La mise à découvert de la structure du lien et la dimension industrielle
Préface à la deuxième édition des Leçons II - 2001-
L’univers industriel mondialisé reste un univers humain, par conséquent assujetti à ce qui fait lien pour l’homme. Et c’est comme le règne de la loi du lien – lien de langage, lien logique, lien de Raison, liens indéfiniment tissés, noués, dénoués et renoués – que se déploie dans l’espèce douée de parole l’empire de la vérité.
Après d’amples préliminaires, au fil desquels j’explorai tant de textes érudits mais aussi m’initiai aux pratiques du gouvernement industriel, ce volume publié en 1983 (sous la numérotation conforme à mon projet d’alors) a inauguré la série de mes Leçons, parcours non encore achevé aujourd’hui.
Le titre, épique sans doute et fidèle au rappel incessant, par toute civilisation, de son enjeu suprême – la vérité –, ne pouvait manquer son but : ramener les plus graves questions de l’industrialisme à l’occidentale vers ce terrain-là, le terrain de l’énigme et des montages de vérité où se retrouve l’humanité de tous les temps pour vivre et se reproduire.
Ce titre donc - « L’Empire de la vérité » - engage la réflexion du côté des montages institutionnels, de leur fonction dans la reproduction de l’espèce. Il s’agit de déblayer l’accès d’une étude, dans un domaine où les sociétés de tradition ouest-européenne ont éliminé, ou plus exactement refoulé, quelque chose d’essentiel : leur allégeance aux fondements insus de la pensée, ordinairement manifestés par l’exercice rituel et le discours mythologique, au plus opaque de la condition humaine, que résume le terme « dogmatique », vieux vocable incompris.
En entrant dans une telle étude, on porte atteinte aux prétentions transcendantes de l’Occident, au bon droit d’envoyer à la casse les cultures encombrantes ou hostiles, à la revendication d’inclure dans un certain ordre fixé des sciences ce qui ne lui appartient pas, la partie dogmatique de l’homme et la constitution de la parole en société. Ainsi se trouve mise en doute la pertinence des catégories épistémologiques en usage, par l’édification d’une herméneutique qui, sous certaines conditions de méthode, s’avère capable d’aborder la problématique du lien comme problématique de texte.
Selon cette perspective, la notion de société doit être redéfinie sous l’angle du lien anthropologiquement premier, le lien de parole, qui nous renvoie à l’émergence du sujet. À partir de là, ce que nous appelons dans la tradition latine société – sur la base de socius = celui qui va avec – peut être considéré comme Texte, parce qu’une société s’adresse au sujet, elle lui signifie, par la mise en scène instituée de discours qui le touchent, le montage généalogique de la parole au-dedans duquel elle-même s’inscrit. Par ce « toucher», une « sorte de contact» (expressions que j’emprunte au vocabulaire néo-platonicien), n’omettant pas les grands moyens de l’esthétique nécessaires aux montages normatifs, opère l’institutionnalité, allant jusqu’à s’adresser à l’indicible du sujet, en Occident comme partout.
Seulement voilà, sommes-nous disposés à penser de telles questions, qui mettent à découvert, pour notre compte d’Occidentaux aussi, la structure du lien ? L’entreprise de ces Leçons II a consisté en un pas significatif vers une nouvelle problématisation du phénomène institutionnel. Il y est fait état des sources essentielles de l’histoire du droit, matière à laquelle l’intelligentsia française ne touche qu’avec des pincettes ; mais peu nous importe. Transposant un mot de Mallarmé, je dirai : je ne suis pas « Montreur de choses Passées », mais interprète de passage je relis à mon tour le Texte occidental, en des termes s’efforçant d’être à la hauteur des drames présents et des évolutions en cours, lesquelles nous entraînent, comme il se doit, vers l’inconnu.
Les élaborations normatives contemporaines de l’Occident poursuivent le mouvement conquérant, dont l’origine moderne coïncide avec l’avènement au Moyen Âge latin d’un système normatif construit pour « redonner forme au monde entier » (reformatio totius orbis). Soutenues aujourd’hui par des propagandes libertaires, elles n’en conçoivent pas moins la civilisation ultramoderne comme l’accomplissement d’une occidentalisation planétaire. L’économisme, les droits de l’homme et la scientification généralisée des approches du pouvoir ont ainsi succédé aux formes chrétiennes, puis sécularisées, de la domination par le discours.
En cela, la culture occidentale manifeste son lien, su et insu, à son propre idéal d’un empire universel, changeant dans ses contenus historiques, intact dans son principe. Mais aussi, à travers l’évolution de ses manières normatives, elle dévoile n’être qu’une culture parmi d’autres, douées comme elle de capacité stratégique, et prend dès lors, aux yeux de l’interprète, consistance anthropologique de Texte, ni plus ni moins. J’entends par là, une construction dogmatique à très vaste échelle, vouée, non pas à rabâcher des contenus, mais à écrire et réécrire indéfiniment un discours institué de la vérité, ce discours dont procède l’idée même de gouvernement dans l’espèce douée de parole.
