De la limite. Sous la conduite du poète Virgile, quelques remarques
Tous les dictionnaires nous rappellent que « limite » est un terme hérité du latin limes, qui signifie « chemin bordant un domaine », et par enchaînement « frontière, ce qui limite, délimite », et renvoie à la trace (le tracé de la frontière). Et sous le mot limes, les dictionnaires latins se transmettent une référence à L’Énéide de Virgile, ce grand récit épique imitant le modèle grec (L’Iliade et L’Odyssée d’Homère) pour offrir à Rome — la Rome de la fin de la République (Ier siècle avant J.-C.) — un passé légendaire digne de ses ambitions politiques.
Voici le texte, extrait du livre II, vers 697-698 : «tum longo limite sulcus / dat lucem». Littéralement : « alors un sillon apporte une lumière en une longue trace, en une longue limite». Plus élégamment, dans la traduction de l’édition bilingue des Belles Lettres : « une lumière demeure dans le long trait de son sillage».
Si j’ai tenu à donner le mot à mot, où perce toujours l’hésitation devant des termes riches de connotations et de prolongements, c’est que, restitué à son contexte, limes ici doit s’entendre, non pas selon la simple matérialité de la limite ou de la trace, mais en rapport avec le pouvoir de faire apparaître cette limite ou cette trace. En effet, ce passage de L’Énéide fait le récit d’un signe divin : la lumière ici, c’est l’éclair du tonnerre, en réponse à la prière adressée à Jupiter par Anchise, le père d’Énée, dans Troie dévastée par les Grecs. Ce signe est un augure, et le message du Dieu qui tient la foudre est compris : Anchise accepte enfin de quitter la ville incendiée. Dans les vers qui suivent, nous assistons au grand départ qui conduira Énée à travers mille épreuves, surmontées grâce aux dieux, jusqu’au Latium. Voici donc Énée portant sur son dos son père Anchise et tenant par la main son fils Ascagne. Cette métaphore est célèbre ; elle s’est transmise, à travers l’histoire de l’art, comme l’un des paradigmes de la tradition occidentale notifiant l’obscure question de l’Ancêtre.
Mais le récit du départ d’Énée comporte un autre versant, le plus souvent oublié. Énée est retourné sur ses pas ; à grands cris désespérés, il appelle son épouse Créuse, encore et encore (« iterumque iterumque vocavi », vers 770). Une ombre lui apparaît ; c’est elle, plus grande qu’il ne l’avait connue (« nota maior imago», vers 773), non pas vraiment disparue donc, mais transfigurée, retenue auprès de la Grande Mère des dieux. Figure désormais inatteignable, elle s’adresse à Énée : «Ô doux époux, à quoi sert de t’abandonner à ce chagrin fou ?» («O dulcis coniux ?», vers 776-777).
Ainsi marquée par le discours de la Femme inaccessible, cette fin du livre II de L’Énéide fait songer à l’apparition de Béatrice dans La Divine Comédie. Sous la conduite de Virgile, Dante entreprend de visiter l’Enfer, mais l’effroi le saisit. La Dame lui apparaît : «Et elle me parle, douce et calme, / d’une voix d’ange.“ Je suis Béatrice, qui te prie d’aller”» (Enfer, chant II, vers 56-57, 70).
Le titre de cette conférence s’éclaircit et son thème se précise. Je vais tenter de suivre le chemin ouvert par les poètes, qui ont mis en mots par les moyens de l’art, c’est-à-dire par les moyens que tout le monde comprend et qui résistent au temps, le fond des choses humaines, à propos de ce que notre époque exècre : la limite. Nous allons redécouvrir la force — j’entends par là, l’essence logique — de ce qui était énoncé dans ces démonstrations théâtralement référées au divin par la culture européenne. Ma réflexion va porter sur ceci : qu’y a-t-il anthropologiquement sous la notion de limite rapportée aux figures généalogiques de l’amour et du destin ? Et que recouvre-t-elle historiquement, quant au débat de l’Occident avec l’Occident ? Entrons maintenant dans le commentaire.
