Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Où sont nos droits poétiques ? Entretien avec Pierre Legendre

Cahiers du Cinéma. Vous nous avez dit : « On pourrait découper le monde en : avant le cinéma et après le cinéma ». Qu’entendez-vous par là ?

Pierre Legendre – Voilà une manière très directe d’entrer dans le vif des questions actuelles du cinéma. Ces questions me paraissent de plus en plus difficiles à démêler, pour quantité de raisons, et je ne suis pas sûr qu’il y ait grand intérêt finalement à tenter de les élucider. Pourquoi ? Essen­tiellement parce qu’on pense trop, si j’ose dire. On pense trop à la pensée savante sur le cinéma, le cinéma devient une affaire de pensée. Moi je m’incline devant l’immense production de science en la matière, c’est remarquable en tous points, le monde devient de plus en plus intelligent. La théorie du sens, c’est très bien ; les recherches sur le fait filmique lui-même, sur le langage et le cinéma (je songe par exemple, à la véritable Somme de Christian Metz, aux photogrammes de Michel Gheude, etc.), sur l’écriture, etc., tout cela c’est très raffiné et très bien. Ce qui est curieux, c’est qu’on en raffole ; on raffole de ces études dont on peut remarquer qu’elles sont difficiles et qu’elles distillent du sérieux. Un énorme appareillage de concepts déborde aujourd’hui de par­ tout, ça suinte dans tous les discours, même dans le discours de ceux qui sont à cent lieues de telles études. Cela me fait penser parfois aux débordements conceptuels du côté de la psycha­nalyse, à cette théorie psychanalysante qui rend des services ici et là, notamment le service d’enterrer la psychanalyse et toute son horreur, tout son comique aussi. J’ai l’impression, en matière de cinéma, qu’à force de clarté savante on est en train de fabriquer quelque chose de très (comment dire ?)… de très obscur, une espèce de code. Qu’est-ce que cela veut dire cet effet-là, plutôt inattendu, cette science à perte de vue, qui nous dit ce que nous allons voir, ce que nous voyons, qui nous dit la manière dont ça se passe (et surtout dont ça doit se passer) du côté du voir ? Ce que cela signifie, cette archi-intellectualité et cette envie de tout comprendre dans le cinéma comme ailleurs, moi je n’en sais rien. Je note seulement : où sont nos droits poétiques dans tout ça, ce que j’appelle nos droits poétiques ? Je note aussi : la ruée pour savoir à quoi s’en tenir, c’est aussi probablement la question de savoir comment se tenir. Autrement dit, la poussée du savoir savant est bien équivoque du point de vue de ce qui par là se propage, car non seulement elle fait de la « promotion », au sens du marketing, elle vend quelque chose, mais le savoir qui nous est ainsi balancé est un savoir très attentif, très pointilleux pour faire en sorte de ne pas savoir n’importe quoi. Moi, je me demande où ça nous conduit, cette forme d’inconscience à base d’un savantisme universel, qui présente cette caractéristique remarquable de ne pas toucher à n’importe quoi. Cela travaillerait à sceller le discours normalisant, à fabriquer une science-monu­ment (à l’insu, bien évidemment, des savants, auteurs des concepts), à produire de la célébration gestionnaire, que je n’en serais pas étonné.

