Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Le droit, l’informatique et l’arbitraire - Prélude

L’informatique est désormais un acquis chez les juristes.

Le temps n’est plus où un séminaire de philosophie du droit déclinait l’offre d’une conférence sur les rapports entre l’informatique et l’histoire du traitement des textes depuis la Grande Glose, mais il s’en faut que la technologie informaticienne ait pris place – sa place de droit – dans une formation critique du juriste d’aujourd’hui, dans la France d’aujourd’hui.

Les pièces et morceaux fixés dans le modeste ouvrage proposé au lecteur ont pour origine quelques conversations savantes, d’abord guindées mais devenues vite orageuses, engagées sous l’égide de l’Université de Paris 1 [Panthéon-Sorbonne], pour tenter d’ouvrir un accès vers une réflexion prenant comme thème l’informatique et le droit. Mais ce thème était un peu mou. De là, le titre raisonneur qui nous parut la meilleure des conclusions.

Pourquoi inscrire, dans le titre, l’arbitraire – terme aux funestes résonances dans la société contemporaine ? La réponse, je la tenais de Plaute :

“Je vais m’asseoir ici, sans que personne s’en doute ; d’ici, je pourrai, de part et d’autre, arbitrari ce qu’ils font”.

Ainsi parlait un personnage de l’Aulularia “envoyé en observation” et dont Benveniste fait grand cas dans son étude sur la sémantique du latin arbiter. Ainsi, en suggérant d’associer au néologisme informatique le mot arbitraire, avais-je à l’esprit d’engager les témoins réunis – juristes, philosophes et techniciens de la machinerie –, les engager à voir et entendre, aux fins de se préparer plus tard à juger, ce qui se passe d’un côté et de l’autre.

D’un côté, la technologie informaticienne, avec son brio pour orchestrer le duo binaire, son efficacité à surmonter les trous du discours, son effet d’aération dans la serre où se dessèchent de trop vieilles plantes universitaires ; mais aussi avec ses simplismes, sa propagande objectiviste, son leurre de machine-à-penser. De l’autre côté, le droit, avec ses gestes sûrs pour ouvrir les questions, son art de classer et d’interpréter, son domaine irréductible à la pure gestion ; mais aussi avec ses faiblesses d’aujourd’hui : déni d’être ce qu’il est (autre chose qu’un fragment des sciences sociales), manie de quémander le passeport scientifique, méconnaissance de sa fonction logique dans la culture ultra-moderne.

Je crois donc pouvoir résumer l’intention générale : amener les spécialistes en informatique à complexifier leur représentation du droit, convaincre nombre de sceptiques, chez les juristes, qu’ils n’ont pas à raser les murs dans l’abord de la science juridique à l’ère industrialiste. En cette entreprise, nul n’a songé à se donner l’interdiscipline ; le lecteur le constatera : nous avons fui le galimatias des synthèses et préféré, chacun pour soi, le savoir de l’artisan.

Revenons encore sur ce mot : arbitraire. Dans la peur contemporaine de commettre l’arbitraire, nous finissons par oublier ce dont procède précisément la lutte juridique contre les manifestations de l’arbitraire : la matrice conceptuelle à laquelle le terme se rattache, l’arbitrari des Romains, c’est-à-dire le voir et entendre dont relève ce que nous appelons juger, – de proche en proche – l’intelligence juridique elle-même. Dans une telle perspective, la réflexion des juristes sur l’informatique ne saurait s’abstraire de la descendance historienne du rapport industriel au texte. Voilà pourquoi, dans un pays aussi codificateur que le nôtre, je ne cesserai de marteler que l’histoire du droit – grande absente du présent ouvrage, remarquez-le – ne fait pas son travail : nettoyer le terrain scientiste, qui dans l’enseignement du droit ne permet pas d’inscrire l’informatique comme matière classique ouvrant l’accès à l’étude de la logique des textes.

Une question générale devrait être désormais posée : qui a peur de l’informatique, dans nos universités juridiques ? Depuis vingt ans, je milite pour qu’enfin un enseignement obligatoire d’initiation à l’informatique, conçue comme initiation élémentaire à la problématique générale des systèmes de textes, soit organisé partout où l’on prétend former des juristes qui soient à la hauteur et non de simples manutentionnaires-usagers de données. La difficulté est de faire passer l’idée que l’informatique peut être comprise, non pas abstraitement comme instrumentalité annexe, mais au titre de ce que les scolastiques dénommaient accès à la matière, c’est-à-dire comme pratique même du texte. Cela suppose, je le reconnais, quelque effort, impossible à requérir de certains roitelets, à mille lieues d’envisager qu’une machine soit autre chose qu’une machine et que le droit, de par sa nature de montage d’interprètes et d’interprétations, puisse avoir la facture d’une machine (tanquam machina quaedam, selon une formulation antique). Cela suppose aussi qu’on accepte par avance les conséquences d’une réforme intégrant l’informatique dans la conception générale du droit – système de textes, en particulier celle-ci : obliger à revenir vers la matrice occidentale des systèmes juridiques nationaux, à savoir le sur-système du Jus Commune, dont les droits anglo-saxons ont un sens, si j’ose dire, inné. Alors prendrait fin cette anomalie : que nos étudiants en droit ne connaissent du droit que sa version française et puissent ignorer, à l’ère du commerce international sans frontières, le b a ba du Common Law.

Lecteur, pardonnez-moi d’avoir profité de l’aubaine pour ressasser une revendication de professeur : qu’on réforme en France l’apprentissage de l’accès au texte. Dans un pays de tradition politique codificatrice, ce thème n’est pas très patriotique. Il est donc possible, sinon probable, que ma recommandation une fois de plus tombe à l’eau. Pourtant, je doute qu’à terme elle ne rencontre des alliés, car l’emphase des refus parfois opposés à la technique et, plus encore, l’indolence devant la nouveauté (indolence partagée par tant d’étudiants !) ne tiendront pas le coup devant les exigences d’une formation à la fois plus moderne et plus européenne.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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