Une remarque préliminaire s’impose, afin de ne pas nous égarer dans une problématique qui serait sans contours. Ma position est claire. Elle se tient éloignée de l’idéologie soutenue et diffusée depuis l’Amérique, à grands fracas de colloques et de publications, qui annonce la nouvelle Bonne Nouvelle : l’avènement prochain d’« un être autre que l’homme », l’ère de la posthumanité. Cette version rajeunie de l’Homme nouveau sent le déjà-vu totalitaire, mais n’en mobilise pas moins la philosophie up to date, laquelle ne saurait avoir souci de l’enfermement de l’homme et de la culture dans des limites précisément, qui sont la logique de la représentation.
Or, nous partons de cela : l’enfermement dans le cercle humain de la vie de la représentation. Je reprends à mon compte une métaphore grinçante de Wittgenstein, commentée par Heidegger : la difficulté dans laquelle se trouve la pensée est semblable à celle d’un homme qui est dans une chambre d’où il voudrait sortir. D’abord il essaye la fenêtre, mais elle est trop haute. Puis il essaye la cheminée, mais elle est trop étroite. Il n’aurait pourtant qu’à se retourner pour voir que la porte n’a jamais cessé d’être ouverte1.
Si l’on conçoit cela, si l’on prend acte de cette étrange donnée première, insaisissable par l’expérimentation ou par l’idéologie, dont la virulence parfois recouvre en fait un déni, les paroles poétiques prennent valeur d’interprétations portant à conséquence pour qui interroge le cercle de langage où se meut l’animal humain. Ainsi en est-il d’un poème de Hölderlin : « Et comme de l’aigle les petits, il les jette lui-même / Le père hors du nid […] de même aussi / Nous poussent en souriant dehors les dieux. » En termes plats, je dirai qu’est ainsi esquissée une approche de la structure, c’est-à-dire de ce qui fait loi dans la construction de l’homme.
Autrement dit, le Dieu maniant la foudre, dans le texte de Virgile, sépare, il gouverne poussant vers le dehors celui qui le supplie. Je songe au fragment d’Héraclite : « La foudre gouverne toutes choses2 ». Ici, gouverner prend tout son sens : l’éclair sépare de l’ombre les choses, par une longue trace de lumière. Et ce qui tout à coup est montré à Anchise par l’éclair, ce sont les chemins de la forêt qui marquent la route à suivre (« signantemque vias », vers 697). Alors, Anchise : « Quant à moi, je cède le pas » (à entendre : au Dieu) («Cedo equidem», vers 704) ; se séparant de sa maison et de Troie, il part, avec le fils et le petit-fils. Dans une perspective anthropologique, il ressort de ces notations un élément fondamental, qui nous servira de boussole : la limite est une séparation.
Considérons la forme élémentaire de la limite : le temps. La mythologie antique, popularisée par l’iconographie baroque, l’a personnifié. Chronos dévore ses enfants ; on le montre aussi tenant une faux. Autrement dit : le Temps porte la mort et l’art baroque lui oppose l’Amour représenté en enfant, métaphore du désir porteur de vie dans l’espèce humaine. Ainsi associé au négatif, que nous enseigne de la structure le Temps mythifié ?
Plus de treize siècles séparent Dante (1265-1321) de Virgile (70-19 avant J.-C.), environ sept nous séparent de Dante. Entre eux et nous s’étend la ligne chronologique, la trace du temps, qui sépare l’Europe contemporaine de son passé. Cette forme élémentaire de la limite, le temps comme tel, semble immédiatement saisissable, parce que, étant vécu de l’intérieur, consciemment, aucun sujet ne peut le réfuter, et que la civilisation, acharnée en Occident à développer les savoirs historiens et tout autant à planifier l’avenir (avec une passion inouïe du dénombrement scientifique dans les deux cas), nécessairement en prend acte, selon des modalités multiples qui varient d’une culture à l’autre. Dans ces conditions, le premier degré d’une réflexion sur la limite apparaît bien comme une réflexion sur le temps, mais oblige à introduire une distinction entre temps du sujet et temps de la civilisation.
