Note sur la mémoire perdue de l’Occident (extrait)
La tradition d’Occident s’est enivrée du thème de la Lumière, nous ne connaissons plus la puissance des ténèbres. La prétention de tout éclairer s’est retournée en un abêtissement qui menace d’éteindre l’intelligence de la condition humaine. Le rejet de la mort est devenu un leitmotiv des idéologues de la Science, mais aussi l’un des motifs de l’idolâtrie sociale d’une Médecine omnipotente.
Incapables d’apercevoir l’intensité mystique des Au-delà, cette ultime élaboration poétique du destin échafaudée par une humanité inconsolable, les industriels du Bonheur ne peuvent saisir quoi que ce soit de l’énigme des Miroirs : le lien fiduciaire, religieux donc, de l’animal parlant, confronté à lui-même, au mystère de sa propre image à défendre jusque dans son transfert sur la scène du Monde et jusque dans la mort, continuera d’échapper au Scientisme triomphant. Que la mort de soi et la mort du Monde comme celle d’un autre que soi aient une signification, construite par l’humain en ultime dévoilement, de cela les sociétés occidentales de la transparence ne veulent rien savoir.
Demeurent les traditions de la Sagesse qui adoucit l’instant inexorable d’avoir à se détacher de la vie. Dans les coulisses du Théâtre veille encore parfois l’Ange justicier et consolateur, délégué du divin pour accompagner les mourants jusqu’à la dernière porte. J’en garde le souvenir, alors que je rendais visite à l’ami que j’appellerai l’Ancien, un philosophe et historien-théologien familier des mondes angéliques, Henry Corbin en ses tout derniers jours à l’hôpital Salpêtrière. C’est à cette occasion que s’est formulé en moi l’un des thèmes inspirateurs de mon travail pour le cinéma : rien ne subsiste, hormis l’Énigme à transmettre.
Entrant dans la profession universitaire par la voie juridique, où je découvrais l’ennui des rabâcheurs de doxa en même temps qu’une transmission érudite, j’avoue avoir eu la tête ailleurs que dans un enseignement conforme aux consignes. Le hasard m’offrit de me loger du côté des questions où fourmillaient les casus belli religieux en France, dans l’Europe d’Ancien Régime, puis au-delà. Ainsi ai-je pu m’aventurer vers un savoir des marges, sans décourager des étudiants formatés par des programmes sans ambition… tâche ingrate !
J’ai donc appris à saisir à quoi répondait, dans mon cas, la nécessité d’échafauder un édifice d’écritures étrangères au falbala religieux de ma jeunesse, éduquée sous la férule d’une Contre-Réforme catholique en survie. En somme, il me fallait un modus vivendi et cogitandi qui ressemblât à l’exil intérieur célébré comme une délivrance par l’ancien Romantisme. Alors peu à peu se dessina, non pas quelque projet mimétique, mais l’idée floue d’un horizon nouveau : un jour viendra pour le labeur authentique. J’étais soutenu, il est vrai, d’une lecture romantique dont je m’étais fait maxime : « levez-vous vite orages désirés, qui devez m’emporter vers les rivages d’une autre vie ». Dans mes pensées, le Monde, l’Univers entier, vivant, était aussi de la partie !
La religion chrétienne me glissait des mains. Un labeur, mais de quelle sorte ? Peu m’importait. Il devait servir, comme les déguisements changeants du fantastique religieux, à faire cause commune avec mes propres racines cachées sans les défigurer par quelque trucage à la mode. Sentant le fardeau du fantasme inconnu, j’écrivis, comme pour tromper le temps, l’esquisse d’une nouvelle qui commence ainsi :
« P. avait été tué dans une autre vie. Il avait pressenti une atroce douleur, le coup porté par la tôle qui allait le déchiqueter, et quand enfin le tranchant du métal, un instant aperçu comme la ligne effilée d’un couteau, était entré au contact de sa joue, il avait ressenti une chaleur, puis le son d’une aiguille qui allait faire ruisseler le sang. Il imaginait ça en écrivant : son incapacité de mourir et que toujours, après une mort, puis une autre encore, et ainsi de suite, l’enfilade de toutes ses morts… ».