Voilà pourquoi j’ai dit qu’il serait peut-être intéressant de pousser le pari savant jusqu’au bout, ou sinon jusqu’au bout, du moins un peu plus loin, au-delà de cette frontière inscrite par les pro­pagandes propageant le savoir savant relatif aux choses du cinéma, frontière que nous posons nous-mêmes chaque fois que nous parlons savamment de ces choses-là. Il faudrait parler du reste, de ce qui reste quand on a dit ce qu’on sait, il faudrait peut-être aussi se demander ce que nous prétendons faire avec ce genre de parole, qui à vrai dire est une drôle de parole. Qu’est-ce que c’est, une humanité avec cinéma ? En quoi cette humanité-là ressemblerait-elle à l’humanité sans cinéma ? L’avènement du cinéma n’est pas seulement un point d’histoire, au sens courant du terme. Nous jouons nos attaches poétiques dans le système industriel. Ma formule, à laquelle vous avez fait allusion, consiste à s’avancer un peu vers cette question. Moi, vous savez, je me méfie de l’emphase de nos certitudes en matière de cinéma, surtout quand elles se disent sur le mode de la science, sur le mode d’un discours emprunté à ceux qui font la science précisément et qui sans doute, d’un certain point de vue, n’en peuvent mais ! Dans notre univers ultra­moderne, où tout est pris en charge par l’industrialisme et le marché, y compris par conséquent les célébrations et toutes les formes poétiques du colmatage (de ce qui est fait pour nous combler), les certitudes savantes jouent certainement un rôle en dehors de cet ordre du savoir ; elles nous soulagent de quelque chose, par exemple d’étaler et de reconnaître nos croyances de manière naïve, populaire si vous préférez, d’une manière qui n’aurait rien à voir avec le charivari savant ou les propagandes pour la fameuse culture dont on nous rebat les oreilles. Nous avons à vivre sur le pied savant, comme des gens gonflés de compréhension si je puis dire, non comme des gens qui se contenteraient de vivre. Se contenter de vivre, ça n’est pas très vendable évidemment. Au fond, je résumerais ici volontiers mon propos par ceci : les recherches sur le cinéma sont une chose, la propagande, le bruitage autour du produit de ces recherches, et ce dont répondent mythologiquement les savants, ceux qui parlent savamment du sens du cinéma, en sont une autre. Essayons d’aller un peu plus loin.

 

Cahiers. Dans une histoire de l’homme comme verticalité, qu’est-ce que l’image projetée du cinéma et l’image diffusée de la télévision représentent ?

Legendre Comme vous y allez ! D’abord entendons-nous bien. J’ai remis sur la table, à propos du système occidental des danses, le thème de la station verticale. C’est évidemment une ques­tion considérable, parce qu’elle touche à notre propre dressage mythologique, c’est-à-dire à ce qui nous caractérise dans la classe humaine. C’est donc dans cette circonstance particulière que j’en ai parlé, afin de mettre en évidence que notre organisation culturelle n’est pas naturelle du tout, pas plus naturelle en tout cas que celle des Peuhls ou des Bambaras. J’ai montré que les produc­tions légalistes (j’insiste sur ce mot : légalistes), dans notre organisation des danses, demeurent comme partout dépendantes d’un certain régime des croyances et que l’industrialisation peut tout faire, excepté nous affranchir de la condition humaine dans les institutions. Ainsi, le système chorégraphique que nous comprenons repose sur un discours mythologique des plus précis, repé­rable en cet espace clos que j’appelle les savoirs légalistes, discours de facture anatomo-mécaniste sur l’Homme dansant. J’ai montré que ce discours pérorait sur la station verticale, sur l’animal debout qui parle et qui, bien qu’étant sans ailes, peut s’élever dans les airs. La danse est une manière légale de franchir l’interdit mythologique, nous entrons dans l’espace des aliénations sacrées. Évidemment, cette étude n’est pas du goût de tout le monde, notamment de ceux qui se refusent à penser que nous aussi, les Occidentaux industrialistes, nous sommes des humains ordinaires, engendrés et dressés mythologiquement à la manière des ci-devant sauvages.

Alors, si vous évoquez une histoire de l’homme comme verticalité, il faut savoir que l’histoire en question concerne l’histoire non pas tellement physique si je puis dire, mais celle de notre dres­sage par rapport à notre constitution mythologique. Au fond, la question que vous venez de poser, c’est la question du style au cinéma et du rapport de chacun des styles avec la variété des constitutions mythologiques répandues sur la planète. C’est par le biais de ces attaches-là que nous avons quelque chance d’en saisir quelque chose, pour défendre nos droits poétiques comme j’ai dit ; et non pas en nous référant au Cinéma (avec majuscule) ou à la Télévision en général, comme si nous étions des Hommes (majuscule encore !) en général. Non, j’ai vraiment l’impres­sion qu’en parlant généralement, on fait comme si les styles étaient des anecdotes sans portée, comme s’il était question d’entrer dans les productions du cinéma ou des télévisions comme dans un moulin, abstraction faite des lieux d’où ça vient et des gens qui ont produit ces textes d’un nouveau genre. Cela évidemment, c’est la prétention gestionnaire, qui travaille à gérer l’huma­nité en tant que masse inconsistante et indifférenciée, masse lessivée des histoires particulières, sauf à s’engager dans la retape des cultures qui alors, en tant que systèmes perdus ou en perdition, se vendent fort bien. Cette masse-là, privée de frontières et de soliloques poétiques, c’est un fan­tasme légal, produit comme tel dans le discours gestionnaire qui nous travaille au corps. Tâchons de parler autrement qu’en résonnant de ce discours massif, qui d’ailleurs finalement est aussi « culturel », voire dramatique, que tous les autres discours institués, car nous ne sommes pas des rats, et la passion du sens on n’en sortira pas.

