Si seulement l’Occident était une notion réellement géographique… (Extraits)
J’ai le privilège de ceux qui voyagent avec parcimonie : conserver à fleur de conscience l’inexprimable étonnement de l’enfant devant les certitudes de la géographie. Avoir confiance qu’au delà du rivage familier il y a des terres relevant du même monde que le mien et cependant étrangères, je l’ai appris comme j’ai appris la composition chimique de l’eau. Pour croire à ce qu’il voit, extérioriser le monde et le concevoir intelligible, l’humain doit d’abord faire crédit au discours, croire aux paroles déposées dans les choses. Or, qu’avons-nous déposé dans la chose dénommée Occident ?
Si seulement l’Occident était une notion réellement géographique, il serait aisé de s’entendre sur un objet d’étude immédiatement déterminé selon des paramètres clairement définis, donc accessible par une méthode à toute épreuve et, dirions-nous, impartiale. Nous n’en sommes pas là.
L’esprit des textes rassemblés en ce volume est de ré-interroger le thème, déjà exploré par mes travaux et d’une actualité, me semble-t-il, évidente, de la difficulté, pour l’Occident, de se représenter l’Occident. Je n’ignore pas pour autant qu’ici même, en Europe et particulièrement en France, une telle entreprise est suspecte, car elle se tient éloignée de la doxa occidentale qui, en des styles variés, prêche avec désinvolture une certaine vision des évolutions présentes sans prendre garde à ses postulats.
Nous vivons l’époque étrange où nombre d’intellectuels, portés par l’inusable doctrine de la table rase, par l’espoir infantile d’une toute-puissance scientifique, ou par l’illusion libertaire-anarchiste, s’imaginent que nous sommes en voie d’atteindre à la « post-humanité ». L’idéologie du « post » s’étant substituée, si j’ose dire, à l’«ante», au sentiment d’un lien aux traditions contraignant, l’Occident n’est-il pas lui-même post-occidental, de sorte que la question « Qu’est-ce que l’Occident ? » devrait se perdre dans les brumes du passé folklorisé, lequel ne peut avoir dès lors ni portée ni sens?
De telles orientations, qui traduisent un état de décomposition de la pensée, associé au bon droit d’une domination planétaire, signifient, pour la logique de la représentation, l’annonce d’un cauchemar social inédit, mettant en cause ce qui fait tenir la vie et la reproduction de l’espèce humaine : la relation d’identité. Autant dire que la Modernité contemporaine, associée en priorité à l’occidentalité, va devoir affronter sa zone d’ombre, parce qu’elle se trouvera immanquablement aux prises avec les effets de ce qu’elle méconnaît de sa propre évolution : la menace qui pèse sur son rapport à la Raison.
C’est en somme cette problématique, ses implications théoriques et ses conséquences dans le domaine des casuistiques qui sont abordées par ces conférences. Avant d’en justifier ici le plan, il me paraît indispensable de revenir sur la notion d’Occident – image et concept – en m’attachant, dans le contexte international d’aujourd’hui, à préciser les positions qui déterminent le fil de ces exposés. (…)
L’Occident est-il enchaîné à lui-même comme à un trop de puissance ? Derrière l’hégémonie dotée aujourd’hui de moyens jupitériens, la hantise d’un déclin non maîtrisable a fait son chemin. Il est symptomatique que, de l’entre-deux-guerres mondiales à la fin de la guerre froide, nous soyons passés de l’esprit de questionnement traçant l’« esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle» (Spengler) à la comptabilité des rapports de force entre civilisations, plus précisément à l’approche empirique de « la dynamique des guerres civilisationnelles » (Huntington) – position qui aboutit à dresser le constat, apparemment paradoxal, que « fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne et moins occidental ». Les États-Unis ayant été peu à peu promus depuis les années 1950 source de la doxa et lieu par excellence de légitimation de la recherche avancée quel qu’en soit le domaine, il est normal que le procès-verbal établi sous la rubrique « The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order » ait connu un succès planétaire. Voici donc une image de l’Occident tel qu’il se voit et tel qu’il s’offre à la Glose des intellectuels, occidentaux ou non, dans le cadre de cette scolastique libérale qui, au regard de notre historicité dogmatique et dans l’insu le plus total, fait écho à la revendication romano-chrétienne ancestrale de « redonner forme au monde entier ». Arrêtons-nous là-dessus.