Ces quelques lignes m’avaient amené jadis à considérer que le terme « mort » jouait ici comme une métaphore apprivoisant toute forme de séparation. Mais pourquoi ai-je été touché par cette esquisse, métamorphosée le moment venu en Paroles poétiques échappées du Texte ? Qu’ai-je donc retenu d’un texte mélancolique, qui instruise de sa propre zone obscure, le jeune homme enlacé avec lui-même dans l’incertitude du qui suis-je ? mais sommé, de l’intérieur de son être, d’exister pour son compte ? Et qu’est-il possible d’en tirer comme leçon, dans l’après-coup lointain de la vieillesse, pour saisir la signification de la formule, les racines de l’arbre demeurent cachées, subjectivement mais aussi à l’échelle de la civilisation ?
Me souvenant d’un texte antique où le juriste romain hellénisant Ulpien opposait la philosophie vraie à la simulée, veram, non simulatam, je me suis emparé d’une forte expression de Heidegger, ouvrant le chemin de l’authentique : l’humain est à la tâche d’exister. L’essai de nouvelle que je viens d’évoquer s’en trouve éclairé. Très tôt j’ai su que, la religion chrétienne m’ayant glissé des mains, j’étais entraîné vers les profondeurs d’un vide.
Je préférais ce retrait à l’agitation d’une masse de convertis, énamourés de la nouvelle Rédemption par le communisme. Pour autant, ma position n’était pas d’indifférence, elle me procurait l’indépendance mentale : j’observais les changements de pied successifs des militants de ma classe d’âge, devenus concurrents dans la course aux places, traditionnelle dans notre République féodale. Dans les années 60, un passage par le Parti Communiste Français (P.C.F.) était un passeport assuré pour les guérilleros de la pensée. Il était l’équivalent du quartier de noblesse, dont sous l’Ancien Régime se prévalaient tous ceux dont l’ambition était, selon la formule qu’aimait rappeler Chateaubriand, de « monter dans les carrosses » ! Aujourd’hui, sous l’étiquetage Socialiste ou de-Gauche, anobli depuis le rajeunissement des anciens conformismes, se perpétue un trafic d’indulgences républicain !
Un point doit être souligné : la foi en l’État justifie, pour exister, la fonction d’une classe d’apparatchiks de la pensée. S’étant substituée au charisme de la Monarchie catholique en France, la mise en scène fiduciaire est d’autant plus opérante qu’elle se métamorphose et se renforce à travers ses phases dépressives de contestation.
Dans notre pays, la Révolution, constitutive de la Nation parvenue au stade industriel, peut changer de contenus, mais demeure un thème impérial, formulé par l’Église latine au XIe siècle dans sa forme première qui nous renvoie au christianisme d’Europe de l’Ouest. Sans connaître cette source fondamentale, Proudhon, pionnier du socialisme, fut, comme Marx, hanté par le fantôme chrétien.
Bien que de formation récente, la Nation qui inventa la Révolution et la Dictature modernes semble accrochée à un mythe étatique aussi inusable que cette Église latine, son modèle à tant d’égards. Une Église d’essence internationaliste et pontificaliste, qui a su, pour exister, digérer les schismes, les hérésies, etc., mais aussi de nos jours assumer, à travers le pari du concile à grand spectacle Vatican II, un revirement théologico-canonique, liturgique et politique, décidé et maîtrisé par la papauté.
Pour conclure ces observations, j’ajoute une note drolatique. Issue de l’éducation catholique, la majorité des convertis de ma génération à la Révolution est devenue pour moi comme une transposition de la Nef des fous, dans ce milieu universitaire parisien où n’ont jamais manqué les intellectuels ivrognes de célébrité. Ainsi prospèrent, hélas sans le pinceau ironique d’un Jérôme Bosch, les sectes diverses de la simulation « à la française ».
Artifice comparable aux collages surréalistes ou aux montages cinématographiques, la question de l’État fut un viatique dans mes évasions vers l’Ailleurs africain où, pèlerin imaginaire, j’espérais sans doute affronter l’inavouable : la peur des sauvages (étymologie latine : les silvestres, habitants de la forêt) enfouie dans le tréfonds de l’enfance.
