Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Un peu d’air…

Oui, un peu d’air… par la grâce de ce livre pimpant.

Voici donc notre Marianne, alias la République Française, déguisée en Alice au pays des merveilles. Évidemment, du côté de ceux qui manient la matraque de l’imbécillité pour tous, ça va faire grincer les dents ; et ça va chatouiller, de sa plume agréable et légère, tant et tant d’amoureux des fééries enfantines, mais qui ne s’en laissent pas conter par les faiseurs de discours politiques infantiles ou d’injonctions sociales du même tonneau.

Comme chacun sait, l’héroïne de Lewis Carroll, plus tard invitée à visiter l’autre côté du Miroir, allait y faire maintes découvertes surprenantes. C’est aussi le cas de Marianne. Guidée par Henry Beaumont, elle se glisse de temps à autre dans les coulisses de l’imagerie française ; de sorte que, comme dans le conte de Jean Cocteau (Le Sang du poète), nous nous promenons dans les glaces…

Sauf que désormais le Miroir lui-même est détraqué. Épuisant la vie que lui prêtait la civilisation aujourd’hui foudroyée, il ne sait plus s’il est encore de ce monde où demeurait en suspens l’inflexible question du qui es-tu ? La conscience de l’incertain, du tragique de la condition humaine a cédé la place au dérisoire des gris-gris médiatiques, la foule des désemparés se rue dans la servitude des nouvelles valeurs sociétales, elle s’en remet au cache-misère du grand bazar festif. Plus de Miroir inquiétant, mais la Transparence claire, nette et totale, qui va calmer les esprits.

Quant au.à la citoyen.ne, soumis.e à l’impératif inclusif, il.elle perd le nord, car comment écrire gogo en ce cas, sans risquer les foudres de la Haute Autorité du CQFD qui réglemente la novlangue ?

Blague à part, le Normand que je suis se réjouit grandement des retrouvailles avec Alice. L’hésitation, le doute, le p’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non, reprend ses droits. En termes plus urbains et même académiques, cela veut dire soulever la chape des certitudes de plomb qui nous étouffent, sortir du labyrinthe des prescriptions d’Ubu-Roi perfectionnées d’un mandat présidentiel à l’autre : se garder des sujets qui fâchent, se laver les mains avec du savon pour conjurer le virus … que sais-je encore !

La France d’aujourd’hui sue l’ennui, tout comme l’Union Européenne avec ses fonctionnaires aux figures d’enterrement… Qui donc a écrit que « le Christ n’a jamais ri » ? Ce fut Rimbaud, je crois, mais il parlait aussi de lui, voyageur de l’Enfer. Si j’évoque ces choses-là, c’est que je supporte mal, très mal, les pratiques du rire forcé, à l’honneur dans les télévisions dites populaires … et tout autant les souriantes séances de pose de la fausse autorité.

Mais voici l’instant d’une respiration. Un écrit renoue avec l’ironie, le sens du bizarre, le goût de mettre en scène l’absurde … moyennant ce qu’impliquent ces bien nommées Chroniques d’humeur : l’audace de parler hors les dents, comme disent les Grecs, gens d’expérience. Mais l’humeur est aussi humour, un luxe par les temps qui courent, où sont honnies les traditions, la langue ciselée des bons mots, les facéties du quiproquo.

Car ce livre est nourri d’une vaste culture littéraire, de l’érudition iconographique, de la fréquentation de philosophes oubliés ou méconnus, mais aussi d’une solide connaissance de la fragilité des sociétés modernes à laquelle des soigneurs d’occasion, politiciens, journalistes ou penseurs à la manque, portent une attention calibrée selon la météo du consensus journalier. La politique à la corbeille des sondages, n’est-ce pas la Médiocratie façon XXIe siècle ?

Si je ne m’abuse, c’est à Balzac qu’est due cette analyse : faire de la médiocrité une forme de gouvernement. Lisant Henry Beaumont, j’ai senti une fibre balzacienne…

Du bel ouvrage. Considérer de si haut et de si près la réalité de la vieille Nation française aux prises avec la menace d’une déchéance inédite et sans recours, d’abord celle de la langue qui porte la pensée, c’est œuvrer pour la lucidité.

Jouer des mots, d’une torsion de syllabe et parfois d’une lettre ajoutée ou soustraite, c’est un exercice qui pousse d’abord le lecteur à la franchise du rire, souvent sur le mode extrême : j’éclate, j’éclate de rire ! Mais ce qui vient d’être lu laisse une trace, l’interrogation s’insinue, jusqu’à un je ne sais quoi d’alarmant, peut-être au fond mélancolique, devant une vérité masquée par ce jeu des mots, aussi savant qu’inattendu.

Ce livre n’est pas fait pour être résumé, encore moins dépecé comme c’est souvent l’usage chez les préfaciers. Pour le lecteur, c’est à prendre ou à laisser. Je parie qu’il prendra, au pied de la lettre… et qu’il y reviendra pour approfondir sa surprise. Un tel écrit, c’est comme Rabelais ou Montaigne. Vous n’êtes pas dans la sociologie haineuse ou pontifiante, ni dans la science politique aujourd’hui aussi creuse que les assises d’une nuit debout, vous êtes devant la langue française, encore vivante et acide au XXIe siècle et dont les ruses ont fait jouir des générations de spectateurs écoutant les Précieuses Ridicules s’énivrer…

S’aventurer dans le micmac multiculturaliste, féministe, écologiste, égocentriste, populiste, antiraciste, c’est au choix. Les media regorgent de commentateurs, d’écrivassiers spécialisés et de prédicateurs assez convaincus pour vous expliquer la nécessité de faire confiance à l’opinion de chacun.e, seul.e capable de trancher sur la question de la désobéissance civile et civique, en quel cas et pour la cause qui vaut la peine- la cause de chacun.e qui est là pour prévaloir. Fermez le ban !

Cependant, un point fait l’unanimité : à bas le pouvoir ! Y compris, assurément et avant tout, celui de la langue quand elle ne parle pas pour ne rien dire, sinon simplement pour enrichir l’éternel Bêtisier ou quelque novlangue totalitaire.

Je ne fatiguerai pas le lecteur en substituant mes états d’âme au talent de l’auteur. Si en vieux routier des passions humaines ou en spectateur du théâtre d’ombre des pouvoirs j’ajoute ici mon grain de sel, c’est que j’ai lu avec délices les bonnes feuilles de ce livre, et noté au passage la justesse d’une ironie acide enveloppant des diagnostics sans appel.

Un seul exemple. Au fil des pages épinglant les trois quinquennats 20111-2021, vous lirez Le pédalo ivre, parodie d’un poème déchirant de Rimbaud (Le bateau ivre). Mais ce travestissement donne à penser… non pas tant sur la fatuité de Moi président, que sur le gouvernail démocratique d’aujourd’hui, l’État sans boussole. Je résume le nouvel esprit des lois, par une formule empruntée à l’humour britannique : « I, Me and Myself ».

Et pour conclure cette Note marginale au ton de philippique, mon ultime glose revient au titre de ce livre. Je vois, à la dérive, la Nef du pêle-mêle social et politique où se trouve embarquée Marianne, un peu perdue, plutôt inquiète. En la circonstance, je me souviens de la complainte du poète, je vais l’interpoler d’un mot … alors Marianne exprime sa nostalgie :

Que sont pilotes devenus / Que j’avais de si près tenus / Et tant aimés /

Ils ont été trop clairsemés / Je crois le vent les a ôtés / L’amour est morte / …

Le mal ne sait pas seul venir / Tout ce qui m’était à venir / M’est advenu.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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