Y a-t-il une science pour administrer, à l’ère du Management ?
Y a-t-il une science pour administrer, à l’ère du Management ?
Ne pas penser, ne pas trancher, produire le savoir en gros ou l’importer, d’Amérique si possible, le diffuser par des filières de détaillants, écoles spécialisées, universités : serait-ce aujourd’hui le fin mot pour moderniser nos abords du volcan mondial ?
L’économie et ses annexes, sociales et militaires, tiennent le haut du pavé en France comme partout en Occident. Les techniques de la gouvernance d’entreprise font miroiter la convergence rationnelle des modèles nationaux. Des colloques étudient la gestion à la japonaise, on explore Toyota et le toyotisme. Etc.
Mais il manque la réflexion en profondeur. Notre suffisance, universitaire et politique, fait barrage au questionnement : comment retourner l’esprit féodal français, pour en faire un atout de l’innovation ?
L’École Nationale d’Administration a-t-elle mission de surmonter l’actuel marasme de la pensée ? Non, elle pâtit seulement de l’inertie ambiante dans la France intellectuelle. L’ENA reflète où nous sommes.
Que comprennent les élites des pouvoirs en France, au-delà de suivre le courant au jour le jour ? Croient-elles à une formation cohérente, anticipatrice, non ignorante du tréfonds des traditions qui portent la planète et dessinent ses conflits ?
Et la parole dans notre univers hiérarchique ? L’écoute et le sens diplomatique ne sont pas le fort des chefferies en France. Il y faut la contrainte, l’épée dans les reins, la menace du désordre.
Les Énarques possèdent l’arme rhétorique usinée par la science politique à la française. Ils maîtrisent les rituels gouvernementaux, ils incarnent l’Image souveraine qui se vend si bien dans la Nation centraliste. Cette Image de l’État, ils l’ont dans la peau, comme un vaccin contre les critiques. Et pourtant, la mécanique grince et va grincer de plus en plus.
« L’huile va à la roue qui grince », dit-on en Amérique. Mais quelle sorte d’huile peut-on mettre dans la grande roue de l’Administration ?
Il y a l’huile politique : la démocratisation. L’idée d’un recrutement social statistiquement plus équilibré ne cesse de talonner les responsables.
Mais, s’agit-il seulement de démocratiser l’accès aux fonctions ? Peut-on aller plus loin, s’interroger sur la signification de l’État pour les nouvelles générations ?
Qu’est-ce qu’ils veulent, les élèves ? Et les générations au pouvoir, que proposent-elles ? Un Énarque de trente ans en sait plus long sur l’État que Bonaparte au 18 Brumaire, mais ça ne prouve pas qu’il en ait la compréhension.
On connaît la musique : l’État, c’est de la technique ; la société, c’est un agglomérat d’individus qui veulent jouir de la vie ; le monde, c’est de l’économie arbitrée par les marchés.
Que comprennent les jeunes Énarques dans cet empilement de savoirs fragmentés ? À quoi les condamne-t-on ? Sont-ils préparés ou se laisseront-ils surprendre par l’histoire qui vient ?
Les hauts fonctionnaires sont des archives vivantes. Ils sont les réceptacles d’une histoire.
L’ENA est une pépinière du pouvoir, elle fabrique des produits semi-finis. « L’État jardinier » sélectionne des plants. L’École se charge de les repiquer dans l’Administration active, sur le modèle de l’Église ou de l’Armée, d’après une hiérarchie de fonction. Là, l’Énarque va s’implanter, produire les fruits du pouvoir, qu’on appelle en France le service de l’État.
Être admis au concours, qu’est-ce que cela veut dire ? Le candidat change de peau. Ayant franchi les obstacles, il se voit et voit le monde autrement. Il va travailler à ressembler.
Mais ressembler à qui ?
L’élève joue sa mise. En fin de course, le rituel de l’École unit la promotion sous l’emblème d’un Nom, une certaine idée de la France : 1848, Lazare Carnot, Guernica, Solidarité…
Mais la liturgie égalitaire ne peut exprimer la passion individuelle de s’approcher du pouvoir et d’y conquérir une place. Se mettre dans les chaussures – in the shoes, comme disent les Anglais – dans les chaussures de celui qu’on veut devenir, voilà ce qui fait courir les élèves d’un stage à l’autre.