Une peur d’une espèce rare, mêlée de défi, car l’éducation m’avait prédit un avenir sombre « au-fond-des-bois », comme rétribution de mes attitudes indociles. Ayant de solides provisions universitaires, en matière de fonctions étatiques notamment, et pourvu des apparences exigées par le bon ton international des années 1960, je me suis glissé aisément dans le milieu interlope des experts en humanité nouvelle, non sans être conscient que mon labeur serait inévitablement de contrebande. Mais tant de surprises m’attendaient…
En cet exode volontaire, j’ai d’abord rencontré la peur, la vraie, l’animale, quand j’eus à vivre dans un abri isolé, jouxtant un village en forêt primaire aux confins du Gabon. Selon les heures, ce lieu résonnait de bruits inconnus, de cris et clameurs insolites, mais aussi de ces mélodies en accord avec les tambours qui furent pour moi le dévoilement premier. Dans ma cabane en rondins, cellule jadis réservée à l’administrateur colonial en tournée de police, je me mis à méditer sur l’État à la française ici transplanté. Il m’apparut comme une forme fantastique, qu’on cultive par les arts ou qu’inventent les rêves. De telles évocations, furtives ou insistantes, ne sont pas dignes de l’expert moderne qui doit, “ex officio suo”, disséminer à tout-va les certitudes rationalistes promises à la planète entière.
Par la suite, assisté de mes compagnons clandestins (Cicéron et les autres), j’ai pensé : dans sa substance diplomatique, administrative et juridique, c’est-à-dire en cette part essentielle de son être généalogiquement transmise, l’abstraction fonctionnelle « État » se résout en un Monument d’écritures, relevant d’une sorte de Grand Livre de la Nature, qu’on interprète non plus sur le mode des émanations cultivées par les théologies gnostiques de l’Antiquité, mais comme une émanation, non moins divine, fondée sur l’absolutisme populaire.
Délaissant les Sciences économiques et sociales de l’époque, ce manuel international de la casse dont j’étais censé m’inspirer comme expert délégué, mes méditations forestières en Afrique centrale m’ont frayé un passage vers la reconnaissance de l’étrangeté du système de pensée vécu par l’Occident… et ses affidés soviétiques, eux aussi adeptes de la table rase.
Ma position se résumerait ainsi : l’État, cette construction d’écritures exportables, conçue depuis un millénaire par l’Ouest et sa Révolution pontificale, peut être vu, de cet Ailleurs africain où je me tenais, à l’instar d’un langage hiéroglyphique, offert au décryptage du savant, interprète d’un au-delà de soi ; autant dire, interprète d’une mystérieuse institution de gouvernement, posée là comme une Figure naturelle, reflet du fond des abîmes cosmiques.
Ici, je sens que je blasphème contre la Raison telle qu’incarnée dans ma patrie d’origine par la République française statufiée en Madone romaine, enrichie des talismans de sa Révolution de 1793, sur une place de Paris. Et je sais qu’en défiant la foi de mes contemporains, adeptes du règne de la techno-science-économie universelle, je blesse aussi, bien que rétrospectivement, les doctes de l’Unesco dont je soulevais jadis la méfiance. Ayant conquis depuis lors, grâce à d’autres contacts vers l’Asie, un regard d’étranger sur l’Occident, sur la civilisation dont je suis le passager, j’ai appris qu’il serait vain d’exiger de mes congénères un franchissement de la ligne : s’intéresser par exemple aux chorégraphies africaines dont se détourne l’ethnologie d’aujourd’hui ; ainsi les rythmes et mélodies « danse OMC », « danse FMI », etc. tiennent un discours sensuel, que nos logorrhées politiques abstraites se doivent d’ignorer.
Curieusement, l’étude de l’abstraction « État » et l’engagement international m’ont amené à prendre acte de cet écheveau aux fils entremêlés affublé du vocable bizarre d’animisme, invention toujours utile pour rafistoler les barbelés qui fixent la frontière entre l’Occident rationnel, par conséquent progressiste, et d’autres sociétés encore attachées à une mentalité inadaptée. Mais l’étymologie, maîtresse de vérité, enseigne que ce concept, si on l’adopte de façon non discriminatoire, concerne aussi l’histoire entière de notre propre civilisation.
Pour s’en tenir à la famille des termes latins — voir les substantifs anima, animus, et n’omettons pas le verbe animo —, nous voici confrontés au gouffre de l’universelle question, formulée au fil de mes Leçons et qui d’emblée nous compromet : le Monde a-t-il une âme, est-il notre semblable ?
Dans notre tumultueux Occident, poètes et mystiques, peintres et musiciens, philosophes aussi — Schopenhauer citant le De Signatura rerum de Jakob Böhme —, se retrouveraient en ce propos du célèbre cordonnier théosophe : « chaque chose a une bouche pour se raconter elle-même ». Tout cela sans préjudice des idées scientifiques dont l’Europe des XVIe-XVIIe siècles vient d’accoucher pour saisir l’Univers !