 

Cahiers. On a beaucoup parlé, à un moment donné et à propos de cinéma américain, de « cinéma à hauteur d’homme ». Qu’est-ce que cette référence à la taille humaine cache ?

Legendre – Je pense que cette référence ne cache rien du tout à proprement parler ; il m’a tou­jours semblé que des formules de cette sorte ne pouvaient exprimer autre chose qu’un sentiment de malaise. C’est une manière élégante de dire : faisons autre chose, ou bien : faisons aussi du cinéma à la façon de tel type de cinéma américain, etc. Moi, ça me plaît beaucoup l’allusion en question, si ça veut dire qu’on en rabat un peu du côté d’une certaine emphase. Mais je sais bien que cette fameuse « hauteur-d’homme », c’est aussi devenu une formule bigote pour redire des niaiseries d’un humanisme éculé ; ça, c’est inusable, et c’est une autre affaire.

 

Cahiers. Vous avez dit qu’il y a interdiction à nous identifier avec des bêtes. Est-ce que, dans le cinéma, cette interdiction est un peu levée, si l’on pense surtout à l’usine Walt Disney ? 

Legendre – Vraiment, la question des bêtes est très importante. Je vais revenir là-dessus, notam­ment à propos de l’interdiction, pour l’humain occidental, de s’identifier à une bête, car ce qui se joue de ce côté-là souligne de la manière la plus manifeste qu’il est impossible de fourguer n’importe quoi dans le discours croyant, là où nous sommes. Je vous dirai tout d’abord, concer­nant l’usine Disney, que je ne vois pas en quoi de telles productions pourraient être dites affran­chies de notre légalité mythique, de cette légalité mythique où se tient notre organisation indus­trielle. L’usine Disney fabrique des fables, et nous connaissons cela, les fables. Peut- être y aurait­-il intérêt à réfléchir sur la tradition occidentale des fables, comme l’a fait quelqu’un comme Her­mann Tiemann ; c’est très important et très éloquent ce genre d’étude, ça nous empêche de nous auto-crétiniser à propos de questions aussi fondamentales que celle d’un code de l’identification, dans notre propre système. Plus intéressants que la machinerie Disney, je verrais des films tels que King Kong (sous ses deux versions d’ailleurs) ou même, et peut-être surtout, cette production italienne qui s’appelle Au nom du père, où La Bête, la bête fameuse d’un genre apocalyptique mais « à hauteur d’homme » comme vous disiez à l’instant, fait une apparition totalement bête, si je puis dire , puisqu’elle ne tarde pas à se déclarer pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour un homme déguisé. On pourrait aussi évoquer le film produit par Dauman, celui de Borowczyck, qui s’intéresse beaucoup à ce que j’ai eu l’occasion d’évoquer ici ou là aux affaires de l’amour avec les bêtes. Et cœtera, et cœtera ! Ce n’est pas ici que nous allons établir des classements entre textes cinématographiques manœuvrant cette question considérable. Je voudrais seulement faire remarquer qu’il faudrait distinguer parmi tous ces genres littéraires et tâcher de ne pas mélanger les registres. Ainsi, en ce moment, je ne parle pas du genre fable ni de certains aspects proprement anthropologiques repérés par Lévi-Strauss, de son point de vue, qui n’est pas le mien parce que nous ne jardinons pas dans le même secteur ni ne travaillons avec le même outillage. Je parle ici, en ce moment, de ce que j’ai appelé la religion industrielle, de ce qui se passe de liturgique, au sens primaire de ce mot (qui est aussi, notons-le, la référence à l’étymologie), c’est-à-dire de ce qui est publiquement au travail, dans le déguisement animal. Au sens de : qu’est-ce qu’ils ont donc ces animaux, que nous puissions leur envier et qu’est-ce que nous pouvons être avec eux pour obtenir ce qui nous manque ? Qu’est-ce que c’est, par exemple, le héros déguisé en bête, je vous le demande ? Est-ce que, par un déguisement, on s’inocule, par exemple, ce que le langage occidentalo-morphique (pardonnez mon charabia), le plus bêtement ethnographique si vous vou­lez, appelle encore communément (et si commodément !) un esprit ? Tout ça n’a l’air de rien, mais c’est très compliqué, d’autant plus compliqué qu’il est tenu pour absurde, par les temps qui cou­rent, de prétendre y aller voir, de prétendre gratter un peu ce terrain pour y découvrir nos textes­ fossilés, ensevelis. Moi je prétends plus simplement qu’en réalité, si on ne se livre pas à un tel grattage du côté des analyses du cinéma, c’est que c’est interdit. En réalité, il traîne du racisme en nos analyses, car nous n’osons pas voir notre sauvagerie familière ; les affaires religieuses avec animaux, c’est bon pour les nègres, pour ceux auxquels on fait miroiter que s’ils s’acculturent convenablement, ils se développeront comme nous, c’est-à-dire évidemment le mieux possible, car la perfection c’est la vidange industrielle des symboles.

