Préface japonaise des Leçons II - L’Empire de la Vérité
L’univers industriel mondialisé reste un univers humain, par conséquent assujetti à ce qui fait loi pour l’homme.
Le présent volume fut le premier publié dans la série de mes Leçons. Son titre engage la réflexion du côté des montages institutionnels de la vérité dans le gouvernement de l’espèce. Il s’agit de déblayer le terrain, dans un domaine où les sociétés de tradition ouest-européenne ont éliminé, ou plus exactement refoulé, quelque chose d’essentiel : leur allégeance à la pensée rituelle et mythologique, au plus opaque de la condition humaine, que résume le terme de “dogmatique”, vieux vocable incompris.
Les élaborations normatives contemporaines de l’Occident poursuivent le mouvement conquérant, dont l’origine moderne coïncide avec l’avènement au Moyen Âge latin d’un système normatif construit pour “redonner forme au monde entier” (reformatio totius orbis). Soutenues aujourd’hui par des propagandes libertaires, elles n’en conçoivent pas moins la civilisation ultramoderne comme l’accomplissement d’une occidentalisation planétaire. L’économisme, les droits de l’homme et la scientification généralisée ont ainsi succédé aux formes chrétiennes, puis sécularisées, de la domination par le discours.
En cela, la culture occidentale manifeste son lien, su et insu, à son propre idéal d’un empire universel, changeant dans ses contenus historiques, intact dans son principe. Mais aussi, à travers l’évolution de ses manières normatives, elle dévoile n’être qu’une culture parmi d’autres, douées comme elle de capacité stratégique, et prend dès lors, aux yeux de l’interprète, consistance anthropologique de Texte, ni plus ni moins. J’entends par là, une construction dogmatique à très vaste échelle, vouée à écrire et réécrire indéfiniment un discours institué de la vérité, ce discours dont procède l’idée même de gouvernement dans l’espèce douée de parole
Ce livre pose les premiers jalons théoriques d’un examen général de la fonction dogmatique, dont le déploiement assume de fonder la question centrale dont se nourrit toute civilisation : pourquoi des lois ? Nous apercevons sans peine qu’une telle question, constitutive des montages subjectifs et sociaux de la Raison, commande aux régimes de la normativité qui se partagent la planète. Car, partout, la mise en scène du rapport à la causalité – la mise en scène du pourquoi ? indissociable de la condition de l’animal parlant – touche à l’institution de la vie, c’est-à-dire à la généalogie des images, à l’écran des mots qui nous séparent des choses, à la garantie d’un discours ouvrant à l’homme les chemins de la vérité.
L’ouvrage propose au lecteur une certaine démarche de pensée, comportant l’étude obligée de ce qui spécifie l’Occident comme culture parmi les cultures. Dans l’actuel contexte mondial, il devient nécessaire de circonscrire, afin d’en apercevoir les limites, la part historique qui revient en propre à la normativité de type européen dans l’expérience universelle de la structure. Cette tradition-ci a échafaudé ses procédures mythologiques et religieuses propres, c’est-à-dire s’est fabriqué une pratique symbolique spécifique, aux fins d’aborder l’homme et le monde.
On oublie trop facilement que les conquêtes scientifiques et techniques sont liées, partout dans l’humanité, à la problématique du sens et que celle-ci n’est pas une donnée scientifique et technique. Aussi y a-t-il lieu de réfléchir aux voies particulières suivies par l’Europe pour accéder à la science du fait et de la preuve, puis au pouvoir industriel.
Son style propre, aujourd’hui masqué par des rationalisations d’après-coup, la culture d’Occident le doit d’abord et avant tout à son soubassement de droit romain cimenté par le christianisme, c’est-à-dire historiquement aux fondations posées par ce que j’appelle “la Révolution médiévale de l’interprète”, effets de la séparation de la théologie et du droit aux XIIe et XIIIe siècles. Négliger cette géologie du présent, issue d’une sédimentation de discours et de scenarios du pourquoi des lois ? accumulés au fil du temps, c’est pour les Occidentaux ne pas comprendre ce qu’ils sont, et pour les non-Occidentaux la source d’une méprise sur l’universalité prêtée au rationalisme que colporte l’Occident.
Ainsi, la démarche de ces Leçons met au premier plan les montages institutionnels comme fabrique et réservoir du sens dans le devenir de l’homme. Les espaces dogmatiques, où sont implantés les Textes civilisateurs de l’animal parlant, sont construits mythologiquement, rituellement, sur le mode que la tradition européenne qualifiait de religieux. Par essence, la dogmaticité est théâtrale, et nous devons l’étudier en conséquence. De vieux concepts forgés ici en Europe, tels que “religion” ou même “État” – termes surconsommés par les sciences sociales – sont usés ; ils apparaissent comme ayant joué leur rôle de fictions efficaces, trompe-l’oeil dans le vaste édifice normatif de l’Occident. Mais, que valent-ils pour demain ? Et surtout, que valent-ils au regard de la recomposition planétaire des cultures ?
La situation présente ouvre une perspective neuve. Il s’agit de penser à nouveau ce qui fait loi pour l’homme, de sonder le sous-sol des traditions qui soutiennent la vie des Textes, d’analyser ces monuments de la différenciation des cultures grâce auxquels a pu vivre et se reproduire l’humanité, disséminée en autant de branches-témoins de l’unicité de l’espèce. Mais interroger dans cette direction suppose l’assainissement des positions intellectuelles, c’est-à-dire la capacité de se dégager de modes de questionnement devenus caducs, portés par les anciennes relations politiques entre les continents.
Mon propos final évoquera le cinéma. Je songe à Kurosawa, identifiant en Shakespeare et Dostoïevski les témoins d’une humanité transcendant les nations. Ce que le cinéma japonais a réalisé, l’interrogation théorique doit travailler à l’obtenir, se frayer une voie de liberté. J’appelle de mes voeux que de savants interprètes, portant un regard non-européen sur l’Europe et se tenant éloignés du conformisme qui dévaste les nouvelles générations d’Occident, s’engagent dans l’oeuvre critique qu’appelle le monde qui vient.
Ces Leçons II, publiées en 1983 comme premier volume d’une série, inaugurent une longue entreprise. Il s’agit de poser sur la dimension institutionnelle un regard lesté de la découverte de l’inconscient, – découverte dont il est enfin tenu compte pour aborder le phénomène normatif. Les Leçons II posent ce regard naissant, le temps premier du dévoilement du sens caché mais agissant des échafaudages culturels – sens auquel la suite de mon oeuvre s’est consacrée à donner sa pleine portée anthropologique.
Le volume est présenté dans sa version originale, sous la réserve de quelques rectifications mineures ou précisions que j’ai jugées nécessaires. Il a conservé un style oral, la familiarité de mon enseignement en Sorbonne. Ses tâtonnements, visibles au lecteur attentif, témoignent des commencements de cette entreprise qui, à partir des jalons déjà posés par mes travaux plus anciens, aboutit aujourd’hui à définir les contours d’un champ nouveau ouvert au questionnement moderne : l’anthropologie dogmatique.
Je remercie vivement le Professeur Osamu Nishitani, dont l’esprit si vigoureux, l’intelligence du monde européen et le sens de l’exégèse des textes ont rendu possible la traduction japonaise de ces écrits. Et je ne saurais oublier ma dette à l’égard des collaborateurs qu’il a réunis dans cette tâche.
P.L. Octobre 1998