Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Épilogue des Hauteurs de l’Éden (Extrait)

La parole aujourd’hui en Occident est devenue flottante, comme les devises sur le marché des changes. En même temps que la foi dans les mots s’estompe, émerge une croyance inédite au miracle.

L’idée de déléguer la conscience à des machines, à des robots pensants, se répand sur un mode futuriste. L’Avenir est aux prodiges, à l’accomplissement enfin de la Promesse majuscule : « le Paradis est devant nous ». Il sera numérique.

La foi chrétienne du charbonnier a disparu, la crédulité transhumaniste la remplace. Les militants de la nouvelle Efficacité divine croient dur comme fer au Bonheur de la vie sensationnelle qui s’annonce - la vie de l’homme assigné au destin par la technique.

Les médias de masse sont le guide des certitudes. Contre les égarés, ils martèlent les cantiques du jour. Du tangible, rien que du tangible et de l’immédiat, en attendant de pouvoir vivre selon les prévisions : au moins deux cents ou trois cents ans, annoncent les experts enflammés …

Mais « l’homme augmenté » reste prisonnier de l’espoir. Il pense. 

Vers l’Est, les pays de l’Union Européenne marqués par la faille impériale et religieuse des deux parties du continent soutiennent la tradition orthodoxe.

En ces lieux sourdement considérés comme inférieurs, le christianisme survit ou se développe associé à la nation des ancêtres. Les musées ne sont pas le refuge où sont stockées les croyances-témoins du passé.

La Grèce antique est célébrée par les démocrates d’Occident et folklorisée par le tourisme mondialisé. Durant quatre siècles, l’islam turc a maintenu sous sa poigne politique et militaire la plus ancienne nation d’Europe.

Aujourd’hui, l’expérience grecque démontre aux programmateurs du futur la résistance du matériau religieux à la colonisation des corps et des âmes. Les cérémonies orthodoxes conservent leur faste immémorial et mettent en scène à travers le territoire leurs liturgies publiques.  

Avant la fête de Pâques qui célèbre au printemps la Résurrection du Christ, les chrétiens suivent un cérémonial de deuil. Le vendredi saint commémore la mise à mort du Sauveur. L’Orthodoxie accomplit ses rites millénaires.

Les villes et les villages de Grèce répètent chaque année la cérémonie des funérailles divines. Au cours de l’office chanté qui se déroule dans l’église, le prêtre proclame, trois fois devant le Crucifié, la mort du Dieu fait homme.

 

L’annonce est reprise par les chœurs :

« En ce jour est suspendu sur le bois Celui qui a suspendu la terre ferme au milieu des océans ».

Le rite se poursuit à l’extérieur par la procession de l’effigie du Christ mort, sous un dais orné de fleurs. Durant cette marche, le clergé et le peuple chantent en chœur un poème sacré, la Complainte de la Sépulture :

« Les générations en leur entier offrent, Ô mon Christ, une complainte à ta sépulture ».

Ce théâtre liturgique continue d’enseigner la piété des ancêtres.  

Accrochée au radeau du Nihilisme, la nouvelle vague des experts de la Vérité méprise « la Foi des anciens jours ». Elle prédit la mutation de l’espèce par une science de l’homme jamais vue.

 

Poussé à son paroxysme, le Management exacerbé dénie l’exigence d’un Monde généalogiquement organisé. Il s’est emparé des promesses de l’amour. Il a détourné la vision chrétienne du Tout-Puissant.

La Sainte Écriture mettait en scène l’Absolu, le Dieu unique, l’Éternel sans commencement ni fin. Aveugle sur elle-même, la techno-science absolutiste revendique le statut du Créateur divin, « sans père, sans mère, sans généalogie ».

Le vaste poème composé par Dante, ce génie mélancolique de l’Europe chrétienne, parle des magiciens condamnés à remuer les Enfers. La face tournée à l’envers, ils doivent marcher à reculons ; ils sont privés de la vue en avant. Les magiciens d’aujourd’hui prétendent organiser le futur avec les recettes mythologiques du passé.  

Rien ne subsiste, hormis l’Énigme à transmettre.

Les montages fiduciaires, que l’Occident appelle « religions », suivent la loi de la vie. À l’échelle du Temps, ils apparaissent et se succèdent comme au théâtre les tableaux d’images, de corps et de paroles. Nul ne s’approche du mystère des coulisses.

L’illusion du monde des hommes gouverné par une Providence divine s’est dissipée. L’Europe a pris le masque de la Démocratie universelle, du Développement durable, du Bonheur sans aspérités.

Mais le tourment d’exister est ineffaçable. Et la vie se dévore elle-même, si vient à manquer l’horizon du dépassement de soi.

Les jeunesses ont la mémoire longue. Dans l’Europe de l’après-guerre, de l’après-religion, de l’après-tout, un désespoir inédit a poussé Jésus-Christ sur la scène du music-hall. Un Christ bonasse, le camarade de tous, l’ami qui s’offre au tango.

 

Qui sait, qui peut prédire l’avenir du Rédempteur ?

 

« Dans les bras de Jésus,

Maintenant tous les jours je chante,

Pour moi, la vie n’est plus méchante…. …

Dans les bras de Jésus ! »

 

Texte extrait des Hauteurs de l’Éden (p.85-89), ouvrage publié par Ars Dogmatica Éditions

 

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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