Ars Dogmatica

Pierre Legendre

L’étranger proche. Pour le public français, la leçon d’une recherche

Faire circuler dans notre pays une étude de cette importance appelle explication. Fertile en découvertes, ce livre sur le protestantisme et le droit a quelque chose d’insolite au regard des récits de l’histoire politique promus par la doxa intellectuelle et médiatique française.

Primo, il nous éloigne de l’univers juridique familier, à partir duquel nous jaugeons les évolutions européennes et mondiales : un univers nettoyé, pense-t-on, du marquage religieux par 1789 et rapportable à la volonté centralisatrice d’un État-monarque, codificateur de règles produites par la sagacité de commissions d’experts, sous la tutelle réitérée du fantôme napoléonien.

Secundo, oublieux de l’encombrant passé janséniste et gallican, oublieux de cette théologie française qui jusqu’à la loi de Séparation des Églises et de l’État en 1905 s’escrimait à résoudre la quadrature du cercle (concilier indépendance du souverain et allégeance au pontife romain), le patriotisme universitaire conçoit mal que la notion de Révolution puisse être associée à ce qui demeure inconciliable avec nos maières nationales laïcisées de penser un système de droit, à savoir la passion évangélique de Luther et Calvin.

Enfin, autre disgrâce : dans un premier mouvement, le lecteur d’ici peut tomber des nues, en découvrant, à travers les réinterprétations combattantes de la Bible depuis le XVIe siècle, le poids insoupçonné (bien au-delà des positions discutables de Max Weber à propos de la naissance du capitalisme) de l’herméneutique protestante dans la formation des deux grands espaces étatiques avec lesquels la France a rivalisé, notre Étranger proche, l’Allemagne et l’Angleterre ; dans un deuxième temps, s’il se laisse enseigner par la verve érudite de Harold Berman, il comprendra mieux le manque d’entrain de la recherche hexagonale pour s’intéresser à la politique juridique du protestantisme et si peu compatible avec notre héritage catholique refoulé. Ce livre ouvre sur une terre inconnue, sur un domaine que ne fréquente pas – pas encore – la recherche française.

En vérité, nous sommes peu préparés à concevoir l’« impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale » pour une raison patente : la mentalité institutionnelle française continue de vivre, en dépit de la levée des discriminations religieuses depuis plus d’un siècle, les effets à très long terme de la révocation de l’Édit de Nantes (1685). Un geste aussi néfaste, qui mettait fin à un siècle de cohabitation plus ou moins forcée (insatisfaisante de part et d’autre) entre catholiques et protestants 1, a pesé sur le destin du système étatique, arrimé à la vision catholique du Prince législateur.

Un mot là-dessus. Cette vision a véhiculé une certaine idée du lien de pouvoir, d’essence pontificaliste, une forme particulière de l’esprit de forteresse propre à chaque Nation, en l’occurrence la passion centraliste transmise de l’Ancien Régime à la Révolution (voir la démonstration de Tocqueville), reproduite à travers le fonctionnement administratif et juridique de l’État au XIXe siècle et toujours à l’œuvre au XXe, dans le cousinage des pratiques institutionnelles du Saint-Siège. Si nos idéaux méconnus empêchent d’étudier, sauf latéralement, cette histoire fascinante, à plus forte raison font-ils obstacle à une analyse comparatiste des Révolutions européennes. L’apport de Berman est une invitation à rompre avec la légende dorée de l’« exception française» qui, mis à part les travaux de Jean Picq 2, conduit à isoler du reste de l’Europe la formation de notre système juridique.

Selon les comptes établis par Berman, la Révolution française – selon sa formule, « un rationalisme déiste », dont je dirai qu’il était porteur de l’avatar catholique appelé « laïcité » – est au cinquième rang successoral : elle s’inscrit entre la Révolution américaine et la bolchévique. Ainsi, prenant conscience de la place de la France, toute sa place et rien que sa place, dans la « tradition juridique occidentale », le lecteur entrera plus aisément dans la narration complexe élaborée par notre auteur qui, en deux volumes successifs, s’est attaché à décrire la formation de la Modernité juridique à l’échelle de l’Europe de l’Ouest au cours du millénaire écoulé.