Prenons la notion au niveau le plus général : qu’est‑ce que le temps pour l’humain ? À cette question inépuisable, un célèbre texte d’Augustin (longuement médité par Husserl dans sa « phénoménologie de la conscience intime du temps ») a répondu comme il convient : « Si personne ne me le demande, je sais ; si je veux l’expliquer à qui m’interroge, je ne sais pas (nescio)3 ». À l’échelle de la culture, la perplexité est levée par la théâtralisation du temps social, qui circonscrit, mesure, ritualise la durée, donnant statut et consistance, si je puis dire technique, à la délimitation (passé, présent, futur). En d’autres termes, le temps est institué, c’est‑à‑dire relève d’une inscription sur la scène sociale de la parole — une inscription qui légifère en décomposant et recomposant « des parcelles fugitives » (pour reprendre une formulation augustinienne). Mais, pour appréhender comment s’établit et fonctionne cette inscription (un mécanisme universel), il faut d’abord se tourner vers le sujet, ce matériau vivant des civilisations.
Il y a, pour le sujet, l’autre scène du temps, la scène cachée d’un hors temps, où règne l’illimité, le non maîtrisable, le « tout est possible» du rêve ; s’y applique la formule surréaliste d’une « note éternelle du Présent » qui ne connaît ni passé ni futur4. Dans ce creuset délirant où plongent les racines inconscientes de la Raison pour chacun de nous, le négatif, la finitude, la mort sont à disposition. Cette coulisse de ce que nous sommes ou croyons être, Freud la décrivait ainsi : « le grand cercle qui enferme en lui le petit cercle du conscient5 ».
Dès lors, vue sous cet angle, la limite laisse transparaître un trait de précarité, qui rend particulièrement épineux le domaine de la réalité pour le sujet. L’humain doit élaborer, non pas un compromis, mais la combinaison, l’intégration du temps et du hors temps. Le texte d’Augustin y introduit indirectement, quand il analyse le présent, l’heure qui s’enfuit : «Tout ce qui s’est envolé d’elle est le passé, tout ce qui reste est le futur. » Ainsi est exprimée l’essence en quelque sorte synthétique de la représentation du temps (autrement dit de la question de la limite) pour le sujet, confronté au négatif, à ce qui n’est plus et à ce qui n’est pas encore, à la dialectique de la finitude et de l’inaccompli. Si nous reprenons L’Énéide, la même vérité est posée, poétiquement : c’est Énée quittant la ville en flammes et s’engageant, contraint et forcé par les dieux, figures de l’inexorable loi de la vie, vers le futur inconnu.
De là, une inévitable question : comment s’opère la délimitation des deux scènes — celle du rêve ou du fantasme, et celle de la réalité socialisée — et sur quelle base communiquent-elles ? Et qu’en est-il si l’on aborde la théâtralisation du temps social, l’ordre de la civilisation ? Nous sentons bien que le sol se dérobe, car il nous faut alors repérer l’élément logique qui fait lien entre le sujet et la culture permettant ainsi de reconnaître un principe de cohérence sur lequel se fonde la structuration humaine. Il s’agit de repérer le passage entre les temps, entre les plans subjectif et social. Mais, à quel savoir est-il possible de se fier afin d’accéder, de façon effective et non par quelque pirouette supposée scientifique, à la compréhension de ces questions ? Là encore, si l’on consent aux détours nécessaires, Virgile et Dante sont des guides, quand ils parlent du partage de l’ombre et de la lumière : Virgile évoque Jupiter Tonnant, Dante la divine Lumière du Paradis impossible à décrire. Traduisons pour notre usage.
En termes de structure, je dirai que la tradition occidentale dans son expression religieuse énonce ici une aporie, au sens littéral de ce mot: une incertitude constitutive, l’impossibilité de découvrir le passage, si ce n’est, selon la métaphore grecque de l’Expédient déifié — Poros, le dieu qui trouve les trucs6 (poros : passage, a-poria : le manque de passage) —, par une astuce, en l’occurrence l’astuce d’un montage. En somme, pour passer d’une scène à l’autre, et de l’économie subjective à l’ordre institutionnel, pour surmonter ce qui semble impossible, « le principe manque ». Référée à la quadrature du cercle, cette formule de Dante que je transpose, retenons-la en abordant la passe dangereuse pour la Raison, l’articulation entre les plans telle que nous permet de l’apercevoir L’Énéide dans la dramatisation du départ d’Énée, poussé vers le dehors par les dieux. En quoi consiste l’articulation, ce qui fait lien entre Énée quittant Troie la cité morte et la vision des exils prometteurs, l’horizon du futur inconnu ? C’est la soumission aux Fata (cf. livre IIII, vers 7) — terme à traduire par : les paroles qui mènent la vie, qui fabriquent le destin —, aux paroles qui descendent des dieux et que se transmettent les hommes comme un emblème, une marque, un mot de passe.
