Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Recension - La Légalité de l’Art de Yosuke Morimoto par Tetsuya Shiokawa

Le Traité de la Comédie de Pierre Nicole est une pièce majeure de la « querelle de la moralité du théâtre » qui se déroula en France classique. Vers la fin du XXe siècle, Laurent Thirouin en a donné une nouvelle édition critique accompagnée d’un dossier réunissant les principales pièces de la querelle. Parallèlement, il a sorti, sous le titre impressionnant de L’aveuglement salutaire, une étude importante sur le réquisitoire lancé contre le théâtre par les adversaires de la « Comédie », où il réussit à dégager la doctrine antithéâtrale des augustiniens rigoristes de ce temps en la replaçant dans la longue tradition du procès contre les arts de représentation. Son ouvrage a bien éclairci les enjeux moraux, poétiques, anthropologiques et métaphysiques du réquisitoire en question. Le résultat est si probant qu’on pouvait se demander s’il restait encore des problèmes nécessitant de nouvelles recherches tant documentaires que théoriques.

 

Le mérite et l’originalité du livre de Yosuke Morimoto sont de montrer qu’il en restait effectivement, et d’une importance capitale pour la question du théâtre. À partir de ce constat, Yosuke Morimoto s’est engagé dans l’exhumation de la discipline apparemment périmée qu’est la casuistique, et son livre déborde largement les études proprement littéraires pour s’ouvrir sur un champ d’études transdisciplinaires où se croisent la philologie et la philosophie, l’éthique et l’esthétique, la théologie chrétienne avec ses diverses branches comme la patristique, la scolastique, la théologie morale et ses applications pratiques qu’est la casuistique, et enfin le droit tant civil que canonique, comme le suggère le titre quelque peu énigmatique de l’ouvrage : La légalité de l’art. Mais pourquoi la casuistique à propos d’une interrogation sur le théâtre?

 

La question consiste en réalité à déterminer de façon précise les adversaires visés par Nicole dans son Traité ainsi que les points litigieux qui étaient en cause. La réponse est plus difficile à donner qu’il ne le paraît d’abord. En effet, il ne suffit pas d’alléguer les avocats du théâtre, qu’ils soient hommes de métier tel Corneille, ou critiques tel l’abbé d’Aubignac, lequel aurait pu, selon Thirouin, jouer un rôle dans la décision de Nicole de rédiger son Traité. Sans écarter tout à fait cette hypothèse, Morimoto fait remarquer que leurs apologies, qui mettent l’accent sur le renouveau et les bienfaits du théâtre de leur temps, « n’évoquent guère la question de la moralité du théâtre, et de toute façon jamais celle de son rapport aux devoirs religieux » (p. 27). Or telle n’est pas la position de Nicole qui, lui, met en cause, non la « Comédie » elle-même, mais sa justification qui consiste à « la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la dévotion » (Nicole, op. cit., cité par Morimoto, p. 25). Le moraliste chrétien s’attaque ainsi à la « corruption de ce siècle » qui tâche de faire «en sorte que la conscience s’accommode avec la passion » pour le théâtre. Il ne vise donc pas tant les amateurs du théâtre que les censeurs indulgents qui ne voient pas beaucoup de mal à ce qu’on fréquente les salles de spectacles. Mais qui sont de pareils censeurs ? Il est difficile de ne pas y reconnaître ces casuistes relâchés qui étaient sévèrement critiqués par Pascal dans les Provinciales. C’est là que Morimoto, se tournant vers eux, convoque un jésuite espagnol, Antonio Escobar y Mendoza, la victime la plus connue de la plume pascalienne, pour montrer que celui-ci a une position exactement opposée à celle de Nicole à propos du théâtre. En effet, Escobar soutient, dans son Liber theologiae moralis, que ce n’est qu’un péché véniel que d’aller voir, par curiosité ou légèreté, un spectacle même scandaleux, et qu’a fortiori ce ne l’est pas de le faire pour une bonne raison comme « pour augmenter [sa propre] connaissance ». Il y a donc une forte présomption que Nicole ait visé les opinions laxistes des casuistes, Escobar à leur tête.

Voilà déjà un acquis certain qui renouvelle un chapitre de l’histoire littéraire. Mais, pour Morimoto, ce n’est qu’un point de départ pour se lancer dans ses propres recherches. Son objectif consiste à montrer « la présence, voire la persistance de la question de la moralité du théâtre dans la littérature casuistique » (p. 32), et cela, en vue de repérer, au sein de divers courants de la casuistique, l’émergence d’une position indulgente et « libérale » à l’égard de l’art scénique.