Le volume présenté ici est le tome II, précédé par l’étude consacrée en 1983 à la période médiévale 3 . Voilà donc dessinée la fresque intégrale. Harold Berman (1918-2007) a mené à bien son projet : mettre en scène la succession des fractures qui, à partir du Moyen Âge identifié comme premier temps de Révolutions européennes, ont rendu possible le développement de la technocratie juridique, indissolublement liée aux métamorphoses du christianisme latin. 

L’études des Réformes protestantes, associées aux Révolutions allemande et anglaise, est éclairée par la préface du tome I, énonçant une idée clé : la présence, si j’ose dire active (à l’analogue d’un fond marin ou volcanique), d’un fonds civilisationnel dont il faut analyser la formation pour comprendre où nous en sommes. « Nous émergeons, souligne Berman, d’une période révolutionnaire, et nous jugeons les regards passés sur le passé : il y eut la vision darwinienne de l’évolution, une “histoire lisse” (smooth), puis la vision des conflits sociaux, une “histoire catastrophique”. Et maintenant ? En ce XXe siècle finissant [en 1983], les faits sont là : désintégration sociale, effondrement (breakdown) des communautés, déclin de l’unité et défaut de résolution commune dans la civilisation occidentale. Cela oblige à prendre conscience, sur un mode nouveau, du but poursuivi par le questionnement historien, contraint de prendre acte de la situation présente. »

Et de préciser : « Comment avançons-nous vers un futur ? Est-il possible de découvrir dans la mémoire collective de l’expérience passée les moyens de surmonter les obstacles qui nous barrent l’avenir ? » Ainsi est né le projet d’identifier les traversées révolutionnaires par une méthode qui intègre dans la problématisation du droit (law) – « law », le vocable anglais conserve les riches connotations antiques et médiévales héritées du latin « lex », incluant l’horizon de la légitimité politique - les champs philosophique, théologique… et autres.

Relue aujourd’hui, cette préface didactique met en évidence la carte maîtresse de Berman : une vision panoramique de l’historicité, indicative d’une sensibilité d’historien du droit fortement marquée par les bouleversements mondiaux observés avec lucidité par quelques intellectuels américains. Le diagnostic est à rapprocher de la position affichée, une décennie plus tard, par Samuel Huntington, lequel témoignait, à partir de ses propres compétences, d’une inquiétude comparable, souvent réfutée sur un mode plus passionnel qu’objectivement critique par les commentateurs français.

En cette Note, j’évoque la leçon à tirer de l’ouvrage proposé au public français. Une leçon à étages, dont le principe, peut-être plus exactement le butoir causal posé tome I, est rappelé avec insistance par l’introduction de ce tome II : la Révolution papale et le droit canonique. Enveloppée par une formule annonciatrice des idéologies modernes, « Redonner forme au monde entier » (Reformatio totius orbis), la Réforme grégorienne au XIe siècle (du nom du pape Grégoire VII, 1073-1085) a donné le branle à la première Révolution. Je ne m’attarderai pas sur le potentiel théorique de cette notion, dont Berman précise pour lui le sens par une définition toute classique (changement fondamental, rapide, aux effets durables dans le système politique et social d’une société… ). J’observe cependant que cette position ne permet pas d’atteindre le ressort du christianisme latin en tant que repreneur d’une Romanité reconstruite sur les ruines de l’Empire effondré en Occident au VIe siècle. Car, pour expliquer la force d’entraînement de la Réforme papale, il serait nécessaire d’élucider la raison structurale pour laquelle, à l’Ouest, le montage théologique et juridique du pontife romain a pu faire bloc avec le droit réanimé de la défunte Rome impériale jusqu’à constituer avec ce dernier un fonds traditionnel inédit, d’où allait germer le puissant concept d’État juriste promis à l’avenir industriel. Ma remarque ici vise à situer l’auteur Berman, manifestement tenté par l’interprétation des mouvements de l’histoire, mais sur ses gardes face aux enjeux théoriques. Son immense et subtile érudition l’inscrit dans la lignée d’historiens qui ont su désincarcérer la notion de Révolution pour la rattacher à la matrice civilisationnelle de l’Occident ; je songe particulièrement à Eugen Rosenstock-Huessy et, plus encore, à Friedrich Heer (Europa, Mutter der Revolutionen), auteurs rarement honorés en France.