Vous voyez, je m’énerve un peu. Est-ce que vous avez lu Allardyce Nicoll, un travail sur les masques, les mimes et les miracles. Ce travail a été fait par une personne très érudite, professeur à Londres si je ne m’abuse, voilà plus de dix ans, et c’est en raclant ce type d’information, sur l’histoire des institutions telle que je l’entends, qu’on aurait quelque chance de faire cesser le ron­ron crétinisant sur ce qui se passe dans nos intimes relations avec le phénomène cinéma. Évi­demment, à mon avis, il faut aller plus loin que Nicoll dans l’abord de l’affaire théâtrale, plus loin que ne peut aller l’historisme courant. J’ai déjà noté l’importante fonction de I’ Art emblématique par exemple, pour canaliser dans une voie étroite et restrictive le discours de l’identification ; mais il y a bien d’autres moyens de se rendre compte de la façon dont nous nous trouvons insérés dans une légalité textuelle qui nous porte jusqu’au cinéma et qui finalement, peut-on dire, a produit le cinéma en même temps que tant d’autres institutions industrielles. Mais cela ne fait pas partie des études autorisées sur le cinéma, on ne s’autorise pas à parler de ces choses-là autrement que par des biais académiques ou par un jeu de considérations qui tend à dissoudre l’affaire. Il faudrait donc parler d’abord de l’interdiction de parler de l’interdiction relative à notre mode d’identifi­cation, à cette espèce de trafic amoureux avec l’animal dans le système des institutions indus­trielles. J’ai eu l’occasion de répéter ceci : revenons à la naïveté scolastique pour comprendre nos propres opérations imaginaires et de quelle espèce d’amour il s’agit selon nos propres normes culturelles. Comment se fait-il que ma proposition soit parfaitement entendue ici et là chez les cinéastes qui s’intéressent à mon travail (et dont je dirais : mon travail les fait cogiter sur la ques­tion de la Bête en général), mais qu’à l’inverse elle est plutôt mal reçue du côté universitaire et chez quelques intellectuels qui appartiennent à ce que j’ai appelé la chefferie pensante dans notre système centraliste, cette chefferie sans nom mais omniprésente qui décrète sur la pensée, sur ce qu’il est pensable de croire ?