Autrement dit, le truc, le montage intégrateur, ce sont les paroles constitutives d’une transmission, les paroles qui précèdent le sujet et l’aujourd’hui de la culture, c’est‑à‑dire le discours des Ancêtres (Antecessores : ceux qui nous précèdent). Aussi faut-il poser que le principe de cohérence, unificateur des divers registres de la limite, n’est rien d’autre que le principe généalogique. Il s’agit maintenant d’envisager sur quels modes fonctionne en pratique le montage.
Utilisés par l’ethnologie comme de précieux concepts opératoires, les termes «ancêtre», « ancestralité », n’ont plus cours dès qu’il s’agit d’étudier la culture occidentale. La doxa est ainsi fixée que, par exemple à la seule évocation du Totem pour tenter de saisir par analogie la fonction généalogique de l’État, la stupeur gagne les meilleurs esprits, trop habitués à ne jamais dépasser la frontière tracée par notre propre tradition religieuse et politique, qui en dépit des proclamations (d’antiracisme ou autres) tient à distance les mots sauvages, en fait des mots ennemis. L’Ancêtre — butoir causal dans la représentation des filiations et métaphore de la mort — n’a donc pas cours pour nous, et d’autant moins que les nouveaux idéaux promus sous le régime du discours libéral-libertaire associé à la techno-science-économie annoncent l’avènement prochain d’« un être autre que l’homme ». Il ne s’agit plus du constat de « l’homme évidé » évoqué par Heidegger dans son séminaire sur « Le Sophiste », mais d’une propagande d’entrée dans la posthumanité. Dans ces conditions, la problématique d’une aporie fondatrice de la structuration humaine serait dénuée de sens, et nos auteurs Virgile et Dante seraient du folklore.
Nous découvrons que la limite, quelles qu’en soient les formulations (favorables ou défavorables à l’esprit critique), se manifeste aussi sur ce mode visible, à la façon d’une enveloppe formatée pour recevoir tous les discours ainsi conformés ; c’est le phénomène de la doxa, constatable en chaque société. Ayez donc à l’esprit qu’en vous entraînant dans des détours de textes afin d’appréhender l’économie normative de la limite, je sors du formatage autorisé dans les sciences humaines et sociales actuelles, et qu’en suivant un chemin non balisé par l’épistémologie régnante, c’est‑à‑dire en inventant un parcours herméneutique qui conduit à tenir le principe généalogique pour le ressort de l’institutionnalité, je vous entraîne dans une zone qui n’est plus fréquentée, où il s’agit de reprendre à la base les notions de société, de lien social, de civilisation.
Je vous propose quelques notations autour de questions auxquelles aucune culture jusqu’à présent n’échappe ; dès lors, on peut qualifier ces questions d’incontournables. Solidaires entre elles, elles sont théoriquement isolables ; à ce titre, elles ouvrent sur une interrogation générale : pourquoi des lois, et cette entre-appartenance du sujet et de la société (qui finalement réduit l’individualisme contemporain au statut d’idéologie totalitaire) ? Je vous propose les remarques suivantes, sur l’Occident principalement :
A) Sur fond de fantasme d’immortalité, la civilisation tient généalogiquement au moyen d’un discours - Ancêtre. Que nous indique la rencontre du matériau subjectif et du montage social ? Elle montre, par le truchement de l’Ancêtre personnifié ou non — discours de présentation de l’origine de l’homme et du monde (les grands récits fondateurs) —, qu’une société, pour exister et perdurer au-delà des individus, doit « vaincre le néant » (formule attribuée au facteur Cheval), c’est‑à‑dire surmonter la mort, non sur le mode d’un délire mais par la reconnaissance que la mort porte la vie. Sous ses versions multiples, l’ancestralité a valeur de positivation du négatif7 et notifie au sujet la délimitation des places de discours (discours fondateur et discours du sujet).