Cela dit, si le protestantisme a pu rejeter l’alliage pontifical combinant l’Évangile et le droit romain, et les luthériens souligner que Dieu n’a pas été révélé par des textes juridiques, il ne s’ensuit pas que les Réformes allemande, puis anglaise aient été en mesure de tirer un trait sur le « Droit commun » (Ius commune) échafaudé au Moyen Âge sous l’égide du christianisme romanisé. L’idée même du système juridique en relation de collage avec une instance monarchique dont le pontife romain (vicaire du Christ et, par imitation du mythe impérial, « loi qui respire ») constituait le modèle pour les États séculiers en formation avant le XVIe siècle, cette idée a été en quelque sorte « protestantisée » ; de la sorte, le vivier romano-canonique médiéval a été réutilisé en tant que de besoin par les principautés allemandes et la Couronne britannique. Mais ne perdons pas de vue l’élément central, le noyau de la dynamique protestante : l’insurrection radicale contre la papauté et sa production théologique et juridique, à quoi est opposée la seule Bible, idéalement tenue pour l’unique source des exégèses théologiques, de la légitimité politique et des casuistiques du droit. Le nouvel ouvrage de Berman étudie le destin de ce pari : comprendre « l’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique », incluant donc le vaste ensemble construit, défait, remodelé depuis le XIIe siècle, dont le protestantisme représente l’étape moderne ; l’une des étapes seulement devrais-je dire, car l’œuvre de Berman appelle une suite : considérer synthétiquement la Contre-Réforme catholique dans ses effets sur le droit… L’avenir dira si le milieu historien est aujourd’hui capable de reprendre le flambeau. 

Tenant fermement la référence au point d’ancrage des changements juridiques induits par le protestantisme – la Réforme grégorienne et ses suites, symbolisées par les nouveaux assemblages de textes et l’inventivité scolastique –, le lecteur français recevra aisément la leçon de Berman, en considérant que le type de bouleversement surgi en Occident à partir du Moyen Âge s’est montré d’autant plus évolutif et répétable que le christianisme, premier discours révolutionnaire selon les données décrites, demeurait dans son principe (en tant que secte juive ayant rejeté la légalité juive) une construction théologique en attente de règles sociales. Les élaborations juridiques médiévales, en dépit des renvois formels au Décalogue par le système pontifical, ont en réalité supplanté la Bible dans les pratiques normatives. Si l’on garde à l’esprit ce fait majeur, la rébellion protestante prend toute sa portée, mettant en évidence ce qu’est une Révolution, au sens européen dégagé par cette étude : la cristallisation de discours porteurs de déflagrations institutionnelles. Et l’on conçoit dès lors qu’il puisse y avoir répétition, comme le laisse d’ailleurs entendre le vocable « révolution » – métaphore astronomique, faut-il le rappeler ? – indicative d’une fin de cycle et de l’ouverture d’un nouveau. Les travaux de Berman l’illustrent parfaitement : au cours du nouveau cycle, nous retrouvons les points de passage du précédent, c’est-à-dire en l’occurrence, les matières examinées au fil des chapitres concernant tantôt l’Allemagne, tantôt l’Angleterre (philosophie du droit, science du droit, droit pénal, civil et économique, social), et qui étaient déjà l’objet du tome I.

