Au cœur de l’État
Miroir d’une nation. Un documentaire passionnant sur ce “mémorial de la France” et une défense-illustration de l’État.
La question de l’État est au cœur des travaux du philosophe Pierre Legendre. Pour lui, les « montages » juridiques et institutionnels ne sont pas seulement indispensables à la formation du lien social, ils permettent aussi la « reproduction de l’humanité », c’est-à-dire la construction de l’homme en tant qu’homme, à part des autres vivants, et transforment l’individu en sujet. Telle est la réponse que Pierre Legendre apporte à la question, fondamentale à ses yeux : pourquoi des lois ?
Alors que la résistance des agents du service public à des essais de réforme malmène le gouvernement de Lionel Jospin après avoir fait tomber celui de son prédécesseur, la mise en perspective de la tradition étatique française est de nature à éclairer l’« ordre dogmatique » qui fonde, selon Pierre Legendre, les sociétés humaines depuis qu’elles ne croient plus en Dieu. Cette tradition, le philosophe a choisi de l’explorer à travers le fonctionnement de l’École nationale d’administration (ENA), « mémorial de la France » selon lui, puisque les énarques « chapeautent les montages de la vieille bureaucratie patriote ».
L’excellent documentaire de Gérald Caillat, conçu avec Pierre Legendre et Pierre-Olivier Bardet, et accompagné d’un beau texte du philosophe (Ed. Mille et Une Nuits/Arte), s’attache au parcours d’étudiants qui ont fréquenté cette « pépinière du pouvoir ». Il les suit de leur entrée à l’école (brefs extraits des délibérations du jury, joie des nouveaux admis, présentation de la scolarité) à leur sortie (“grand amphi” au cours duquel les futurs fonctionnaires choisissent leur affectation) en passant par les stages. Un voyage au centre de l’État, passionnant et instructif.
De cet État, aujourd’hui attaqué au nom du libéralisme, Pierre Legendre prend la défense. « Les États ont valeur de totem, dit-il, ils ont vocation à porter l’emblème de la raison au cœur des sociétés. » Cet éloge de l’administration, « grand théâtre des incertitudes où le futur se joue en abattant d’abord les cartes du passé », ne l’empêche pas de porter un regard lucide, parfois ironique, sur ses travers. Mais il s’inquiète surtout de la crise que subit l’État, face à la « la mise en vente des méthodes d’administration par le marché du management ».
« Comprenons-nous la désespérance, l’ampleur de la dévastation, qui touche les générations appelées à vivre sous l’État désemparé, ceux à qui l’on fait croire qu’il n’y a plus de destin? », lance-t-il. Contre « l’économisme triomphant », il pousse enfin ce cri d’alarme : « Quelle France va succéder à la France ? »
Thomas Ferenczi