Pour l’Occident, la dialectique du temps et du hors temps se manifeste sur des modes complexifiés par le régime industriel et la concurrence religieuse introduite par la Science déifiée. Mais, les apparences chaotiques du discours-Ancêtre monothéiste aujourd’hui et le pullulement de ses substituts (à caractère de sectes ou non) ne peuvent masquer la logique à l’œuvre à l’échelle d’un ensemble qui, dans la confrontation ouverte par la mondialisation, continue de se réclamer du judéo-christianisme. Reprenant une expression du juriste Grotius (XVIIe s., l’un des fondateurs du droit international), je dirai que le « système de simulation » reste le même, de sorte que, de la façon la plus concrète, nous demeurons sujets de la descendance du Livre-Ancêtre (la Bible et ses suites), non seulement dans les procédures d’accès à la textualité (le statut diversifié de l’écrit), mais aussi dans la modélisation historique du rapport à la fiction de l’Ancêtre immortel, qui aboutit à l’institutionnel moderne. Selon cette perspective en effet, il ne fait aucun doute que ce que nous appelons État reste une figure transposée du monothéisme (chrétien). Une illustration de cela, ce sont les maximes d’immortalité qui soutiennent la généalogie des montages politiques ; par exemple, au Moyen Âge, « la fonction ne meurt pas » (« dignitas non moritur »), ou sous l’Ancien Régime français, « le Roi ne meurt jamais ».
B) L’enjeu de se séparer du passé à l’échelle de la culture : une remarque sur la mémoire institutionnelle de l’Occident. Reprenons L’Énéide. Virgile a les mots du poète pour célébrer la ville abandonnée (« la fière Ilion est tombée», III, vers 2-3) et dire le déchirement d’Énée partant au loin sans espoir de retour: « exilé, je mets le cap sur le grand large » (« feror exsul in altum », vers 11). Se séparer du passé n’est pas l’abolir, et cette note d’exil définit bien ce dont il est question pour l’humain s’inscrivant comme vivant, c’est-à-dire mortel né de mortels, dans un monde généalogiquement organisé. Comment la culture intègre-t-elle cet enjeu, la dimension de l’exil ?
Elle s’y confronte en historisant le passé, en posant la frontière d’avec l’Abîme sans mots. Cela veut dire à la fois vaincre l’opacité des commencements, mettre en scène et célébrer les images causales (le discours-Ancêtre), et de cette scène originaire tirer la conséquence logique, en élaborant les catégories normatives de l’identité, qui passe par la séparation d’avec l’autre. Là est le point sensible de la mémoire institutionnelle.
Raisonnons anthropologiquement. Le cas occidental est typique de la dramatisation qui accompagne la question de la vérité généalogique constitutive du lien humain. Or, qu’est‑ce que la vérité généalogique ? La question ne porte pas sur les gènes, mais sur l’enjeu structural découvert par la psychanalyse, dont l’essentiel se résumerait dans un impératif de séparation, d’une sorte de seconde naissance pour le sujet venant au monde. À ce niveau, l’exil signifie ne pas pouvoir faire un avec l’originaire, affronter le négatif d’une nostalgie ineffaçable (Amour de la mère, l’Amor matris dont parle Joyce, « peut-être la seule chose vraie de cette vie8 »). Cet arrière-plan de représentation, immergé dans l’insu, rend saisissable l’exigence de légitimité traduite par les montages généalogiques, en soulignant ce dont il s’agit : la fonction de l’ancestralité n’est pas de construire une ligne chronologique matérialisant, si j’ose dire, le pedigree de chacun, mais d’élaborer la légitimité de vivre, d’instituer la vie selon cette logique de l’exil. L’Ancêtre, c’est la séparation mise en œuvre ; il présentifie le lieu référé à la mort et à la promesse de vie, il est la figure de la limite adossée au vide, sur laquelle se construit le sujet, mais aussi la mémoire de la culture.
