La ligne de démarcation. Un regard d’aujourd’hui sur la logique coloniale et l’identité
Ce livre est une rareté. Composé par un Africain qui est aussi un Européen, il s’offre au lecteur comme un écrit ni d’avant-garde ni d’arrière-garde, mais simplement soucieux de saisir sur le vif la question existentielle dans l’après-coup des colonisations de l’ère industrielle.
Voici, sous la plume d’Augustin Emane, juriste instruit d’histoire et de politique, qu’après un demi-siècle d’oubli revient au jour le personnage Albert Schweitzer. Non pas en prix Nobel de la paix qu’évoquait le président américain Obama à Oslo en 2009, ni en vedette de la presse mondiale, laquelle, dans les années 1950, célébrait l’héroïque médecin et son hôpital des tropiques, mais en figure énigmatique du « Grand Blanc de Lambaréné », représentant d’un marquage ineffaçable : la rencontre coloniale entre la France et le Gabon.
Pourquoi ce retour ? Est-ce pour tourner une page ? Quelle page quand il s’agit d’historicité, c’est-à-dire des sédiments qui soutiennent les habitats subjectifs et sociaux du présent ? Est-ce pour gloser sur le conflit ou la concurrence des mémoires ? Pas plus, car loin des rabâchages sans issue auxquels donnent lieu les formes modernes de colonisation, cet ouvrage est un regard informé et méditatif, dont la pertinence ouvre aux travaux sur l’Afrique d’aujourd’hui, et conséquemment sur l’Europe, un certain chemin de lucidité, le même chemin naguère suivi par Ashis Nandy pour le cas de l’Inde et de l’Angleterre 1.
De quoi s’agit-il, en vérité ?
On a beau, en Occident, prêcher le Bonheur universel, s’extasier devant le nomadisme touristique globalisé, s’enivrer des propagandes pour l’indifférenciation sociale, sexuelle, etc., à échelle planétaire, l’obscure et périlleuse question de l’identité / altérité est toujours là : où qu’il soit, et quelle que soit l’époque, l’animal parlant est en proie au tourment existentiel. Autant dire que, refoulée ou déniée, l’énigme des identifications nous tient, comme elle tient le reste de l’humanité. On sait seulement que les peuples sont égaux devant la vie de la représentation, devant le jeu, conscient et inconscient, des images.
Sur cette base, nous savons à quoi nous avons affaire : à ce que recouvrent les manifestations extérieures, visibles, répertoriées par les sciences sociales, de l’appartenance des individus. Être ressortissant de tel État, avoir telle couleur de peau, suivre tel code culturel, adhérer aux discours eux aussi codifiés de l’allégeance religieuse, politique, etc., ce sont là les inusables catégories qui, après l’ère de la vivisection des sociétés de tradition non occidentale, permettent à l’idéologie gestionnaire d’aujourd’hui de promouvoir une notion lisse, autant dire superficielle, de l’identité. On efface ainsi l’essentiel, à savoir le théâtre des images où se joue la radicale ambivalence du sujet humain.
Que s’ensuit-il ? Bafouée par les racismes tonitruants ou de basse intensité, mais aussi insidieusement masquée de nos jours par la dogmatique de la transparence, la vérité de la condition humaine ne porte à conséquence qu’au prix du retour sur soi et sur les certitudes sociales établies - entreprise pleine d’embûches, sans nul doute renouvelées en ce XXIe siècle où les simplifications scientistes et les propagandcs libérales-libertaires ont pris le relais des anciens fanatismes coloniaux.
Mais la langue, elle, ne ment pas et va nous guider. Si le mot Black tend désormais à destituer « Noir », lequel a éliminé « Nègre » (sauf pour faire l’éloge de l’« art nègre » !), c’est que, le vocabulaire des États-Unis faisant foi pour fonder la juste parole, nous pouvons disserter sur l’Afrique et les Africains sans crainte de blasphémer… Seulement voilà, une question demeure : que faire du mot « Blanc », autrement dit qu’est-ce qu’un « Blanc » ?