Me fondant à la fois sur l’expérience dite de terrain et la proposition d’une réflexion sur la condition théâtrale de l’espèce arrimée à la logique de la parole, je peux me rallier au vocable d’animisme, mais dans un esprit éloigné des bricolages qui se succèdent.
Par « expérience de terrain », je vise mon abord méditatif de l’Afrique. Les essais plus ou moins grossiers de greffe systématique, portés par les idéologies du dernier après-guerre, mettent en relief ce qui cloche dans la conception moderne de l’État, héritée non pas de l’Antiquité, mais du labeur fiduciaire, c’est-à-dire religieux, de notre fonds théologique-juridique chrétien médiéval : la croyance en la pure technicité des règles sociales.
Nous ne voyons pas que l’État est par essence une fiction, une abstraction animée issue du creuset médiéval de la Modernité ouest-européenne. À l’État — comme jadis à l’Église — nous prêtons une volonté, des intentions, la capacité de fonder les filiations familiales, ces traits de la puissance qui caractérisent le pouvoir totémique décrit par les penseurs d’Occident pour le compte des sociétés sauvages. En faisant place dans mes remarques au concept d’animisme, lui aussi occidental, je ne fais qu’accueillir l’État comme forme anthropologique particulière, liée au destin d’une civilisation.
Ainsi repris, l’animisme dessine la question de l’État, telle que les sciences sociales et politiques ne la voient pas : sa connotation de fantastique, ou pour transposer le thème de Jacob Burckhardt, l’État comme œuvre d’art. Forte de ses atouts militaires et surtout de sa croyance en la pure technicité des règles sociales, mais aussi armée du mystère de ce que nos anciens théoriciens appelaient Fascination — notion développée au XVIIe siècle sous la rubrique Ars Magnetica — , la culture euro-américaine accomplit son destin religieux, c’est-à-dire monothéiste : fasciner, magnétiser les âmes, convertir l’humanité entière au culte de l’Unique.
Mais là où le Fiduciaire essentiel, la Religion portée par ses rituels, se laisse transformer en creuset de formes totémiques impériales — voir le cas du christianisme de l’Ouest —, il n’est pas de Jugement dernier, et l’illusion ne peut manquer de produire ses effets inattendus dans l’ici-bas : les cruelles échéances de la limite.
En fait non plus de « terrain », mais de souterrain, l’inaugural me fut l’écriture. J’ai découvert l’âme des choses, en même temps que l’esprit qui m’animait… mon âme donc, à travers l’apprentissage de la main qui écrit. Question subjective radicale du ou bien / ou bien, pour l’enfant confronté à la volonté de se voir imposer un certain modèle de la lettre « f » — une lettre qui vivait, mais subrepticement portait le masque de la mort… C’était l’époque des « devoirs de vacances », à l’âge où j’apprenais à calligraphier.
Obstiné, je tenais à mon style propre, face à l’exigence maternelle, car je n’étais pas sans savoir… que j’aurais à composer le mot « fille », autant dire à commémorer, comme s’il s’agissait de moi, l’absence de l’inconnue, cette morte dont ma mère, l’Inconsolable, entretenait le fantôme.
L’anecdote s’est éclairée au fil du temps comme un premier pas de philosophe. J’y ai vu la profondeur d’une leçon tirée de ma lecture de Platon sur « ce qui s’oppose de la manière la plus irréductible : le repos et le mouvement » (Sophiste, 250 a). Dans ma position en retrait, selon le jargon à la mode, en retrait du mainstream, j’aperçois ce que comporte, dès l’enfance, la tâche d’exister : s’inventer le chemin du libre arbitre, c’est-à-dire pour ce qui me concerne, conquérir de survivre au tourment.
Ce fut la haute érudition, expérience métaphysique de la solitude, qui m’a fourni les premiers outils de la tâche, outils comparables à l’équerre et au compas nécessaires à l’apprenti géomètre. Peu à peu je découvrais la présence indéfectible de ces amis ensevelis : les écritures oubliées, d’un passé confisqué par les tempêtes morales ou politiques, prennent soudain relief étrange d’effigies de soi pour qui s’avise de les porter au grand jour. Avec le temps, j’ai mesuré la véracité de la devise mise en scène par l’imprimeur allemand de Zacchias (citée plus haut), Vitam Mortuis Reddo : par mon labeur j’éclairais l’obscur, j’animais ce qui en moi était comme un gisant.
