Propositions critiques*
Puisque vous avez pris le risque de m’inviter à parler, tant pis pour vous ; je vais dire certainement des choses malsonnantes.
Malsonnantes, parce qu’ordinairement dans les colloques où la question des institutions – ce que vous appelez ici “contrôles de la cité” – est posée, on attend du spécialiste de ces choses-là qu’il dise comment faire pour qu’enfin puisse advenir une bonne institution et qu’enfin cette institution nous procure bonheur, tranquillité, justice, que sais-je encore. Ordinairement, on attend aussi du spécialiste mis sur la sellette qu’il dise la vérité.
Ce que je vais dire n’est pas réjouissant et je ne vais pas vous dire la vérité, pour cette raison simple que cette vérité n’est pas bonne à dire et que vous le savez tout aussi bien que moi. Autrement dit, pas plus que qui que ce soit dans la République française, vous ne vous gênez pas pour faire semblant de vous attaquer aux abus, à tout ce qui fonctionne abusivement dans les institutions en tant qu’elles vous concernent. À telle enseigne, que les propositions générales et généreuses de votre projet de Charte feront l’unanimité partout, tout le monde sera pour, dans la France entière, c’est un texte d’une piété passionnée ; et depuis le temps que je lis la littérature consacrée aux institutions, j’ai lu des centaines de fois les mêmes propos sacrés. Tenez, prenons un exemple : votre aspiration à la bonté institutionnelle, à la liberté des choix, etc., vous trouverez ça chez les meilleurs casuistes. Comme dirait mon ami Thomas Hobbes, vous savez, ce fameux auteur qui a parlé si fortement des institutions de l’État-Léviathan mais que personne ne lit, on ne peut parler de l’État, de la République, de la Cité, qu’en jacassant à la manière des oies. Nous nous entêtons à dire des bêtises.
Nous disons des bêtises, afin d’éviter de traiter la question sérieusement. Autrement dit, nous nous efforçons de caricaturer les affaires d’institutions, de manière à laisser le champ libre aux gestionnaires, de manière à réduire la marge de manœuvre des simples sujets, après quoi la partie est gagnée, nous nous distribuons des certificats d’innocence, puisque les tyrans sont ailleurs. Je pousse un peu évidemment, mais par pure bonté pédagogique, pour me faire entendre à mon tour.
La condition première pour parler sérieusement de cette grande affaire des contrôles, ce serait d’analyser la situation et votre propre position (y compris ce que vous en dites) dans la société ultra moderne gérée industriellement. Par exemple, j’ai lu ceci : “Le primat de l’économique, le seul projet de faire des économies, ne visent qu’objets et besoins”. Moi, je dis non, ce n’est pas vrai, il n’en va pas ainsi. L’énorme affaire du rendement tel qu’il est conçu aujourd’hui quand nous vivons le nouvel affrontement technologique, toutes ces manipulations administratives telles que la rationalisation des choix budgétaires, la prise en considération des coûts, tout cela n’est pas simplement techniciste, ou technocratique si vous préférez, c’est aussi, je devrais dire techno-névrotique, c’est hautement moral et moralisateur et ça ne pense qu’à notre âme. Je dis bien : ça ne pense qu’à notre âme.
J’ajoute ceci, qu’on oublie un peu vite dans les déclarations d’amour au Bien et à la Liberté : nous sommes en France, messieurs-dames ; c’est-à-dire dans un certain lieu de l’histoire où l’État n’est pas n’importe quoi. Nous sommes dans ce lieu qui a inventé l’État-Bienfaiteur, c’est-à-dire la passion patriotique pour les contrôles sous leur forme étatiste et dogmaticienne. Dans ces conditions, la question des contrôles de la cité se pose un peu là, là où nous sommes. Je vous en donne ma parole d’agrégé collé à la vérité de ces choses-là.
Dès lors, pensez-y : si vous faites semblant d’oublier ça, la nature morale et moralisante, je pourrais même dire divine, de la bureaucratisation des tâches en France, c’est parce qu’en réalité quelque chose vous fait peur du côté des institutions. Ni vu ni connu, vous préférez peut-être ne pas trop en dire, car – qui sait ? – on ne sait jamais sur quoi ça pourrait déboucher ni surtout le vide que ça pourrait déboucher.