Lecteurs, ne vous effrayez pas de découvrir que « Blanc » n’est pas, dans la sémantique du Gabon, le terme traditionnellemen utilisé pour nommer l’homme d’Occident, ce nouveau venu au XIXe siècle, s’emparant de la preuve matérielle, irréfutable, de la couleur, pour se démarquer d’une altérité inassumable. Or, la catégorie « couleur de peau », notamment à travers l’euphémisme du terme Black, continue de jouer comme un leurre, bouclier de langage qui reproduit sans s’en douter le stratagème défensif du colonisateur. Un stratagème que partagent à leur tour nombre de descendants des sociétés colonisées. Le livre-témoignage d’Augustin Emane sera une bouffée d’air.
Ce livre risque de décontenancer les commentateurs qui, de part et d’autre de la ligne de démarcation entre deux camps, colonisateurs et colonisés - ligne tracée au cordeau par la logique de la colonisation -, rivalisent pour définir en quoi consiste ou doit consister une reconnaissance authentique, non seulement des valeurs africaines, mais de l’être africain… Avec Emane, nous ne sommes pas dans ce canevas classique ni dans la mémoire savante héritée des disciplines africanistes, mais dans l’esquisse, un essai qui, sur le mode de la narration, s’adresse au vécu du lecteur, quel qu’il soit et, de ce fait, déborde la pure et simple information dont s’alimentent les controverses, laissant place ainsi à ce que semble redouter aujourd’hui l’opinion commune : la perplexité.
Comme le suggère ce terme antique venu des Romains, on entre dans un univers ambigu, embrouillé, où la réflexion sollicitée par le contexte international contemporain s’éloigne des impasses de la pensée duelle. On découvre, dans l’après-coup de l’oppression coloniale, le tripot des représentations impossible à maîtriser par la puissance dominante, devenue au bout du compte la dupe de ceux qu’elle gouvernait d’une main de fer. Symétriquement, les sujets et groupes dominés se trouvèrent entraînés, consciemment et plus encore à leur insu, à s’emparer du plus précieux des pouvoirs, dont aujourd’hui encore la science politique sous-estime l’importance : le pouvoir de signifier le pouvoir, autrement dit la capacité théâtrale qui, de façon privilégiée, se traduit à travers les signes de la prestance.
En fait, la colonisation a réactualisé un phénomène qui traverse les siècles. Je proposerais volontiers de le qualifier de mutualisation du leurre, car il affecte toutes les parties concernées. On le retrouve partout dès lors qu’il s’agit, pour un peuple, de retourner la carte du destin. En saisir la portée ne va pas de soi, bien qu’au fil du temps n’ont pas manqué les esprits lucides qui en eurent l’intuition : tel fut au XIXe siècle notre Balzac, admiratif de la Chine, « ce peuple qui a conquis ses conquérants 2 » .
Cette digression m’a paru nécessaire pour situer clairement ce livre sur l’icône Schweitzer. Une subtile formulation d’Augustin Emane rend parfaitement compte de ce qui s’est joué, et sans nul doute continue de se jouer, au Gabon : « un malentendu productif ». Nous avons affaire à un enchaînement de questions entrelacées qui, en cette parcelle d’Afrique comme ailleurs, affecte toutes les parties concernées par l’entreprise coloniale de l’ère industrielle. Une entreprise dont personne ne sort indemne tout en restant, si l’on ose dire, entier. Et c’est sous cet éclairage que le chapitre final tire la leçon d’une rencontre de montages civisationnels formellement incompatibles, rencontre où le médecin-bienfaiteur venu d’Europe subit l’épreuve de vérité : que signifie, pour lui-même et pour les autres, la figure théâtrale du « Grand Docteur » ? Plus précisément : quel genre de pouvoir signifie-t-elle ?
Nous voici devant la manifestation concrète d’une problématique universelle : l’identité et l’envers de cette médaille, l’altérité. À entendre : non plus d’après la conception lisse de l’identité ou de l’altérité que j’évoquais plus haut, mais plutôt, selon une formule que j’emprunte à Victor Hugo, « l’ordre profond du grand désordre 3 », c’est-à-dire l’opacité du sujet, le Moi aux prises avec l’énigme de l’autre - l’autre en soi-même et l’autre extérieur. L’Africain, dont il est traité dans la casuistique gabonaise dévoilée par Augustin Emane, n’est qu’une version « du grand désordre » vécu par chaque sujet, quelle que soit son allégeance culturelle, et que mettent en ordre les procédures institutionnelles de l’identité à l’échelle sociale.
