Récits de lecteurs
De l’Énigme à majuscule, il est ici question. Pour « cheminer à même l’Énigme », dit l’auteur (reprenant l’expression de Gérard Guest), comme on navigue au près, en se servant des vents contraires; pour aller « au bout, jusqu’au bout », jusqu’aux confins de la ligne avant le Néant et témoigner de son au-delà, comme seul peut le faire celui qui n’a jamais été dupe de son propre théâtre, n’aura « rien laissé paraître de sa fragilité primordiale », texte après texte, masque après masque, ce que Pierre Legendre appelle vivre et penser, « peut-être » …
Paroles revisitées, questionnements sûrs, jamais reniés des premières années de la vie, tourment profond et pudique, solitude, images gravées dans le marbre d’un être si tôt en travail, souvenirs surgis d’une enfance à jamais marquée par la Normandie natale et catholique, puis d’une adolescence qui, forcément, ne sortira pas indemne des massacres du XXe siècle, enfin d’une jeunesse grave et passionnée de savoirs enfouis, partie à la rencontre de l’Afrique et d’un autre regard sur soi et sur l’Occident, s’entrelacent pour former une composition puissante et poétique.
Car cet archéologue du langage n’écrit pas, il compose. Il le dit et c’est vrai. De ces Quasi Mémoires s’élève une musique qui s’adresse à quelqu’un d’autre en nous, parfois endormi, parfois aux aguets, espérant ou désespéré, mais qui gît, là. Comme un enfant que l’on prend par la main, cette musique réveille le gisant et le guide dans les profondeurs d’une très, très vieille forêt, peuplée d’âmes, célèbres ou anonymes, qu’unit une même affinité, selon le mot de Yourcenar. Tour à tour, elle l’emporte vers les hauteurs d’une vaste érudition conquise par celui qui, inclassable, a toujours su converser avec le Monde, le plonge dans les profondeurs d’une méditation rompue à l’épreuve d’une psychanalyse qui savait ce que rêver veut dire, avant de le quitter dans une clairière en clair-obscur où se tient, en son centre, un miroir … « car rien ne subsiste, hormis l’Énigme à transmettre. »
Et il en va de la civilisation comme il en va de l’homme qui, toujours, dit Pierre Legendre, s’interroge face au miroir : l’autre existe-t-il ? Comment savoir ? Question oubliée, refoulée, sans doute même aujourd’hui tragiquement abolie par la civilisation de la techno-science économie, affranchie – croit-elle – de « la promesse de lire l’ordre du monde », ce premier sens du mot « Religion » si galvaudé, en réalité, inexploré.
Ce passeur nous embarque alors dans un tour du monde de ce concept, de l’Afrique au Japon, en passant par la Russie – et l’UNESCO - pour nous ramener à la ville pontificale, romaine et chrétienne, si oublieuse de la légitimité de son Autre byzantin. Vient le moment de la rencontre inouïe avec les chutes du Niagara, cette dénivellation épistémologique monumentale qui, dès le XIIe siècle, marque l’avènement du creuset médiéval de la modernité. La technique, tout à coup, devient la marque de fabrique de l’homme occidental. Alors, avec un calme effroi, nous comprenons que nous devons aller à la rencontre, huit siècles plus tard, d’un autre grondement, celui du nazisme, cet inanalysé de l’Occident romano-chrétien, sur lequel nous invite à réfléchir de toute urgence, avec une liberté et une audace dont il sait le prix payé, ce si grand érudit des traditions juive, chrétienne et musulmane.
Hélène Cazaux-Charles
« Ces Fragments de Quasi Mémoires ne sont pas sans fil conducteur — conduits au fil d’une aventure qui procède, depuis les mystères de l’enfance, au long d’une découverte progressive et de longue haleine : celle de l’Énigme que l’humain demeure à lui-même. Depuis les profondeurs du vieux pays normand jusqu’aux grandeurs (et misères) des cercles du savoir et de l’érudition, le voyageur méditatif, l’observateur et scrutateur d’emblèmes, infatigable déchiffreur de ces manuscrits médiévaux où gît le cœur oublié de l’« Europe » et de la « fabrique de l’humain » qui lui est propre, témoigne des obscurs démêlés de l’humain avec les enjeux vitaux de l’écriture et de la représentation, où se sédimente l’institution de la vie : de cette « condition théâtrale » de l’« animal parlant » s’aventurant au miroir de soi-même et de l’« interlocution de l’homme et du monde ».