Ce livre pose les premiers jalons théoriques d’un examen général de la fonction dogmatique, dont le déploiement assume de fonder la question centrale dont se nourrit toute civilisation : pourquoi des lois ? Nous apercevons sans peine qu’une telle question, constitutive des montages subjectifs et sociaux de la Raison, commande aux régimes de la normativité qui se partagent la planète. Car, partout, la mise en scène du rapport à la causalité – la mise en scène du pourquoi ? indissociable de la condition de l’animal parlant – touche à l’institution de la vie, c’est-à-dire à la généalogie des images, à l’écran des mots qui nous séparent des choses, à la garantie d’un discours ouvrant à l’homme les chemins de la vérité.
Ces Leçons II proposent au lecteur une démarche de pensée, comportant l’étude obligée de ce qui spécifie l’Occident comme culture parmi les cultures. Dans l’actuel contexte mondialiste, il devient nécessaire de circonscrire à nouveau, afin d’en apercevoir les limites, la part historique qui revient en propre à la normativité de type européen dans l’expérience universelle de la structure du lien. Cette tradition-là a échafaudé ses procédures rituelles et ses récits mythologiques ou religieux propres, c’est-à-dire s’est fabriqué une pratique symbolique spécifique, aux fins d’aborder l’homme et le monde. On oublie trop facilement que les conquêtes scientifiques et techniques sont en rapport étroit, partout dans l’humanité, avec la problématisation du sens et que celle-ci n’est pas une donnée scientifique et technique. Aussi y a-t-il lieu de réfléchir aux voies particulières suivies par l’Europe pour accéder à la science du fait et de la preuve, puis au pouvoir industriel.
Son style propre, aujourd’hui masqué par des rationalisations d’après-coup, la culture d’Occident le doit d’abord et avant tout à son soubassement de droit romain cimenté par le christianisme, c’est-à-dire aux fondations historiques posées par la Révolution médiévale de l’interprète. Négliger cette géologie du présent, issue d’une sédimentation de discours et de scénarios du pourquoi des lois ? accumulés au fil du temps, c’est pour les Occidentaux ne pas comprendre ce qu’ils sont, et pour les non-Occidentaux la source d’une méprise sur l’universalité prêtée au rationalisme que colporte l’Occident.
Ainsi, la démarche de ces Leçons met au premier plan les montages institutionnels comme fabrique et réservoir du sens dans le devenir de l’homme. Les espaces dogmatiques, où sont implantés les Textes civilisateurs de l’animal parlant, sont construits mythologiquement et rituellement sur le mode que la tradition européenne qualifie de religieux. Par essence, la dogmaticité est théâtrale, et nous devons l’étudier en conséquence. De vieux concepts forgés ici en Europe, tels que « religion » ou même « État » – termes surconsommés par les sciences sociales – sont usés ; ils apparaissent comme ayant joué leur rôle de fictions efficaces, trompe-l’œil dans le vaste édifice normatif de l’Occident. Mais, que valent-ils pour demain ? Et surtout, que valent-ils au regard de la recomposition planétaire des cultures ?
La situation présente ouvre une perspective neuve. Il s’agit de penser à nouveau ce qui fait lien pour l’homme, de sonder le sous-sol des traditions qui soutiennent la vie des Textes, d’analyser ces monuments de la différenciation des cultures grâce auxquels a pu vivre et se reproduire l’humanité, disséminée en autant de branches- témoins de l’unicité de l’espèce. Mais interroger dans cette direction suppose l’assainissement de nos positions intellectuelles, c’est-à-dire la capacité de se dégager de modes de questionnement devenus caducs, portés par les anciennes relations politiques entre les continents. La notion même d’« espaces dogmatiques industriels » exige que le regard anthropologique fasse retour vers le monde européen, ou euro-américain, héritier ultramoderne du discours romano-chrétien d’empire universel, cette première mouture de la mondialisation.
Et je réitère mon interrogation déjà énoncée : sommes-nous disposés à penser de telles questions ?
Ces Leçons II sont présentées dans leur version originale, sous la réserve de quelques rectifications mineures ou précisions que j’ai jugé nécessaires. L’ouvrage fut rédigé en conservant un style oral, la familiarité de mon enseignement en Sorbonne.
Sur le fond, ce livre a marqué un temps de mon parcours. Ses tâtonnements et parfois ses erreurs, visibles au lecteur attentif, témoignent des commencements laborieux d’une entreprise qui, après deux décennies, aboutit aujourd’hui à définir les contours d’un champ nouveau ouvert au questionnement moderne : l’Anthropologie dogmatique.