 

Mais quelle est la problématique qui est à l’arrière-plan d’une telle entreprise ? Nous vivons, de nos jours, dans un « régime de tolérance » concernant les activités culturelles, en particulier artistiques. L’art n’est pas seulement toléré, mais respecté et fait « l’objet d’un credo ». C’est là une des caractéristiques de la modernité. Mais il n’en était pas ainsi dans les sociétés traditionnelles. La méfiance envers l’art de représentation était commune aux philosophes grecs comme Platon et aux Pères de l’Église comme Tertullien ou Augustin. Il a donc dû y avoir, à travers les âges, « un certain revirement de situation » (p. 34), que Morimoto fait coïncider symboliquement avec l’établissement de l’esthétique, à la moitié du XVIIIe siècle, comme une discipline philosophique. Ce constat amène l’auteur à formuler ainsi sa question fondamentale : « par quel chemin la culture ouest-européenne en est-elle venue à accréditer [l’]amour de l’art ? » Et c’est à partir de celle-ci qu’il précise l’objet de sa propre enquête : « comprendre comment les casuistes d’inspiration « laxiste » parvinrent à légaliser la chose artistique et, de façon corollaire, le plaisir spécifique qui en découle » (p. 36). L’enquête porte, il est vrai, sur une époque bien antérieure à celle du « revirement » en question, puisque l’apogée de la casuistique se situe de la fin du Moyen-Âge au début de l’âge moderne, mais c’est que Morimoto se propose en fait de faire voir, dans la préhistoire de ce revirement, le rôle qu’ont pu jouer les casuistes « pour préparer le terrain [à ce revirement] sans être reconnus comme tel » (ibid.).

C’est après ces longs préliminaires que Morimoto entame enfin ses propres recherches. Elles comportent six chapitres, dont le premier dessine à grands traits les contours de la casuistique. Vient ensuite l’investigation proprement dite, qui, dans les cinq chapitres suivants, s’attache à mettre au jour comment la casuistique dans son versant laxiste en est venue à tolérer l’art théâtral, en le légalisant devant le tribunal de la conscience. Soulignons que l’exposé n’est ni synthétique ni chronologique, mais descriptif et analytique. Il repose surtout sur la présentation puis sur l’analyse de cas typiques rencontrés dans l’immense corpus des textes casuistiques, avec pour souci d’éclairer les enjeux du problème posé et la logique qui oriente la solution donnée, et cela en tenant compte de leurs arrière-plans tant historiques que théoriques, ce qui permet de mettre en perspective les cas étudiés. Morimoto adopte pour ainsi dire dans sa démarche la méthode et l’esprit de la casuistique qui consiste précisément dans l’étude des cas d’espèce qui se posent, soit réellement, soit fictivement, à la conscience des fidèles.

 

Ainsi, le chapitre II, qui examine le théâtre comme un art mimétique où l’acteur simule et représente le personnage, commence par la présentation du cas énigmatique du faux dormeur hérétique. Il s’agit d’un homme qui, ayant une pensée hérétique in petto, la profère pendant un sommeil qu’il simule si parfaitement que ceux qui l’écoutent sont persuadés qu’il dort effectivement. Cet homme est-il ou non un hérétique externe ? À remarquer que cette situation a quelque chose d’analogue avec celle du comédien qui joue son rôle sur scène. De fait, le même casuiste qui traite le premier cas le prolonge par un deuxième concernant cette fois un comédien qui, lui aussi hérétique in petto, joue le rôle d’un personnage hérétique. Or ces deux cas reçoivent la même solution, à savoir que l’homme en question n’est pas un hérétique externe. En bref, le fait de proférer des propos hérétiques dans son sommeil ou sur scène n’autorise aucune conclusion sur l’hérésie supposée, quel que soit le sentiment intérieur de cet homme. À partir de ces cas et des solutions données, Morimoto procède à l’analyse des enjeux et met en place certaines problématiques fondamentales, telles que celles de la simulation comme espèce de mensonge, du rapport entre l’occultation et la révélation ou encore de la distinction du « signe parfait » et du « signe imparfait ». Une digression du côté de l’histoire littéraire, avec pour exemple privilégié le Véritable saint Genest de Rotrou, corrobore de façon inverse l’analyse par la situation du héros, comédien martyr qui en vient à confesser sur scène sa propre foi en jouant un rôle de martyr. Au terme de cette enquête se révèle une conception spécifiquement casuistique de la fiction artistique comme quelque chose de « risible » et « non sérieux ». Et c’est la fiction ainsi conçue qui, neutralisant la responsabilité morale de l’action scénique à l’égard du monde réel, rend légal le théâtre aux yeux de la casuistique laxiste.

 

Le chapitre III poursuit les réflexions sur le concept de la fiction, en se tournant vers le problème de la fiction dans le sacrement de baptême, celle qui en empêche la validité ou l’efficacité par le vice de forme dû à la volonté soit de l’administrateur soit de l’administré. Morimoto se penche surtout sur la figure du « fictus », celui qui accède au baptême avec feintise ou duplicité du coeur, et fait remarquer une analogie entre le fictus et le comédien, en ce qu’ils partagent le décalage que la fiction interpose entre l’acte et l’intention. Ce décalage est la cause de l’inefficacité du baptême dans le cas du fictus mais, paradoxalement, c’est l’inefficacité même de la parole fictive qui disculpe au regard de la loi pénale le comédien sur scène, en vertu de la maxime : « actus non facit reum nisi mens sit rea ».

