, le livre ici présenté se réfère avant tout dans son titre à la légalité de l’Art.
Par les temps qui courent, cet ouvrage prend un relief particulier. Par hypothèse, les monothéismes ont manifesté un réflexe défensif à l’égard du Théâtre, ils ont été ou sont encore sur la pente de légiférer sur l’Art. Tâche immense, encombrée d’obstacles… mais il est utile d’en saisir la raison : le « mono-» veut dire aussi « monopole » de la légitimité esthétique, car la divinité est elle-même scénario, elle ne serait pas sans la fiction théâtrale (rituels, liturgies).
Si l’auteur du présent ouvrage peut être appelé philosophe, c’est à la fois en « médecin de la civilisation », selon le mot de Nietzsche pour qualifier cette fonction, et comme savant capable de penser la forme comme structure, c’est-à-dire comme « un tout qui contient plus que la somme de ses parties ».
Avant de mettre à profit ce propos que j’extrais d’une correspondance entre Jünger et Heidegger 2, je dois insister sur la portée historique de la casuistique du Théâtre. Il s’agit des concepts repris ou inventés par les casuistes et que n’a pas manqué d’évoquer la psychanalyse, nouvelle « Médecine de l’Âme ». Freud encourageant le pasteur Pfister, Lacan (dont Yosuke Morimoto a relevé les judicieux propos à l’égard de Sade), et quelques analystes ou philosophes ont tiré profit des notions transmises par les casuistes.
Ce qui importe, dans cet immense arsenal conceptuel, c’est le déploiement des raisonnements qui firent la fortune de ce légalisme militant. Notons quelques-unes des thématiques les plus vulgarisées : péché de chair et péché d’âme, la peur tenace de la femme, la dissociation du plaisir et du désir, la figure du voyeur en esprit, la réglementation de la danse et des gestes, l’impudeur des spectacles, l’irrecevabilité des doctrines hérétiques.
Dans la masse des traités, dont les auteurs n’ont pas tardé à former des camps opposés – rigoristes contre laxistes –, les questions foisonnent : l’intolérable a-t-il des limites, est-il licite de vendre des masques, qu’est-ce que l’intention, qu’est-ce que le consentement au plaisir, le mensonge est-il toujours illicite ?
Comme on le voit, la problématique du Théâtre est prise dans un ensemble de considérations théorico-pratiques, qui soulèvent des problèmes essentiels : la représentation, la parole comme ombre de la chose, le signe linguistique, l’intention, l’esprit de comédien opposé à la foi non hypocrite… Hormis une piétaille de suiveurs, les casuistes ont été imaginatifs pour fabriquer le cas, créer des modèles rhétoriques, tirer profit des disciplines établies : théologie, droit, philosophie, ou même linguistique. Surtout, ils furent les pionniers du psychologisme - un trait de la culture chrétienne.
La force de ce livre est de restituer à la civilisation de l’Ouest une part d’elle-même en mettant à sa juste place le gisement d’écrits qui interrogeaient la passion humaine de l’Art, à travers les cas soulevés par la scène de théâtre.
La science des cas de conscience est restée suspecte pour des raisons jusqu’à présent non éclaircies. Non seulement elle concerne la généalogie de la morale chrétienne et son mode de transmission sociale, mais aussi, touchant aux profondeurs du psychisme, elle porte à conséquence dans l’abord de la normativité, et tout autant des conceptions de l’Art.
Après un tel ouvrage, la casuistique ne sera plus étudiée à la marge de la culture ou à l’occasion d’une polémique. C’est la fin d’une vision fragmentée, car l’auteur dévoile, avec une impressionnante précision, le fond des choses que j’ai résumé par la formule : “un tout qui contient plus que la somme de ses parties”. Nous entrons dans l’histoire de ce “tout” pour y découvrir l’enjeu essentiel : une continuité généalogique masquée, les ruptures fonctionnant comme des transitions.
Les casuistes ont construit l’équivalent d’un système de légalité : d’où ce titre général du livre, “La légalité de l’Art”. Accroché à d’innombrables textes puisés selon les besoins du cas, ce vaste ensemble de doctrines s’est édifié à travers une chaîne de raisonnements érigée en fondement d’elle-même. La casuistique est un système fermé, autofondé en somme, et qui à ce titre sacrifie à l’arbitraire.
Observateur éclairé de la culture occidentale et des représentations changeantes qu’elle exporte, Yosuke Morimoto s’interdit cependant toute position d’oracle.
Au préfacier d’écrire sa glose ultime. Extérieur, le regard japonais laisse entrevoir le refoulé de la culture de l’Ouest. Elle a fait fructifier l’héritage à sa manière, c’est-à-dire par le déni. Nous pensons à l’abri de cette tradition de casuistes : alors même que nous les rejetons, nous demeurons en leur compagnie.
2. Martin Heidegger, « De la Ligne », in Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 211.