La fonction parentale de l’État. (Quelques réflexions)
Nous sommes tous convaincus que cette réédition du Trésor historique de l’État vient à point nommé, à un moment si particulier de l’évolution de notre société nationale mais aussi internationale, qui interroge la survie même de la forme étatique, menacée par le retour des grands féodaux comme des petites féodalités, mafieuses ou pas, comme à chaque fois que s’affaisse l’édifice qui nous tient, «l’architecture dogmatique » dirait Pierre Legendre.
Tandis que fleurissaient les concepts à tout-va de dé-civilisation, d’ensauvagement, de grand remplacement, de réarmement ou que sais-je encore, si révélateurs d’une panique de la pensée, cette œuvre – ce Trésor historique et savant – gisait, refoulée, dans les soubassements de notre réflexion nationale, depuis plus d’un demi-siècle, alors que nous aurions pu tirer grand profit de ces textes exhumés tissant si singulièrement le palimpseste de l’histoire, offrant une vision lointaine et profonde, nécessaire à la compréhension des questionnements fondamentaux et fondateurs de notre temps présent, fruit d’une érudition rare, d’une rigueur implacable, d’une lucidité et d’un travail proprement a-humains.
Ce Trésor historique méritait donc la mise en scène d’une exposition. Mise en scène, car le coffret n’est pas seul en vitrine. Il est accompagné de livres et de lettres personnels, légués par Pierre Legendre à l’association Ars dogmatica, afin que la jeunesse curieuse, à laquelle il croyait tant, puisse se lancer à son tour dans l’archéologie et l’aventure de sa pensée, de LA pensée, et assume la lourde et grave responsabilité de l’homme : penser seul.
Attardez-vous sur la si belle lettre de Bertrand de Jouvenel félicitant Pierre Legendre pour l’originalité de son ouvrage en ce qu’il « dégage les constantes psychologiques qui se manifestent dans nos structures administratives ». Pas étonnant cet hommage à la « psychologie » de la part de celui que ne laissait d’étonner ce qu’il nommait le « mystère de l’obéissance civile », rejoignant un thème sondé, creusé, disséqué par Pierre Legendre toute sa vie, notamment dans L’Amour du censeur, dès 1974, ou encore plus tard dans les Leçons VII. Le Désir politique de Dieu.
Dès 1992, dans les « Remarques rédigées pour la nouvelle édition », Pierre Legendre écrit ceci : « Lors de la composition de l’ouvrage, je m’étais prudemment avancé sur le terrain de la psychanalyse, avec quelques indications qui me semblaient pouvoir être reçues à l’époque par le public des Facultés de droit auquel je m’adressais. J’espérais éveiller l’intérêt par une découverte majeure de notre siècle, la découverte de l’inconscient part Freud. Depuis, à la lumière de cette découverte, l’Administration s’étant révélée, par mes travaux, comme lieu privilégié de rencontre des enjeux subjectifs et des mises institutionnelles, un nouveau champ d’étude a surgi, qui permet d’éclairer et les interrogations sur la subjectivité, et les questions remuées par la science dite administrative. »
Il fallait oser, dans les facultés de droit, il y a plus de 50 ans… quand encore aujourd’hui, et bien au-delà des facultés de droit, beaucoup se pincent le nez lorsque la lecture de l’œuvre les conduit aux abords de cette pensée scandaleuse, au sens étymologique – celle sur laquelle on achoppe-, ou quand d’autres encore la réduisent à une vulgaire idéologie déterministe et déresponsabilisante, dénaturant la pensée d’un immense penseur – Freud – auquel notre autre grand penseur ne cesse de rappeler ce qu’il doit et ce que lui doit l’Occident.
Car non seulement Pierre Legendre va faire de cette science et de cette pratique le ferment de son génie – il était analysé et psychanalyste – mais encore, il nous rappelle que la découverte de l’inconscient, cette « autre scène du discours », oblige à une philosophie personnelle et politique étrangère à toute demande d’absolution – une cure analytique, n’est pas une confession … Dieu merci ! –, tant pour l’homme que pour la société, lesquels ont à assumer ce qu’ils sont, et à sacrifier ce qu’ils doivent, pour préserver leur humanité de la sauvagerie du fantasme (Legendre, psy), du grondement fantastique de l’Énigme (Legendre, poète), de la passion du pouvoir (Legendre, penseur politique et juriste).