Les témoignages rapportés en cet ouvrage ouvrent un horizon prometteur, au-delà de la doxa établie. Ils engagent à étudier comment le sujet parvient à faire bon ménage avec son propre scénario intérieur, et simultanément de quelle manière une société agence la mise en scène d’une identité collective (que réfutent les idéologues de la société-magma, composée d’individus affranchis de la contrainte généalogique). Dans cette perspective, considérer la condition théâtrale de l’espèce humaine, au plan subjectif comme au niveau civilisationnel, rend compréhensible que la construction du sujet et l’édifice de la société soient obtenus par des moyens qui déconcertent les professionnels de la simplification. Ces moyens sont les grandes manoeuvres de l’identification - c’est-à-dire l’autre construit comme image, reflet de soi-même, les mises en scène de formulations et d’objets symboliques dont témoigne, dans le cas du Gabon, l’icône Schweitzer.
Icône. Ce terme choisi par Emane pour intituler son étude est un concept-clé. Conformément à la précieuse distinction posée par la philosophie grecque, ce concept indique en creux que le « Grand Docteur » n’était pas une idole, notion qui pour la tradition antique renvoie à quelque apparence vaine et mensongère. Autrement dit, Schweitzer peut être honoré comme une sorte de monarque de la puissance médicale européenne exportée en Afrique, ou haï comme un odieux représentant du pouvoir colonial, le « filou […] qui fait trimer les Noirs dans son hôpital, à la gomme» (dénoncé par son cousin Jean-Paul Sartre en 1950, qui changea d’opinion vers 1960 quand Schweitzer milita contre l’arme atomique). Son image érigée n’a rien à voir avec les idoles construites par l’industrie culturelle ou le marketing politique en Occident et qui suscitent des rituels inspirés de la religion New Age.
Pour conclure, j’invite le lecteur à méditer la couverture de l’ouvrage. L’auteur et l’éditeur ont choisi une scénographie éloquente : un instant de vie quotidienne à Lambaréné, avec au premier plan Albert Schweitzer, le « Grand Docteur » portant le casque colonial et tenant en main le stéthoscope, insigne de sa fonction médicale.
Cette photographie à elle seule illustre, sur le mode indéniable d’un réel dont le regard ne peut se détourner, l’univers embrouillé, ambigu, dans lequel s’entrecroisent les partenaires de la relation coloniale dont nous sommes tous, de force ou de gré, les descendants. Objet de rejet pour nous Européens d’aujourd’hui, le casque colonial n’est pas au Gabon affecté du même signe.
Ce livre paraît au moment où, en France et au Gabon, est commémoré le centième anniversaire de l’arrivée d’Albert Schweitzer sur la terre d’Afrique. En 1913, l’ancien pasteur protestant devenu médecin, le musicien, auteur d’une étude sur J. S. Bach, quittait sa terre natale, l’Alsace, alors sous juridiction allemande. En 2013, c’est à l’initiative d’associations et de personnalités françaises, allemandes et gabonaises, et sous le patronage d’autorités publiques de France, d’Allemagne et du Gabon, que se déroulent les manifestations à la fois d’hommages et d’études critiques.
[1] Ashis Nandy, L’Ennemi intime. Perte de soi et retour à soi sous le colonialisme, publié en anglais en 1983 à New Delhi, en 1984 à Oxford. Traduction française par Annie Montaut en 2007, dans la même collection des Quarantes Piliers (préface de Charles Malamoud).
[2] Dans L’interdiction (1836), Balzac fait parler le marquis d’Espard : «À vingt-cinq ans je savais le chinois, et j’avoue que je n’ai jamais pu me défendre d’une admiration exclusive pour ce peuple qui a conquis ses conquérants…», La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», édition 1976, t.III, p. 487.
[3] Je transpose un propos de Hugo contemplant la nature : «La vie universelle est là ; […] partout l’ordre profond du grand désordre naturel», Les Travailleurs de la mer, Paris, Gallimard, 1975, p.568 («l’Archipel de la Manche, l’Herbe»).