Je crois que nous y sommes, car les choses de l’âme vous connaissez, vous ne pensez qu’à ça. La folie, ça touche aux affaires de l’âme, et telles que ces affaires sont pesées et pensées dans ce que nous appelons la Culture (n’ayons pas peur de ce gros mot), on peut dire que vous êtes au cœur de quelque chose qui est en train de faire naufrage. Dans le bouleversement industriel d’aujourd’hui, si nous acceptions le risque de faire le lien entre les choses d’institution, nous verrions ceci : non seulement nos anciennes conceptions de l’organisation sont minées, mais l’institution de l’âme ne tient plus le coup. Si j’osais dire quelque chose de sensé, de vraiment sensé, je dirais que notre échafaudage de théories adaptatives fondées sur le psycho-somatisme, sur le psy d’un côté et le soma de l’autre, cet échafaudage s’effondre. Il est vermoulu à cause de l’effrayante découverte de Freud, effrayante parce qu’elle a marqué la faillite d’un certain discours sur ce qu’on appelle l’être humain et la parole. La psychiatrie, dirais-je, est secouée par quelque chose qui concerne les racines mêmes de la cul ture où nous sommes, et le psychiatre, en tant qu’il est lui-même institution dans le jeu jusqu’alors familier des institutions, est appelé à disparaître. Je ne dis pas que les psychanalystes les remplaceront, parce que ce serait avancer du moins je l’espère une absurdité.
Je ne vais pas reprendre les poncifs sur la normalité, la folie et les contrôles de tout ce qui touche à ça dans une société. Non, je vais faire autre chose ; je vais vous dire ce qui me semble opportun de faire au versant où vous êtes, pour donner quelque consistance à votre propos qui serait, si j’ai bien entendu, d’opposer des barrages efficaces à une tyrannie contrôleuse qui ferait de vous quelque chose comme des exécuteurs des hautes œuvres pour gouverner la folie dans la société où nous sommes et selon des critères, des normes, etc., décrétés par les normalisateurs technologistes du système industriel, en particulier par les économistes et les praticiens de la gestion publique. Je voudrais seulement faire remarquer qu’il existe des mécanismes très spécifiques, au sein de ce système industriel, qui entraînent la machinerie psycho-psychiatrique dans un certain sens et que la question des contrôles sociaux, administratifs, ou politiques dans ce secteur essentiel ne peut être isolée de ces mécanismes. Je vais donc rabâcher des choses assez simples, peut-être même tout à fait simplistes, mais qu’il faut rappeler parce que la tendance d’un milieu professionnel est toujours de fractionner les problèmes, de les traiter à la petite semaine au nom de la spécialisation, de la non-ingérence politique, c’est-à dire au nom de ce que j’appelle la volonté d’ignorer.
Mes remarques, les voici :
1 °) La question psychiatrique est une question d’opinion publique. Vous devez travailler, me semble-t-il, à savoir ce que vous voulez dire, ce qui suppose qu’au préalable vous ayez réfléchi sur une question apparemment encore plus simple : qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous voulez et que voulez-vous dire à l’opinion publique dans la société industrielle, gouvernée par des montages institutionnels implacables ? S’il s’agit d’enfourcher les dadas, ce n’est pas la peine d’aller plus loin ; dans ce cas, rien à dire, rien à faire, il n’y a qu’à laisser dire et laisser faire.