Voici une autre dimension fondamentale de la pensée de Pierre Legendre, tout autant dérangeante : celle de la nécessité du sacrifice auquel n’échappent pas nos sociétés dites avancées, modernes, rationnelles et scientifiques. Une idée de sauvage ? Revisitant la terrible épreuve d’Abraham, il replace chacun d’entre nous face au choix immémorial et universel auquel est confrontée l’humanité parlante : que faut-il sacrifier ? nos fils, « de l’un et l’autre sexe », ou la Parole de Yahvé, celle-là seule par laquelle les hommes peuvent devenir fils ? À méditer, comme il dirait, dans un monde au bord du gouffre de la guerre…
De façon magistrale, autopsiant Le crime de caporal Lortie commis à l’aveugle sur des personnels du parlement du Québec, crime qu’il qualifié de parricide, Pierre Legendre nous rappelle qu’en Occident, le sacrifice prend la forme moderne de la psychose produite en masse, de la délinquance, du terrorisme, et je dirais désormais des radicalisations de tous ordres. Il nous montre surtout, ayant lui-même rencontré ce jeune homme criminel qui déclara : « le gouvernement du Québec avait le visage de mon père », que l’État, en tant que garant des systèmes de filiation a pour fonction première « d’instituer la vie » (« vitam instituere »).
Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de permettre à chacun de prendre place dans un ordre généalogique, à sa manière, selon son être, mais sans jamais négocier l’indisponible : la nécessité de sacrifier le désir, toujours agissant, de jouir de toutes les places. L’État, d’abord par cette institution monumentale qu’est l’État civil, ensuite par ses interprètes institués que sont notamment les parents, mais aussi les juges, qui officient « ficelés » par les liens de la procédure et du montage constitutionnel, inscrit les humains dans un ordre juridique, politique, esthétique, selon les préceptes du « ius civile » (le droit qui civilise), au nom du Texte à majuscule, ce Texte qui, même en Occident, en ce 21e siècle où triomphe une certaine idée de la technique et de la rationalité, tient du mythe fondateur – le mythe, encore une idée de sauvage !
Pierre Legendre nous met alors en garde, et c’est là, la marque de l’immense humanité de ce penseur : pour qu’il y ait humanisation et non dressage, une société doit aussi savoir parler avec celui qui déraisonne, mais à la condition absolue de s’interdire de converser avec le fantasme qui l’anime. Refuser de parler avec celui qui déraisonne, c’est refuser de donner aussi statut de Vérité à son discours et se placer résolument dans la logique du meurtre. Tel est l’enseignement de Lortie : l’État, a symboliquement droit de vie ou de mort sur les sujets humains.
L’anthropologie dogmatique (cette science des images qui parlent et instituent – « Id efficit, quod figurat ») éclaire l’immense responsabilité de l’État, en charge de l’inscription des sujets humains dans le « vivant parlant ». Pour qu’adviennent des « Enfants du Texte » (c’est le titre des Leçons VI, exposées dans une de nos vitrines, et en sous-titre : Etude sur la fonction parentale des États), à leur tour débiteurs de ce qui institue et perpétue l’humain – une façon de nommer le Politique – il faut préserver, s’il n’est pas trop tard, cette horlogerie fragile qu’est la « permutation symbolique des places subjectives », concept-clé dans l’œuvre de Pierre Legendre dont la paternité, écrit-il, revient à son épouse, Alexandra Papageorgiou-Legendre, psychanalyste, dont on connaît la place décisive dans sa pensée.
Alors oui, sauf à lobotomiser la pensée de Pierre Legendre, souvenons-nous que « La réflexion sur l’État relève aussi d’une réflexion sur l’ordre du vivant. Cela signifie que les États issus de la tradition classique européenne ont en charge d’agencer le principe de vie, de la même façon que les pouvoirs des sociétés antiques ou sauvages avaient en charge cette tâche. La fonction parentale des États est donc cette opération par laquelle s’organise la reproduction des générations dans les sociétés modernes. Elle se traduit par un échafaudage des normes, qui mobilise les représentations religieuses et politiques communes à la culture européenne, et aboutit à ce système normatif concret que nous appelons en Occident le droit civil des filiations. » (4ème de couverture des Leçons VI).
Tout est dit… sauf ce que Gérard Guest, inlassablement à la tâche de penser cette œuvre monumentale, a encore à nous faire découvrir…
Héléne Cazaux-Charles, magistrat
Texte de la présentation orale faite à l’occasion du vernissage de l’exposition consacrée au Trésor historique de l’État en France. Inventorier la cargaison du navire de Pierre Legendre — Bibliothèque Cujas, 10 février 2024