 

Or si un acte fictif échappe à l’application de la loi, reste à savoir si l’acte même de jouer sur une scène, c’est-à-dire le jeu de spectacle lui-même est licite ou non. C’est le sujet du chapitre IV, qui explore des textes canoniques et théologiques concernant le statut social du comédien, en particulier les Sententiae de Pierre de Lombard et la Summa theologiae de Thomas d’Aquin, puis leurs commentaires. En les relisant à partir de la distinction fondamentale du sacré et du profane ainsi que de l’opposition de l’eutrapelia aristotélicienne conçue comme un moyen de détente mentale et de la turpitudo censée causer la corruption de l’âme, Morimoto aboutit à montrer comment s’est installée progressivement la réhabilitation du métier de comédien, en dépit des mesures largement répressives du droit canon.

 

Mais l’apparition d’un regard tolérant n’en annule pas moins la méfiance envers le théâtre. Le chapitre V se tourne du côté des rigoristes en la matière. Se réclamant des Pères de l’Église primitive, ils se proposent, par leurs arguments, d’invalider la distinction admise par les laxistes entre personnage et acteur, et de souligner l’influence effective de la représentation sur l’âme des spectateurs. Finalement, c’est le rejet du concept de fiction hors de l’art de spectacle qui soustend l’argumentation des accusateurs du théâtre.

 

Après cette excursion du côté du camp rigoriste, le chapitre VI revient au camp opposé pour considérer l’inflexion qui s’est produite dans la défense casuistique du théâtre au seuil de l’âge moderne. En effet, dès la fin du XVe siècle, les casuistes indulgents ont cherché à produire, ce qui était audacieux pour l’époque, un argument susceptible de légaliser toute représentation théâtrale, quelle qu’en soit la valeur morale ou esthétique. Ils s’appuyaient à cet effet sur la distinction entre cogitatio et res cogitata, d’où découle celle entre repraesentatio ipsa et res repraesentata pour affirmer finalement l’indépendance du plaisir propre à la pensée ou à la représentation, par rapport à celui que procure la chose pensée ou représentée. La notion-clé de cet argument est celle de la delectatio morosa, le plaisir qui découle du mal appréhendé dans la cogitatio. Morimoto voit, dans cette notion qui a son origine dans quelques textes patristiques sur l’articulation de la volonté et de l’acte, le point de départ à l’élaboration casuistique du concept de delectatio theatralis et montre, à partir d’un cas exemplaire proposé par le théologien espagnol Pedro Lorca, comment s’est formée une conception formaliste de l’expérience théâtrale, qui se centre sur la représentation en elle-même au détriment de la chose représentée. Cette investigation se termine, dans la toute dernière section, par la recherche d’une origine scolastique du plaisir poétique, laquelle se trouve, selon Morimoto, dans les commentaires de Thomas d’Aquin et de ses successeurs sur la Poétique d’Aristote. En effet, sous l’influence de l’interprétation d’Averroès, ces penseurs chrétiens ont infléchi la mimêsis aristotélicienne conçue comme une source du plaisir théâtral vers le sens de repraesentatio, de manière à élaborer le concept de plaisir de la représentation comme un pur acte psychique, délié de la chose représentée et à ce titre moralement neutre. C’est finalement ce concept qui a préparé le terrain pour l’émergence de la tolérance à l’égard du théâtre.

 

En conclusion, Morimoto développe une considération subtile sur la signification et la valeur de l’apologie casuistique du théâtre qu’il vient d’étudier. Il fait remarquer la limite de cette apologie, qui a pour vocation de tolérer le théâtre en affirmant sa légalité, mais non pas de le justifier en en montrant la dignité. En effet, si le théâtre est toléré, c’est qu’il est considéré comme oisif, indifférent et tout au plus utile comme divertissement gratuit. Une telle apologie implique un paradoxe, puisqu’elle disqualifie cela même qu’elle prétend sauver, en le destituant de toute valeur intrinsèque : éthique ou esthétique. C’est là, selon Morimoto, l’origine lointaine du double nihilisme éthico-esthétique qui caractérise le régime de la tolérance généralisée de nos jours. Il clôt ainsi ses réflexions par une interrogation blasée et inquiétante : que tolère la tolérance ?

 

Pierre Legendre, dans la préface qu’il a composée au livre, écrit sur l’entreprise de notre auteur : « Extérieur, le regard japonais laisse entrevoir le refoulé de la culture de l’Ouest » (p. 15). Sans entrer dans la discussion d’une telle glose, soulignons seulement que le travail de Y. Morimoto renouvelle indubitablement la façon dont on envisage la question de l’art de représentation par rapport à la société humaine. Son livre peut intéresser tout chercheur francophone en sciences humaines et sociales, qu’il soit littéraire, historien, philosophe, théologien ou juriste. Souhaitons que Y. Morimoto en donne sans tarder une version dans sa langue natale pour que le public japonais ait accès à cette oeuvre hors du commun d’un de ses compatriotes.

(Académie du Japon)

 

Texte paru dans la revue LITTERA - Revue de langue et littérature françaises éditée par la Société japonaise de langue et littérature françaises - n°7- mars 2022 p. 127 à 131.  

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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