Capitaliser les données économiques, démographiques, etc., grâce auxquelles s’apprécie, comme dans un bilan d’entreprise, la balance du plus et du moins, elle-même confrontée aux valeurs d’un autre ordre intégré sous le concept fuyant de « civilisation » : la démarche ici est soutenue par la Grande Peur de nouveaux carnages, la hantise d’une troisième guerre mondiale. L’analyse tient-elle ses promesses ? En tant que témoignage sur les contradictions de la Modernité présente, certainement ; notamment en mettant le doigt sur la décomposition sociale et la démoralisation de l’Occident – un « suicide culturel». Face à ces constats, qui affleurent parfois sur notre continent, l’Europe, jamais remise de son propre « choc de civilisations » au XXe siècle, se réfugie plutôt dans le déni, et l’impuissance politique aidant, s’aligne sur l’idéologie de l’individu libéré, qui en quelques décennies a dévasté les jeunes générations.
Seulement voilà, la démarche universitaire de Huntington, typique de la dogmatique contemporaine et à laquelle ne sont opposés que des ronchonnements réprobateurs, n’est possible que sur une certaine base où elle trouve sa limite : la technicisation de la pensée, masquée par une « interdiscipline » qui produit ce dont raffole la recherche d’aujourd’hui, des synthèses informationnelles. Ces synthèses s’effritent sur le fond, dès lors que se profile l’inévitable question : que valent nos catégories et nos manières de raisonner ? On rôde autour du noyau explosif à propos des guerres de l’identité : de quoi parlons-nous ?
Les Occidentaux parlent d’eux-mêmes, pensant parler des autres. Le titre de Huntington est éloquent, structuralement éloquent : il parle de « refaire l’ordre du monde », comme eût parlé un médiéval (« reformatio totius orbis » ). En vérité, nous sommes en plein classicisme, sans le savoir, sans la conscience d’une continuité de structure. Aujourd’hui, l’Occident se voit comme Huntington le voit, dans un rapport désormais plus périlleux avec les cultures jugées rebelles. Reste à saisir l’Occident tel qu’il ne se voit pas, autant dire étranger à lui-même et cependant toujours lui même. Nous touchons là aux sources institutionnelles de la pensée technicisée et du discours fondé sur l’informationnel. Cela met en cause le mode d’objectivation occidentaliste de l’organisation humaine, ce que nous appelons société, culture, civilisation – concepts eux aussi soumis à l’usure, surtout dans un contexte international où la théologie politique sécularisée des Occidentaux n’est plus assurée de son pouvoir sur les esprits.
Exacerbé par l’effondrement du système communiste – système qui, n’oublions pas, descend aussi de la Modernité européenne –, le thème des conflits civilisationnels, avec son pendant pacifique (réordonner le monde), est pris dans une tradition de raisonnements dont l’origine et la continuité nous échappent. Et pour cause. Nous étudions l’Occident avec la même assurance naïve qui a présidé aux thèses politiques – scientifiquement étayées, disait-on, à l’époque – du développement du tiers-monde, sous l’emprise desquelles les experts internationaux considéraient les pays islamisés comme si le Coran n’existait pas, le religieux étant noyé dans un océan de paramètres autrement plus compréhensibles ; comme si donc il n’y avait pas ce cadre hors temps d’une Référence ayant valeur totémique – totémique au sens de cette métaphore exotique qui fonde la légitimité à tous les niveaux de la construction humaine, c’est-à-dire institue le rapport d’identité dans l’entre-appartenance du sujet et de la civilisation. Or, qui dit identité, dit logiquement rapport à l’altérité – l’enjeu même de la reproduction ; cela comporte, pour notre espèce, le ressort d’un monde généalogiquement organisé. C’est en se plaçant sur ce terrain que l’on découvre la racine de nos raisonnements sur la légitimité, et conséquemment la tradition refoulée qui porte à la fois la pensée technicisée et l’illusion individualiste.
Illustrons ce point capital. Qu’est-ce qui autorise l’Occident ultramoderne à se voir comme la culture la plus avancée, pour avoir réussi à « décrocher » la sphère dite privée et son enjeu majeur (l’accès du sujet à la reproduction) de l’allégeance à la notion même de tradition (en termes anthropologiques, l’allégeance à l’altérité totémique), connotée d’anti-Progrès, et à engager le mécanisme de l’auto-Référence, de l’auto-légitimation individuelle – mécanisme socialement redoutable par ses effets de déstructuration subjective ? La réponse tient en ceci : l’Occident accomplit son destin, en rentier d’une tradition sans cesse enrichie et indéfiniment métamorphosée, mais dont nous méconnaissons le ressort logique (…).