Un stagiaire est à la croisée des chemins. Qu’est-ce que l’apprentissage d’une fonction, pour obtenir le droit d’y accéder un jour, jouir de la vie sous cette forme ?
L’élève a-t-il pour modèle un fonctionnaire attentiste et qui ne pense rien ? Croit-il entrer dans une École de cadres pour partis politiques, ou dans une super-École de Commerce d’où sortent hommes et femmes d’affaires, pour de grands coups de main économiques ? Mais aussi, imaginant le plaisir de gouverner, rêve-t-il, jusqu’au boutiste du pouvoir, d’être un jour Président de la République française ?
Où en est le grand jeu des croyances, la « foi en l’Administration » selon le trait d’esprit de Balzac sur le fonctionnaire de base ?
Entrer, se mouler, se classer. Et si les élèves rechignent, s’ils font écho aux désespoirs sociaux, qu’est-ce que cela prouve ? Demain, le temps fera son œuvre. Le geste sûr d’une organisation, c’est la patience, pour balayer les hésitants, transformer l’élan de la jeunesse en bons sentiments, œuvrer par la langue de bois de l’optimisme. Vouloir et ne pas vouloir n’a pas sa place à l’ENA, mais manier la serpe des certitudes d’aujourd’hui.
Ce qui fait qu’une machinerie de hauts fonctionnaires est bien huilée, c’est que chacun est assuré de son bon droit et que, conformément au Pacte, il affiche qu’il croit à la Cause, c’est-à-dire jusqu’ici en France à la Cause de l’État majuscule.
Mais à quoi faut-il croire, quand les sociétés se défont, quand parade l’individu promu en « mini-État », quand les nouvelles générations sont saignées à blanc par la perte des repères ?
Fini le masque du dévouement, place aux nouveaux dogmes : l’Administration est une consommation de techniques, transnationales et transeuropéennes, un montage annexé à l’économie. Et pourtant… même submergée, l’idée de service public est encore là. Va-t-elle être emportée ?
La guerre d’anéantissement, puis l’invasion de l’économie, ont changé la face du monde. Les vieux États ont survécu en se livrant à la diplomatie généralisée.
Les Affaires Etrangères, les Relations Extérieures ne sont plus ce qu’elles étaient, car la négociation est devenue la grande affaire intérieure des Nations d’Occident, le nouvel art de gouverner.
Serait-ce que chacun est devenu étranger à tous, ou que, dans la société compétitive, chacun est en guerre avec tous ?
L’État managérial affronte les lobbies, la ruche au travail, les groupes sociaux en détresse. Il négocie son existence en faisant des offres pour réguler la mêlée ou, comme dit le jargon anglo-saxon, pour promouvoir « l’ajustement mutuel » et la « résolution alternative des conflits ».
Le marché s’incruste dans les esprits : on « vend » une politique, l’image du leader, la parole de l’État. Mais les slogans du marketing valent bien la maxime de notre Richelieu, héros national de l’astuce, qui disait : « négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux. » L’ENA est-elle dans le vent ?
L’art de négocier ne s’apprend plus sur le tas, mais avec des professeurs. Les élèves s’entraînent au parler vrai, à la transparence, à la convivialité dans la fonction, pour agir sur les rapports de force.
Les techniques de toujours ont changé d’emballage par le nouveau style décontracté. Les Enarques apprennent le règne des formes, l’importance des manières de table, les ficelles de l’acteur en scène qui joue un rôle. Ils découvrent le théâtre qu’on appelle négocier.
Qu’est-ce que le pouvoir, quels sont les nouveaux matériaux, et comment se fabriquent les attaches de l’homme, à l’ère de la reféodalisation planétaire par le marché ?
Et s’il n’y a plus de Nations, pourquoi y aurait-il des fonctionnaires ?
V
PROPOS DE CONCLUSION
L’ineffaçable nostalgie des lieux et des emblèmes, mais aussi l’immobilité du temps qui fait croire à l’immortalité, c’est le signe, toujours en vie, de ce que l’Occident appelle Nation.
Visitant le palais du Sénat, un touriste, vrai citoyen de base, interprétait les initiales sacrées « R.F. », « République Française », inscrites en lettres d’or, comme voulant dire « Royaume de France ».
Si cette méprise vous scandalise, vous êtes mûr pour absorber l’architecture ultramoderne du Ministère des Finances à Bercy, un lieu tout aussi mythologique que le Sénat, parce qu’il est marqué de l’emblème hors temps « République Française ».