Tout grand essai de faire les comptes du passé juridique accomplit l’exploit de dépasser l’érudition cumulative : ne pas, si j’ose dire, surfer sur les témoignages d’une textualité enserrée dans des frontières décrétées objectives, mais produire le cadre capable d’ouvrir à la pensée le champ des interprétations stratégiques. Partisan d’une histoire éloignée du postulat techniciste qui réduit arbitrairement la dimension du normatif, je me dois de rendre hommage au discours implicite de la méthode contenu dans cet ouvrage. Plus libre de ses mouvements que ne l’est actuellement sur le continent européen la recherche dans le domaine balisé par Berman, son enquête apporte une bouffée d’air, en montrant ce que comporte l’entreprise à l’affût de tous les matériaux capables de nourrir l’inquiète réflexion du savant. Évoquer l’univers de la théologie orthodoxe, réinvestir la problématique des liturgies, des productions musicales et poétiques, enfin tout ce que l’auteur désigne comme l’histoire spirituelle – vaste étendue de questions au cœur des Réformes protestantes et d’une tradition européenne alors en plein renouvellement –, c’est jeter les bases d’une relance, particulièrement opportune, de l’esprit comparatiste si nécessaire aujourd’hui pour appréhender les sourdes confrontations recouvertes par les termes ambigus de Globalisation et Mondialisation.

Reste à s’engager dans l’entreprise du bilan. Berman laisse ouverte la question de jauger, au plan général, les apports protestants ; j’entends par là notamment : que peut-on penser, à l’échelle du très long terme, de l’écart possible entre le combat mené au nom de la foi biblique et l’effectuation normative des pouvoirs étatiques ? Je me souviens d’un propos ironique de Balzac, excessif sans aucun doute et qui néanmoins soulève le voile des apparences chrétiennes, ici non plus pontificales, mais réformées ; évoquant le récit du péché commis au Paradis, notre romancier parle des « protestants qui prennent la Genèse plus au sérieux que ne la prennent les juifs eux-mêmes » (Une fille d’Ève).

Sur cette pente de réflexion, une interrogation plus considérable encore nous attend. Car finalement, au terme des démonstrations développées d’un tome à l’autre pour baliser les chemins sinueux de la tradition juridique occidentale, une question semble résumer la philosophie du projet de Berman : comment l’institutionnalité européenne a-t-elle su tirer profit de ses déchirements et s’ériger en modèle dominant ?

Mais qu’y a-t-il derrière cette dynamique de la tradition européenne ? Quelles en sont les causes ? Économiques ? Religieuses ? Au-delà de la doxologie héritée des thèses de Marx et de Weber (« le saint patron des théories sociales au XXe siècle »), se profile une interrogation plus essentielle : en quels termes la causalité institutionnelle pourrait-elle être de nos jours formulée ? Autant dire qu’il s’agit de s’arracher au comment pour entrer dans le pourquoi ? Ici, la vigueur des propos de Harold Berman croisant le fer avec Max Weber a valeur de témoignage sur les limites des positions sociologiques et sur la difficulté – pour donner sens à l’évolution des discours théologiques et juridiques entrelacés sous l’égide du politique – d’envisager un abord qui, un jour ou l’autre, selon moi, devra parvenir à désoccidentaliser notre regard (horizon qui n’est pas celui de Berman).

 

1. Le lecteur trouvera un vivant exposé de cette équipée dans Gabriel Le Bras, La Police religieuse dans l’ancienne France, Paris, Mille et une nuits, 2010, p.149-215. 

2. J.Picq, Une histoire de l’État en Europe. Pouvoirs, justice et droit, du Moyen Âge à nos jours, Les Presses de Sciences-Po, 2009. 

3. Le volume précédent, Law and Revolution. The Formation of the Western Legal Tradition, Harvard University Press, 1983, a été traduit avec grand soin par Raoul Audouin, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2001.  

 

Note marginale à Droit et Révolution. L’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale de Harold J. Berman, Les quarante piliers, Fayard, 2010

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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