Il faut donc avoir quelque chose à dire, en dehors dés simplicités ordinaires. Cela va assez loin, je crois, car il s’agit de réunir les éléments d’un discours et de les propager de telle sorte que ce qui doit être soit entendu là où il faut. En d’autres termes, vous avez à construire vous-mêmes vos propres propagandes, je veux dire par là à utiliser les moyens modernes du discours social et ne pas craindre l’action par les média adéquats. On n’a pas beaucoup entendu les psychiatres sur les problèmes épouvantables du maniement des tests, et de toute cette psychologie adaptative si fertile en mutilations de toutes sortes et qui traite l’humanité en agrégats, de populations entières si j’ose dire, on n’a pas entendu les psychiatres nous parler de ces méthodes bétaillères qui touchent à ce que vous appelez la personnalité, la personne humaine, gros mots que je n’emploie jamais. Sur ces problèmes considérables, qui touchent directement le domaine psy, sans excepter les psychiatres et qui signalent l’effrayant mécanisme de restauration de l’absolutisme dans nos sociétés de très haute technique, ce ne sont pas les psychiatres qui ont alerté l’opinion publique, mais les sociologues et d’abord en Amérique. Négliger ces choses là, si essentielles à la vie des entreprises et du marché de la main d’œuvre, c’est être aveugle ou se faire délibérément le complice de ce qu’on dénonce allégrement quand ça se passe chez les autres, sur un mode plus frustre, en Sibérie notamment. C’est pourquoi, je dis : vous n’échapperez pas, que vous le vouliez ou non, à la nécessité sociale de vous expliquer sur vos pensées et vos actions de psychiatres, c’est-à dire sur la facon dont vous vous contrôlez vous-mêmes pour éviter de soulever les problèmes de contrôle social dans le domaine psychiatrique. Je dirais volontiers que vous êtes des hommes publics, parce que la société étant ce qu’elle est, avec la violence de ses propres contraintes techniques, vous faites partie d’une certaine façon de la classe politique et des gouvernants, à tout le moins des gestionnaires. Est-ce que vous êtes capables de dire non à quelque chose, non pas un non moutonnier, mais un non argumenté, et de le dire pour que l’opinion publique puisse l’entendre ?
2 °) En second lieu, il faut remarquer que les psychiatres, dans leur domaine de psychiatrie telle qu’elle est instituée, constituent un univers d’un conformisme dont il faudrait sortir. Que veux-je dire par ce propos exagéré ? Essentiellement ceci : tant que vous n’aurez pas critiqué les idéaux de Bonté et toutes ces formules participationnistes sorties de la main de velours des gestionaires et des politiciens électoraux, vous foncerez tout naturellement dans Ie conformisme d’État et l’État vous fera avaler n’importe quoi, en quelque domaine que ce soit. Les idéaux de Bonté ou participants sont des idéaux d’État, ils font partie du mécanisme de gouvernement dans une société, c’est la tâche des gouvernants et des hauts gestionnaires de les inventer et de les répandre ; ça rend docile, c’est avant tout fait pour ça. Alors demain ce ne sont plus des couleuvres que vous avalerez, on verra le sauve-qui-peut et les coups d’épée dans l’eau. C’est d’ailleurs un jeu d’enfant, si j’ose ainsi m’exprimer, que de manipuler un milieu professionnel comme le vôtre, pour qu’il fasse une politique de la santé par exemple, plutôt qu’une autre. Jadis, les légions d’honneur servaient à ça, aujourd’hui on fait beaucoup mieux parce que les administrations sont des organisations massives et disposent de l’arme absolue des nouveaux discours de la Bienfaisance. On fait bien pire aujourd’hui que les fameux bourgeois du XIXe siècle.
Or, si vous avez quelque chose à dire, il faut savoir que vous vous adressez à des sourds. Les organisations sont sourdes, car elles n’entendent que la force ou bien le droit, ce qui est exactement la même chose. Je veux dire par là que nous vivons dans un monde de monstres et que nous avons à faire des batailles entre monstres. Les histoires de dialogues, vous pouvez vous les garder, ça meublera nos souvenirs quand nous serons tous gâteux. Autrement dit, les institutions d’État, les grands systèmes administratifs contemporains ne reculent pas et ne négocient que s’ils ne peuvent faire autrement. On appelait ça jadis la diplomatie, mais c’est très déclassé désormais, ça fait vieux jeu, on préfère l’absolutisme et les tyrannies souriantes qui ne font pas de quartiers.
