Préface à la deuxième édition
Tout ce qui ne se laisse pas déchiffrer par la grille de lecture des sciences sociales pousse au changement du regard moderne, exige désormais de s’engager dans la voie d’un questionnement auquel l’Occident objectiviste est mal préparé : considérer les sociétés comme des Textes. Mes propositions de travail tournent autour de ce point.
Voici vingt ans, je publiai ces articles choisis dans l’œuvre de Kantorowicz, traduits par deux jeunes historiens du droit médiéval. L’accueil fut glacial.
Une exception, cependant. L’Appareil parisien réagit contre ma présentation, fustigée en ces termes par François Furet : « Là où le public est en droit d’attendre une présentation de l’auteur et de l’œuvre, il ne trouve que des généralités vides et des préciosités obscures 1…» Il fallait ce coup de griffe pour permettre à un béotien en cette matière juridique rejetée depuis des lustres par le nationalisme français - le droit savant du Moyen Âge : ancêtre de la Common Law britannique comme de nos codifications - de se faire le héraut d’un Kantorowicz.
En ces domaines, l’anecdote dépasse l’anecdote. L’intérêt d’y porter attention est de remarquer que les plus ordinaires dispositifs et maniements du pouvoir guerrier rhétorique, de nos jours puissamment médiatisé - déplaçant sur la scène publique l’enjeu de prestance académique (praestantia doctorum, comme disaient les glossateurs) - , s’inscrivent dans les montages de l’herméneutique sociale, et à ce titre révèlent une marque de culture typiquement française : le rôle politique démesuré du clergé universitaire.
Ouvrons maintenant le dossier sur le fond. Pourquoi publier de nouveau ces articles, sous la rubrique «Matériaux», à l’horizon cette fois d’une Anthropologie dogmatique ?
Une réflexion sur l’ordre dogmatique, sur la nature du phénomène institutionnel qui spécifie l’organisation humaine parmi les espèces - la seule (il faut aujourd’hui le rappeler) à produire le questionnement -, impose de se désolidariser de la croyance en un pouvoir illimité de disséquer scientifiquement le vaste monde et l’homme lui-même. Scientifiquement, c’est-à-dire sur la base du postulat d’une omniscience virtuelle, capable de désopacifier toute chose et de parvenir à la transparence généralisée, selon les critères d’objectivation et les classifications du savoir portés par la Raison industrielle.
Entrer dans l’univers théologique-juridique du temps de l’empereur allemand Frédéric II (figure de la vérité mystico-politique reconstituée par Kantorowicz) serait une cure de jouvence pour les historiens de métier qui, par un réflexe hérité du passé, refusent allègrement de tenir compte de cette dimension 2. Reprendre langue avec la casuistique romano-canonique, pour nous si proche et si lointaine, avec cette matrice de l’État juriste inventé par l’Europe et dont la passion législative à la française est l’un des rejetons (frère ennemi du système de Common Law !), voilà qui me paraît le plus utile exercice aujourd’hui. Kantorowicz y découvrit une clé pour ses analyses : les procédures d’élaboration des doctrines qui, précédant ou accompagnant l’essor des pouvoirs rivaux et complémentaires, ecclésiastiques et séculiers, ont jeté les bases de nos raisonnements sur le gouvernement des sociétés.
Qu’est-ce que l’idée de gouvernement ? Qu’est-ce que l’idée de société ? Si l’on ne remonte pas la généalogie du discours normatif de l’Occident jusqu’à dégager ce butoir, il est bien difficile de nous comprendre nous-mêmes en tant qu’Occidentaux, ressortissant à cette culture, et d’appréhender avec justesse l’avènement de la forme étatique appelée à régner comme Emblème absolu, puis à se répandre sur la planète comme instrument institutionnel de série, technique indifférente aux spécificités locales en somme ; difficile enfin de saisir, au point où nous en sommes de l’évolution moderne, ce que nous a légué le Moyen Âge tardif - j’entends par là, la seconde scolastique espagnole au XVIe siècle -, la promotion du concept de « société parfaite» (societas perfecta), une mise essentielle dans le système de représentation européen : à ce concept se rattachent les mythologies modernes de la perfection sociale portées par le théologique-juridique (métamorphosé en idéologique-juridique depuis le XVIIIe siècle) : la société totale à laquelle rien ne manque (jusques et y compris l’avatar totalitaire), et de nos jours la société techno-scientifique.
Il n’y a pas lieu d’épiloguer là-dessus, pas plus que sur le pessimisme exprimé par Kantorowicz ici ou là dans ses articles, devant les dévastations de son temps. À l’échelle du système dogmatique, la prise en compte du droit savant médiéval, l’une des pièces maîtresses du jeu institutionnel à l’occidentale, prend aujourd’hui un sens nouveau pour qui accepte de remettre sur le chantier l’idée de société héritée tout à la fois du christianisme uni au droit romain impérial (dimension bien présente dans l’ouvrage sur Frédéric II) et du positivisme historiquement lui aussi bien ancré. Renouer le fil perdu avec le monument romano-canonique va à rebours de la fragmentation des savoirs, obstacle à une compréhension de la cohérence interne de la Modernité.
Mais nous ne sommes plus dans l’esprit d’il y a cinquante ans. Le renouveau de la critique historienne passe par la reconnaissance d’une structure logique à l’œuvre dans les univers institutionnels que nous appelons, de termes devenus vagues, cultures, civilisations, sociétés. Concrètement, ce renouveau passe par l’examen de l’architecture invisible qui encadre et soutient, en Occident comme partout, les montages sociaux organisés pour constituer un Texte. Autrement dit, nous avons à considérer toute société comme un Texte.
