Les Hauteurs de l’Éden - Recension -
Le fil d’Ariane de ce récit est l’expérience religieuse de l’Occident en général et de l’Europe en particulier, une « maxime consolatrice venue de la Bible » qui a traversé les siècles. Pierre Legendre, historien, philosophe, nourri des enseignements de Freud et de Lacan, imprégné de l’élan poétique des poètes et artistes qu’il fréquente, nous entraîne dans le labyrinthe de notre condition d’être errant à la recherche d’un sens à notre existence et nous incite, tout au long des pages, à percer « les chemins de la pensée en imaginant l’issue ». Il nous livre le récit du rêve social et la manière de le construire pour « maîtriser l’angoisse en se racontant des histoires sur la cause d’être là ». « Voilà pourquoi les religions échafaudent le rêve social de consoler, utilisant les grands moyens ; l’éclat des arts, la haute pensée sur l’invisible, mais aussi l’équerre des rites et des normes juridiques, sans omettre la pulsion guerrière ».
L’esprit de ce récit en particulier est l’exploration du rêve construit par l’Occident. L’auteur utilise le terme de « ligne de flottaison » comme métaphore. Il s’agit du navire où s’embarquent les générations humaines pour la traversée, avec toujours la même boussole : pourquoi vivre ? «Une langue de bois exporte le vieux mot latin “religion” passe-partout qui permet à l’Occident de s’imaginer en guide universel de la navigation.» Les traditions sont stockées dans la partie immergée du navire, sous la ligne de flottaison. Ce sont les bagages d’un passé qui les tient car « le temps n’efface rien, il refoule pour désencombrer le présent » (cf. Pierre Legendre L’Avant dernier des jours. Fragments de quasi mémoires, Ars Dogmatica, 2021).
Le rêve social construit par l’Occident adopte plusieurs facettes : l’horizon de la félicité sociale et politique est annoncé par la Révolution française en 1793 ; « le bonheur est une idée neuve », trente ans plus tard, les Saint-simoniens et leur concept d’une récompense universelle, par l’industrialisme, proposent une nouvelle « Bonne nouvelle », un « nouveau christianisme » et détrône la religion. « La révolution globale a eu lieu. L’alliance de la science et du Bonheur s’est emparée des propagandes de la Foi. Sur les décombres de ses traditions, l’Occident ultramoderne proclame que la religion est une affaire de marché, “le marché des idées”. Du côté des penseurs, les équipes d’experts de la vérité – les Truth Makers qui ont détrôné les théologiens – examinent froidement les religions en survie sur la planète comme un fait pur et simple à l’analogue du climat ou du taux de chômage. Il y a des explosions de violence au nom de Dieu, des terrorismes de la Foi comme il y a des pics de pollution et des crises monétaires. Mais la doctrine progressiste prophétise : la démocratie universelle prépare la sortie de la religion » écrit Pierre Legendre. Que représentent donc les autres civilisations pour l’Occident ? Sont-elles ignorées alors même que les civilisations orthodoxe, islamique et chinoise, mues par un désir obstiné de revanche, redécouvrent leur fondements théologiques séculaires, leurs rituels. Qu’en est-il du Proche-Orient où un État de culture occidentale, la jeune République israélienne incarne elle aussi la Foi dans un ancêtre divin ? Face aux guerres de la Foi dans les lieux où sont nées les liturgies du Dieu unique, qui sera l’arbitre ? se demande Pierre Legendre.
« Le conflit ouvert par les radicaux de l’islam, aussi inattendu que les confrontations à venir avec d’autres formes religieuses reste incompréhensible à la pensée robotisée ; il désarme les programmateurs de la techno-science-économie, qui raisonnent comme des têtes coupées – coupées d’une donnée universelle : la face obscure de la Raison » insiste l’auteur. « En devenant la chose des sciences, l’animal parlant a quitté croit-on le monde ténébreux des généalogies, le mystère a été détruit ». Inconscient, l’Occident ignore que le « voile de l’illusion positiviste se déchire sous nos yeux ». « L’homme robotisé » à la merci de l’immédiat a fait table rase du passé et du questionnement ; or les chemins de la pensée débouchent inévitablement sur l’interrogation immémoriale : au nom de quoi peut-on vivre ? « Il n’est au pouvoir d’aucune société de congédier le pourquoi, d’abolir cette marque de l’humain » insiste Pierre Legendre (cf. La Fabrique de l’homme occidental, Éditions mille et une nuits, 1996).
Pierre Legendre nous gratifie à la fin de l’ouvrage d’une iconographie aussi libre que ses pensées - un arrêt sur images - qui n’est point une illustration du texte ; il en est plutôt une suite composée en scénario à épisodes, une association d’idées qui s’enchaîne en harmonie avec le titre de l’ouvrage Les Hauteurs de l’Éden.
Ce récit est le condensé d’une réflexion puissante qui nous interpelle et nous incite à l’approfondir à travers les multiples publications de Pierre Legendre. Les Hauteurs de l’Éden aiguise nos questionnements, nos doutes, nous laisse perplexes, ouvrant grande la voie à un débat d’idées fructueux.
Katia Salamé-Hardy