Voilà pourquoi dès ses débuts mon œuvre a paru haïssable aux intellectuels fracassants, négligeable aux picoreurs de mes formules, et utile aux démarcheurs de la réussite. Si les travaux sur les manuscrits médiévaux m’ont conduit à une entente précoce avec la psychanalyse, c’est que, à travers cette double entreprise, et fort logiquement au regard de ce qui s’agite dans les coulisses sues et insues de l’animal humain — l’enjeu suprême, la raison de vivre —, il s’agissait de découvrir la partie morte, masquant le qui je suis, à la fois enfant de mes parents et de la religion chrétienne devenue un fardeau. Ma tâche d’exister exigeait d’en passer par là, par l’identification de textes morts auxquels mon savoir-faire érudit rendait la vie.
J’ai donc découvert l’animisme, non par l’ethnographie, mais à travers l’expérience de la main qui écrit. Élève docile des copistes médiévaux, après avoir admiré le geste précis des anciens imprimeurs alignant les caractères, j’ai saisi, dans l’après-coup d’une activité qui passe pour mécanique, que le manuscrit, « l’écrit à la main », fût-ce en recopiant le texte d’un autre, était un objet animé, une créature spirituelle qui, à l’image et ressemblance de l’homme, provient d’un néant, vit un temps, et retourne au néant.
Tous les écrits sont des passants, et c’est pourquoi les religieux interprètes des Écritures de la Révélation divine s’échinent à leur découvrir un statut d’éternité, qui les mette à l’abri de la mort.
C’est bien là, par la jointure matérielle et spirituelle de la main qui écrit, que j’ai entrevu la portée du terme animisme en dehors des catégories de la facilité, élaborées par la pensée occidentale pour se différencier de la pensée sauvage, à travers une Imago passée en doxa : l’image fantasmagorique de l’humain aux manières si étranges d’exister — « l’Homme nu », figure exploitée avec brio (sans référence à son origine) par l’ethnologue Lévi-Strauss, mais que nous devons restituer à son auteur, Chateaubriand en son récit romanesque Les Natchez.
À travers mes manières de penser et pratiquer l’écriture je me sens si proche d’incarner l’Imago romantique de l’Homme nu dispensé de l’exigence de construction subjective des hommes par l’Anthropologie sociale et sa descendance d’aujourd’hui, que finalement le concept d’animisme me paraît une convention bien fragile. J’en use par nécessité, dans l’intention de rappeler cette Mémoire perdue de l’Occident, c’est-à-dire de faire sentir à mes contemporains, du moins aux non-blasés, combien nous demeurons souterrainement fidèles à la condition primitive de l’animal humain.
Emportés dans le maelström scientiste, mais aussi, et sans doute avant tout, dépendants d’une tradition rationaliste inhérente à la Religion vécue par l’Europe de l’Ouest depuis plus d’un millénaire, nous avons peine à saisir l’esprit d’une Asie elle aussi engloutie, du Vieux Japon par exemple, évoquant « les temps où arbres et plantes disaient des choses »…
Cependant, si l’on accepte de s’éloigner des classifications supposées rendre compte des cultures éloignées de la nôtre, on ne tarde pas à découvrir que l’animisme, conçu comme relevant d’un phénomène structural, c’est-à-dire lié au statut langagier de notre espèce — l’interlocution homme / Monde —, a trouvé refuge à la fois dans la mystique et dans l’art, ces fleurons de la civilisation européenne.
Voici deux exemples.
Au XVIIe siècle, le religieux allemand Johannes Scheffler, connu sous son nom littéraire latin — Angelus Silesius —, composa des poèmes mystiques, parmi lesquels « Le Pèlerin chérubinique », remarqué par Leibnitz et par Heidegger. Dans ma conférence à Montpellier1, j’ai relevé ce passage où notre poète, dessaisi de lui-même, s’adresse et s’identifie à la rose taciturne :
« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a souci d’elle-même, ne désire être vue ».
Et par piété poétique, j’ajoute comme un hommage à l’écrivain mystique cette parole de Guillaume de Loris (XIIIe siècle), auteur du Roman de la Rose, inachevé mais poursuivi par Jean de Mung :
« …Et tant est digne d’être aimée
Qu’elle doit Rose être nommée… »
1. Conférence publiée : L’Animal humain et les suites de sa blessure