Cela porte à conséquence, car une telle perspective entraîne à reconnaître le fonctionnement d’une herméneutique sociale, arrimée à son fondement causal par le truchement de mises en scène (en l’occurrence médiévale par l’ordre public de la liturgie et par les grands travaux théologiques) - une herméneutique soumise à ses règles et promise à l’efficacité par des procédés d’essence normative De toute évidence, les diverses casuistiques juridiques appartiennent à cette construction.
En remettant sur le tapis certaines questions majeures évoquées par Kantorowicz lisant la doxa médiévale théologico-juridique l’équivalent méconnu d’un Talmud chrétien 3 - , je ne reprenais donc pas ses articles dans une visée muséographique à la manière d’une historiographie sociologique, ni même pour en circonscrire l’éventuel versant philosophique dans le contexte du dernier après guerre, mais comme une série de summulae, petites sommes ou traités venant se surajouter aux exégèses du Moyen Âge et, de ce fait, additionnant une nouvelle leçon aux sédiments d’une textualité déjà là. Du reste, indication non superflue, c’est dans l’esprit des érudits familiers du Scriptorium médiéval (Le Bras et Kuttner, Genzmer, Zulueta, Meijers… ) qui marquèrent ma propre formation que j’ai conçu ce recueil.
De là, un certain souci de pratique éditoriale dont je dois faire état : prévoir une mise en scène typographique comportant, à l’analogue des manuscrits scolaires du Moyen Âge, l’impression des notes en marge (non en bas de page) ; celles-ci prennent alors relief de gloses. Aussi ai-je parlé d’une beauté du texte. Cet effort d’élégance - élégance au sens antique non seulement de raffinement, mais de clarté du style - se voulait un hommage indirect à Kantorowicz ; il n’a pas échappé à quelques chercheurs de ma génération, amis dispersés en Europe, capables de saisir l’importance des artifices créateurs d’une ambiance de la lecture. Kantorowicz avait le sens de ces choses-là, qui l’a poussé à étudier le statut de l’artiste comme souverain. Après tout, les artifices de présentation tant cultivés par les copistes médiévaux n’étaient-ils pas alors le rappel constant du lien entre les savoirs normatifs et le pouvoir de l’esthétique ?
Que dire aujourd’hui du titre de l’article promu en titre de l’ouvrage : « Mourir pour la patrie » ? Surplombant en quelque sorte la problématique de la limite qui court à travers les savoirs du théologique et du juridique, la formule rappelle l’enjeu de vie et de mort porté dans les civilisations, y compris donc l’occidentale, par la question sacrificielle de nos jours tenue pour désuète.
S’élevant au-dessus de la tragédie agencée par les régimes totalitaires, Kantorowicz, Juif érudit méditatif, conclut son article « Mourir pour la patrie » par des lignes sur le sacrifice de soi qui sont un morceau d’anthologie. Ses considérations sur le désenchantement du monde et les valeurs éthiques venant se dissiper comme de la fumée nous touchent, non comme un retour sur un passé englouti, mais parce qu’elles s’inscrivent dans le mouvement de liquidation de la construction humaine parvenu à l’âge gestionnaire où s’organise le meurtre indolore du sujet sous la forme d’une désinstitution de masse.
Kantorowicz n’a pas connu les retournements historiques que nous vivons - retournements, non pas mutations comme le ressassent les idéologues du Social Change - et qui demeurent sous-interprétés. Il n’a connu ni l’avènement technocratique et néolibéral de la « gouvernance » qui accompagne l’opacification grandissante du rapport de pouvoir, ni l’expérimentation libertaire de la société sans tabou et du sujet autofondé. Mais précisément, ces retournements - « répliques » des séismes totalitaires du siècle passé - donnent aux articles ci-dessous un relief nouveau ; ceux-ci s’adressent à tous ceux qui acceptent de s’interroger et sur la profondeur généalogique de l’herméneutique sociale, et sur la face obscure du phénomène institutionnel, indissociable de la question de la Raison à l’échelle des cultures.
La nouvelle édition demeure fidèle à la précédente. Quant à ma Présentation, elle est restée en l’état, abstraction faite de l’indication du cadre de la première édition, aujourd’hui anachronique.
1. Cf. l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur du 28.9.1984, p.54-55. Sur la doxa parisienne, Peter Schöttler, « Ernst Kantorowicz in Frankreich », in Ernst Kantorowicz, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1997, p.144-161 (Frankfurter Historische Abhandlungen, Band 39).
2. Le droit canonique et la science de l’École étaient à l’honneur lors du congrès consacré à Frédéric II législateur du royaume de Sicile (Messine, 1995) notamment par l’exposé de Fransen (dont je m’inspire ici) : « Du cas particulier à la jurisprudence et de la jurisprudence à la législation. L’évolution du droit canonique de 1140 à 1234 » , à lire dans le recueil posthume, Gérard Fransen, Canones et Quaestiones. Évolution des doctrines et système du droit canonique, Goldbach, Kiep Verlag, 202, II, p.637 ss.
3. C’est ainsi que peut être considérée la construction inaugurée par le Décret de Gratien (version définitive vers 1140) et l’ensemble des commentaires et casuistiques qui vont suivre, formant avec les exégèses des décrétales pontificales et du droit romain un vaste ensemble d’interprétations, en rapport avec la théologie et la philosophie scolastiques. Se couper de ce monument, socle de l’institutionnalité moderne, aurait pour équivalent de prétendre retrancher du judaïsme le Talmud, ou des cultures islamiques les exégèses du Coran.