Qu’est‑ce que l’institution de la mémoire ? Elle n’est pas un stockage d’informations, mais la stratification archivistique en attente d’un geste créateur : « Tout mouvement s’apaise, devient contour, le temps passé et l’avenir se referment en quelque chose de durable9 ». C’est une formation de discours sédimentaire, d’où les historiens, les commentateurs, les artistes, à l’instar du sculpteur, extraient, par l’outil de l’érudition, de l’exégèse, de la créativité, une forme nouvelle, la doxa qui socialement fait foi. La sculpture, si je puis dire, de notre culture occidentale aujourd’hui achevée s’intitule judéo-christianisme, effaçant ainsi la problématique du « vol d’Ancêtre », l’affrontement du christianisme avec le judaïsme (tragiquement soldé au XXe s.), l’affrontement qui a produit, à partir du creuset médiéval, les grands concepts porteurs de la normativité industrielle (l’État, le contrat, etc.) par le truchement de la théocratie pontificale, ce transmetteur privilégié du droit romain hérité de l’Antiquité.
Les « vols d’Ancêtre » (notion venue de l’ethnologie) sont monnaie courante dans l’histoire des cultures, aux prises avec les montages de l’identité ; mais la doxa interdit d’en parler pour l’Occident. Pourtant, la formule est juste, si l’on se souvient du christianisme revendiquant d’être « le vrai Israël » (« verus Israël »), rétro-agissant ainsi sur ses origines. Nous touchons là au combat pour la légitimité, à la question de la vérité généalogique. Qui dit vrai : la Torah (la Bible juive avec ses règles sociales) ou le Messie (en rupture avec l’interprétation traditionnelle du Livre saint), Jésus dont les théologiens diront qu’il est lui‑même le Livre (« Liber ipse ») ? Et c’est en s’accrochant aux cadres juridiques de la Rome impériale, que l’ancienne secte juive devenue le christianisme, nourri de droit romain, connaîtra le succès politique et social d’une religion, elle aussi — sous sa version occidentale — impériale, à vocation planétaire, y compris en jetant les bases conceptuelles de l’esprit laïque.
Dans cette perspective, la mémoire institutionnelle s’éclaire. Le « vol d’Ancêtre » ici est une notion à étages, car il faut bien comprendre que l’Occident mondialisateur se fonde à la fois sur la Bible juive christianisée (avec son supplément de Nouveau Testament) et sur une autre Bible, occulte celle-là, la monumentale compilation romano-canonique, qui assimile le monument juridique romain revisité par la scolastique médiévale et ses suites. C’est pourquoi, si l’objectivité était de mise au versant de l’institutionnalité historique, il faudrait parler, non pas de judéo‑christianisme, mais de judéo-romano-christianisme, sinon purement et simplement de romano-christianisme.
C) Le verrou de la structure : emblématiser la limite. Sous le regard que je propose, le lien social n’est pas détachable de ce que désigne l’expression « entre-appartenance du sujet et de la culture ». Ma formule n’est compréhensible que rapportée au fondement scénique des systèmes normatifs, à cet impératif de théâtralisation (méconnu comme tel) qui oblige à différencier temps du sujet et temps de la civilisation. L’entre-appartenance s’organise à travers le passage entre la scène intérieure du sujet et la scène, que je qualifierai de spéculaire, présentifiée par la place instituée de l’Emblème, le lieu de l’Éblouissement, qui à la fois fixe une frontière et s’offre au parcours subjectif de l’identification.
Ainsi, L’Énéide parle de chacun à tous, chaque sujet s’y retrouve, comme il se découvre en cet autre du Miroir, en sa propre image. Le texte de Virgile, qui a été mon guide pour cet exposé, résonne des invocations d’Énée aux divins (à la Référence emblématisée), des paroles adressées à son père, des adieux à la Femme-Mère (à l’évanescente figure de l’Amor matris évoquée par Joyce). Non seulement les œuvres poétiques, mais le Livre sacré, le discours du Totem et les grandes inventions-témoins du pourquoi ? fondateur dans l’humanité (musicales, chorégraphiques…) jouent cette partie spéculaire, au fil de laquelle chacun se retrouve. Et c’est à l’investigation anthropologique, telle que du moins je l’envisage (préoccupée du mécanisme dogmatique), d’appréhender la fonction d’humanisation du sujet par de telles procédures qui, sous des modalités indéfiniment réinventées, semblent avoir pour ultime raison la conservation du questionnement, ce trait caractéristique de l’espèce douée de parole.
