Ars Dogmatica

Pierre Legendre

L’Œil de la caméra - Préface

Plus de deux décennies après le film, conçu avec le producteur Pierre-Olivier Bardet et le réalisateur Gérald Caillat, pour la chaîne de télévision ARTE, une institution mise en place dès octobre 1945 par le gouvernement provisoire du général de Gaulle, portée par la vision de démocratiser les recrutements, vient d’être passée à tabac. Un Institut National du Service Public (INSP) remplace l’ENA depuis janvier 2022.

Dans le livret de présentation du film sorti en 1999, j’ai résumé l’esprit de ce film en 4e de couverture, comme si j’étais un commentateur extérieur. Ce genre de condensé obligé doit situer l’initiateur. M’exprimant comme un tiers, j’ai néanmoins signé ces quelques lignes par les initiales P. L. : « À l’heure de l’empire universel des affaires et de la métamorphose des États par le Management, le modèle français d’exercice du pouvoir et l’École qui assure son renouvellement sont remis en cause. Objet de haine et de fascination, l’ENA est le miroir de la Nation française et le témoin de ses modernisations successives.

Pour l’auteur, qui a inauguré en France l’histoire de l’Administration comme discipline, le repli des États et la perspective d’une reféodalisaton planétaire laissent pendante l’interrogation sur l’homme et ses attaches ».

L’ambiance parisienne n’était pas favorable. La doxa diffusée par les médias s’alignait sur les propos enflammés de la militance entourant les travaux de Pierre Bourdieu. Son érudition (sur le linguiste Benveniste ou l’historien de l’art Panofsky) avait tourné court lorsque, jouant la scène du Sociologue hérétique, maître Bourdieu engagea le fer contre la « Noblesse d’État ». Il passa pour l’auteur de la formule, touchant ainsi la passion française de l’Égalité.

Je savais par une collaboratrice un peu bavarde que le célèbre professeur daignait glaner dans mes écrits où je me référais à la même formule… mais en citant son auteur, l’historien russe francophone Pavel Ardascheff ! Effaçant cette trace, Bourdieu détournait en fait le propos, s’agissant d’une étude, traduite du russe en 1909, sur les intendants (ancêtres du préfet) à l’époque de Louis XVI, évidemment issus pour la plupart des milieux nobles.

Si je détaille l’anecdote, c’est que nombre de politiciens sortis de l’ENA, désormais effarouchés d’appartenir à la classe détestée, firent chorus : supprimons cette École, foyer d’inégalités ! Il a fallu attendre… jusqu’à l’instant décisif, anticipé par la 4e de couverture du livret sur mon film.

Transgressant les propagandes au long cours, je parle de l’ENA depuis longtemps classée parmi les indésirables questions qui fâchent. Lors de l’élaboration des séquences, j’avais proposé, par un intermédiaire, au président Jacques Chirac de se laisser filmer à l’occasion d’une signature de loi, procédure nécessaire à son application. L’intention était de montrer l’importance d’un rituel d’État fondamental. La réponse fut transmise… après la sortie du film ! Le Secrétariat faisait part des regrets du président, surchargé de tâches. Et voilà !

Un bref regard sur le mûrissement de cette idée : une École de formation des futurs fonctionnaires. Le XVIIe siècle en eut déjà le souci. Par l’historien Arnaud Teyssier, j’ai appris que Richelieu fonda une institution d’enseignement, à finalité séculière et professionnelle, pour former de jeunes nobles au service de l’État. Tirant les leçons du passé, Napoléon avait en projet une École sur le modèle de Polytechnique. Talleyrand s’y opposa, l’empereur s’inclina. Attendons la Révolution de 1848 : une École fut ouverte, puis fermée en 1850. Une seule promotion, comptant parmi ses membres le juriste Léon Aucoc, dont l’expérience et le savoir sur la juridiction administrative allaient marquer le Conseil d’État.

Suivront de multiples projets sans lendemains. Mais l’idée cheminait… En 1936, Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale sous le Front populaire, avait sa vision propre. Notons : depuis Aucoc, bénéficiaire de l’expérience de 1848, le Conseil d’État demeurait le gardien du concept. En 1945, l’un de ses membres, Michel Debré, allait devenir son efficace traducteur : sous sa direction, la Mission de réforme de la fonction publique voulue par le général de Gaulle rédigea les statuts de l’ENA.

Revenons au film, et laissons parler les images. En fin des années 1990, l’expérimenté directeur de l’ENA, Raymond-François Le Bris, nous a ouvert les portes, sachant que nous allions jouer cartes sur table. La liberté du réalisateur fut totale. D’où des séquences touchantes, au vu d’une jeunesse enthousiaste, manifestement socialement diverse. Mais aussi certaines scènes, que je juge encore consternantes.

Exemples. Entraîner l’élève au marketing des idées par une interview fictive, où il doit répondre avec conviction sur une question dont il ignore tout, en l’occurrence la défense d’un produit, les soft-drinks !

Ou encore ceci : appliquer la méthode dite jeu de rôles pour apprendre aux élèves la confrontation entre positions opposées sur une affaire de haute technicité, concernant l’aménagement du territoire — un duel camp contre camp. Ignore-t-on que ce jeu fut une invention thérapeutique en psychiatrie, transposée dans la formation des managers ? Et croit-on ainsi fabriquer en série les diplomates ?

Si je comprends bien la nouveauté établie, il ne s’agit pas de renoncer à ces manières, aux croyances gestionnaires dont se soutiendrait désormais la forme étatique française. En fait, serions-nous en train de glisser, en douceur, vers l’esprit Business School ?

Ne glosons pas là-dessus. Le temps n’est plus, en notre pays comme ailleurs en Europe, où la culture générale, malencontreusement associée à la tradition bourgeoise et tenue pour la cause d’inégalités à grande échelle, permettait à ceux et celles sortis d’humbles milieux sociaux d’entrer dans la compréhension des conflits ancrés dans la longue histoire. Issu de ce monde-là, j’attends… pour voir comment les méthodes du training conformes au goût du jour parviendront à convaincre les Chinois et autres ennemis désignés d’entrer, eux aussi, dans le pacifique jeu de rôles.

L’ouvrage Trésor historique de l’État en France prend fin par l’évocation cinématographique de l’ENA, comprenant le film et le texte, base du scénario, et une réflexion générale engageant le lecteur à méditer sur les profondeurs : « Les Collages qui font un État ».

Et pour conclure sur le brouillage de la forme étatique française, grandissant depuis des décennies, la poésie nous sera l’éclaircie de vérité. René Char m’inspire la transposition de sa formule, glanée dans Le Marteau sans maître. À elle seule, elle résumerait le sens du Management aujourd’hui à la mode en politique : « Voici l’écumeur de mémoire ».

Août 2022  

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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