Puisant à la profondeur feuilletée de la mémoire textuelle oubliée d’un « Occident » peu soucieux d’en remuer l’« insu », à plus forte raison de s’en instruire —, et patiemment instruit, quant à lui, de ce que laissent présager les confins ardents de l’art, de la poésie, du cinéma, de la danse, avec ce qui, de l’Inconscient, n’est pas fait pour en être « su » de science certaine —, le voyageur que toute une vie n’a cessé de mener en l’étrangeté de ces contrées mouvantes se souvient des dédales de l’aventure d’une découverte, tant de soi-même que de cet art secret — l’objet même, sans doute, de quelque possible « anthropologie dogmatique » — où se tisse la trame immémoriale des faits et gestes des humains : de ceux-là mêmes qui, le plus souvent, n’en veulent rien savoir, de peur d’y entrevoir l’« abîme » de leur propre et insondable « condition » et combien ne tient qu’à un fil ce qui leur permet justement, en toute finitude, de « donner figure à l’abîme ». — À quoi ces Fragments de Quasi Mémoires, ouverts au passé comme à l’à-venir de la transmission de l’Énigme, pourraient bien devoir constituer une subtile et initiatique introduction. »
Gérard Guest
On se souvient des Antimémoires, cette succession de textes étranges grâce auxquels André Malraux avait retracé l’expérience d’une vie par des récits et des dialogues qu’il avait en partie reconstruits ou réimaginés. Il en émanait, sinon toujours une vérité, du moins une forme de poésie douce et entêtante qui ressemblait à la vérité.
C’est à un exercice bien différent, mais empreint également de grande force poétique, que nous invite Pierre Legendre. Car les « fragments de quasi mémoires » qu’il nous offre aujourd’hui sous le titre L’avant dernier des jours sont empreints de poésie, mais à la manière des romans d’aventure et d’initiation philosophique du XVIIIe siècle : d’une poésie irradiante qui explore le plus réel du réel. C’est le récit d’un voyageur qui est d’abord un érudit, d’un historien du droit qui a fait siens les outils de la psychanalyse et même de l’art cinématographique, d’un juriste qui a décrypté le vaste montage romano-chrétien de l’Occident avec les armes de l’anthropologie, et dont les pays traversés sont des plus vivants et des plus réels : des profondeurs du Vatican aux écoles coraniques de l’Afrique en lisière du Sahara, de l’univers contraint des facultés de droit ou des hauteurs ritualisées du Collège de France aux logiques de pouvoir cachées de grandes institutions internationales comme l’UNESCO.
Avec Pierre Legendre, nous voyageons sans cesse : dans les choses de l’esprit – il nous dévoile la construction progressive de sa pensée, par strates mais avec un retour constant sur elle-même qui joue comme par l’effet d’un miroir -, et dans divers lieux du monde, qu’ils soient la Normandie des années d’enfance ou l’atelier d’un sculpteur à Égine.
Le but, dès les premiers pas du savant, est de « confronter le désir de comprendre, du bachelier qui venait de traverser le temps de la Seconde guerre mondiale — l’énigme d’une tuerie gigantesque entremêlant les peuples —, aux questions insoupçonnées du destin, dont je serais aussi, comme par ricochet, subjectivement partie prenante. »
Puis de chercher à saisir « l’insondable question du Temps ». De comprendre enfin la question « inabordable » de l’enveloppe généalogique des peuples : inabordable par « la civilisation moderne née en Europe de l’Ouest — cette partie du continent initiatrice des deux guerres mondiales, en décomposition morale et devenue le glacis des États-Unis — étudiée par un chaos de disciplines établies, qui ne veulent rien savoir de ce qui fut appelé « condition humaine ».
Le regard de Pierre Legendre, loin des pensées « prémâchées », se porte aussi bien sur la figure mystérieuse de l’État – singulièrement l’État à la française – que sur la question fondatrice de l’identité de Dieu, de la construction théologique du Dieu trinitaire. C’est le regard d’un homme sur « l’inexploré » : un homme qui se sait issu de la culture d’Occident, mais revendique un regard d’étranger sur l’Occident.
Arnaud Teyssier