Dans cette perspective, il conviendrait d’ouvrir le chapitre de l’évolution présente : où en sommes-nous, quant à la théâtralisation de la limite ? Qu’est‑ce qui fait la différence entre l’identification ritualisée au verset du Livre sacré et le collage à une marque commerciale infligée par le marketing ? Le mécanisme de base est le même. Seulement, dans un cas, l’enjeu du sujet en travail est en principe de se construire ; dans l’autre il y a un renversement, l’enjeu est hédoniste, au sens du retour à l’infantile, de l’appel au pulsionnel, à ce qu’on nomme en psychanalyse le processus primaire, dans des conditions qui coupent au sujet l’horizon d’un au-delà de lui‑même. Alors aujourd’hui, une interrogation élémentaire doit porter sur les perversions nouvelles de la limite, celles qui succèdent aux expériences des États totalitaires.
Il est aussi ardu de conclure une conférence que de la commencer. Comme Dante s’engageant dans l’Enfer, je m’adresse de nouveau à Virgile : «Poète qui me guides» (chant II, vers 10). Si je tire une leçon finale, dans mon essai de lecture du thème de la limite, je dirai ceci. Évitons de faire de ce mot un slogan, chose bien difficile à notre époque d’idéologie libérale-libertaire appuyée par des prétentions scientifiques en matière d’institutionnalité, selon lesquelles la problématique de la limite n’évoque plus rien de consistant, si ce n’est le recours aux policiers, voire aux juristes réduits à n’être plus qu’une sorte de spécialistes des feux de circulation sociale.
Dès lors, quel crédit peut avoir la métaphore qui traverse L’Énéide : Jupiter « le roi impitoyable » (livre XII, vers 849), maître de la mort ? Et que suggère aux esprits formatés d’aujourd’hui la version romano-chrétienne du Totem, ce montage d’un « Pater legum », d’une entité de fiction « Père des lois» (laïcisé dans la forme de l’État moderne) ? Rien, sauf un sentiment d’absurdité, pour ne pas dire de révolte devant une exemplaire formulation de la domination du Mâle enfin dépassée.
Prenons acte de la volonté de casse dirigée, en fait, non contre le passé, mais contre la pensée, avec à la clé une désubjectivation de masse censée exprimer le progrès à l’échelle de la culture. Si j’en crois une récente annonce du discours scientiste ultra de l’antilimite, le futur verra « la résolution intégrale du problème de la mort10 », version libérale de la Grande Promesse des premiers bolcheviks, embaumeurs — dans l’attente de le ressusciter — de Lénine. Quant au rapport à l’ancestralité, médiatisée par la question du père comme métaphore de la limite dans la famille considérée, pour reprendre une expression de Kant, comme « communauté sexuelle », elle se résout dans la vision bio-médicale de la matérialité des gènes, version ultramoderne de la vérité généalogique. Et que Joyce aille au diable, lui qui a osé écrire que « la paternité, en tant qu’engendrement conscient, n’existe pas pour l’homme11».
Permettez-moi un commentaire ironique : c’est à se taper la tête contre les murs ! J’ajouterai : nous traversons une période d’obscurantisme militant ; mais l’humain en a vu d’autres, et l’Occident, quoi que laisse entendre la techno-science-économie, n’est pas toute l’humanité. Attendons donc, pour voir de quel prix sera payé le fait de ne plus douter de rien.
3 Augustin, Confessions, XI, 14, 17, ainsi que XI, 15, 20 pour le texte cité plus loin.
8 Cf. Joyce James, Ulysse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1995, tome II, p. 235.
11 Joyce James, op.cit., pp.233-236, véritable petit traité.
Extrait de : De la limite, collection «Savoirs à l’œuvre», sous la direction de Spyros Théodorou, Marseille, Éditions Parenthèses, 2006, p. 188-202. Texte repris dans Nomenclator. Sur la question dogmatique en Occident, II, Fayard, 2006, p.111-126.