Alors, je me permets de vous mettre en garde contre les attaques abusives contre la bureaucratie. C’est un peu vite dit, mort à la bureaucratie. Moi j’aime ça, la bureaucratie, parce que comme disait Montesquieu à propos de l’administration, ça sert à empêcher, et notamment à empêcher les abus d’autorité. Il faut donc apprendre à jouer la carte des organisations et de la bureaucratie, et cette carte consiste à utiliser ces organisations et ces bureaucraties, à utiliser ses canaux et à inscrire un discours de négociation (et non pas de participation tous-ensemble-vers-le bonheur) dans les mécanismes juridiques, qui sont les mécanismes de toute bureaucratie. C’est là que votre idée de charte peut être intéressante.
Une charte, qu’est-ce que c’est ? C’est un concept qui nous reporte à l’histoire municipale en Europe, à la constitution des garanties arrachées aux féodalités pour mettre fin à l’abus du pouvoir absolu ; grâce aux chartes, les féodaux, les propriétaires du pouvoir, nous dirions aujourd’hui les décideurs, rencontrent des obstacles, des obstacles qui sont des institutions, ça se passe entre maffiosi, ce n’est pas moi qui dit ça, ce sont des sociologues et des juristes américains parmi les plus respectables. En France, j’en suis sûr, la bigoterie christiano-étatiste rend ces propos scandaleux. Et pourtant, ces propos je les maintiens : si vous avez à dire quelque chose, dites-le, mais vous ne pourrez le dire que si vous savez user des institutions et vous montrer inventifs de ce côté-là aussi.
3°) Enfin, me semble-t-il, la clé de tout, c’est de savoir ce dont il s’agit à propos de ces contrôles en tous genres. Au fait, les contrôles qu’est-ce que c’est ? J’en ai déjà dit ou suggéré quelque chose. Je me bornerai à dire ici que le contrôle, c’est un mécanisme de doublage ou de doublure ; ça redouble quelque chose. Vous y êtes dans les contrôles, en ce sens qu’ils vous reflètent. Il y a du miroir en tout ça, et ce miroir-là il vaudrait mieux par moments ne pas trop le regarder, l’image de ce qu’on fait ou de ce qu’on est peut, après tout, nous dégouter. Rayons du domaine psy, ce qu’on pourrait appeler le sacerdotalisme, sortons du marasme de la vocation sociale, de toutes ces formulations qui en appellent au destin parce qu’en réalité, ce destin il nous permet de nous laver les mains. Le mot contrôle est intéressant ; c’est un très vieux mot de la comptabilité publique, qui signifie qu’on va vérifier, à l’aide d’un double, si la vérité est bien là ; quant à la vérité dont il s’agit, c’est la vérité authentique, celle qu’on appelle comme ça dans le vocabulaire des juristes, c’est la garantie dogmatique par excellence, celle qui nous donne l’assurance que nous sommes en forme, dans la bonne forme, conformes à l’idéal. La psychiatrie a toujours été une institution qui manie le contrôle, la vérité authentique d’une société, c’est-à-dire d’un idéal de pouvoir. Personnellement, je crois que le déploiement des techniques industrielles signe une débâcle et oblige les psychiatres à se démasquer vis-à-vis de ce que je vous dis là. C’est pourquoi il y a du malaise, au sens où Freud en parle, de la culpabilité au sens où Jacques Lacan l’évoque dans son Séminaire sur l’Éthique, qui devrait être lu par chacun d’ici. Vous savez enfin, comment dirais-je, la psychiatrie a nécessairement à voir avec ce que Freud appelait le Super ego de la culture, et les psychiatres ont une fonction de mise en acte, on leur doit pour partie ce que le texte freudien (impossible à chacun d’entre vous d’éviter de lire ça) désignait comme “performances culturelles”.
Je pense en avoir assez dit.
* Texte de l’intervention de P Legendre sur le thème “des contrôles de la cité”, au congrès de l’Association Française des Psychiatres d’Exercice Privé - Syndicat National de la Psychiatrie Privée (AFPEP-SNPP) tenu à Nantes, en octobre 1980.