C’est que, voyez-vous, selon les penseurs officiels qui pensent décréter pour l’univers, la naï­veté scolastique concerne le décorum de la culture et non pas notre vie même. La naïveté sco­lastique est enfermée dans un discours d’historiologues, qui se défendent de penser que notre constitution humaine, dans l’ordre de la vie industrielle, soit mythique et qu’à ce titre il soit indis­pensable (puisque paraît-il, l’histoire de la culture est faite pour nous aider à comprendre) d’exa­miner le statut de notre légalité fantasmatique. Mais ce Refus (avec majuscule !), ce refus d’admettre ma proposition qui met en cause le discours touristique de l’histoire pour les besoins de la bonne cause, c’est du refus en carton-pâte ; on fait semblant de dire et de penser quelque chose qui, pour un certain temps, occupe la galerie ; c’est une adresse à la galerie, sur le thème : l’histoire est faite pour nous amuser, ce n’est pas la vie qui s’y joue. Nous sommes en quelque sorte conditionnés à ça, par ça : l’espace mythique a disparu pour nous, par conséquent cette ques­tion d’un trafic amoureux avec l’animal n’existe pas pour nous, c’est une question d’hier ou tout au plus bonne pour les sous-développés. Moi je dis au contraire que nous vivons d’après une léga­lité, admirablement résumée par des formules telles que « l’animal est une substance », formule hermétique, au sens de l’ésotérisme. C’est à cela qu’il faut revenir pour essayer d’entendre que nous fonctionnons avec les animaux sur un certain mode, qui n’est pas n’importe lequel mais au contraire qui définit une légalité des fantasmes dans la texture industrialiste. Vous penserez peut-être, ayant entendu cette formule de l’animal-substance : et après ? C’est ce que disent et rabâchent les législateurs de la pensée académique ou officielle : et après ? Autrement dit, parlons­-en en évoquant le décorum, en faisant une historiologie cultivante, une histoire anté , voire anti­-industrielle, qui ne nous concerne plus directement, sauf, en tant que lecteurs des bons auteurs recommandés et recommandables qui pensent pour nous. Précisément, si ça ne nous concerne plus et si nous poussons un peu plus loin le raisonnement scientiste, nous ne tardons pas à obser­ver qu’il est soutenu par un fantasme, par une représentation imaginaire, socialement estampillée (aujourd’hui par les appareils juridiques où se reconstruit la pensée officielle), d’après laquelle notre culture étant au-dessus de tout, au-dessus de tout soupçon, c’est-à-dire encore plus divine que les autres et même la seule divine par conséquent, nous n’avons pas à l’étudier. J’ai pris l’exemple de la formule « l’animal est une substance » parce que c’est aussi une formule d’une très grande beauté mystique et qu’elle ouvre l’un des grands commentaires du droit classique européen. Cette formule, c’est du légalisme à l’état pur, c’est de la normalisation, c’est du juri­dique tel que j’en ai donné une définition déjà consistante, notamment dans mon modeste travail sur la danse occidentale, définition un peu plus consistante que celles qui circulent dans certains cénacles. Au fond, l’interdiction de parler de l’interdiction est non seulement très bien organisée et rabâchée, mais elle fonctionne comme verrou de sûreté, pour enfermer ce à quoi nous tenons par-dessus tout. Le fait qu’une formule relative à l’animal-substance n’attire pas les commentai­res (sauf éventuellement ceux d’une étroite historiologie), cela prouve qu’on croit comme on nous dit qu’il faut croire, et le fait qu’on n’y attache pas d’intérêt (pas plus qu’à la naïveté scolastique en général) est une preuve d’innocence, la preuve que nous croyons ce qu’on nous dit. Alors, on peut se demander ce qu’on attend, ce qu’on peut bien attendre, d’un quelconque discours relatif au trafic amoureux avec les animaux et à la limite de nos identifications dans notre système cultu­rel.

Nous sommes pris dans un discours légaliste, et ce qui n’est pas légal est entendu comme tel précisément et vous savez ce qu’on en fait. N’allez donc pas chercher très loin les raisons de notre ignardise sur le marchandage amoureux avec l’animal ; il suffit de se mettre en présence de ce que j’ai indiqué, en présence de ces fantasmes légaux, fantasmes inusables parce que leur texte est enseveli, ce texte se trouve sous nos pieds, c’est le texte-fossile sur lequel nous marchons. Voilà ce que c’est, la naïveté scolastique, elle est constitutive de notre espace, elle est cette mine à fantasmes légaux, là où nous sommes, sous nos pieds. Dans notre système centraliste (qui par parenthèse est autre chose qu’une lubie), les scientistes, ceux des historiologues qui pour l’instant veulent ignorer mon propos, prétendent que nous vivons entre ciel et terre, puisque chez nous il n’y a pas de mythe ; les scientistes sont les suiveurs de l’idéal gestionnaire qui descend jusqu’à nous depuis la Social Science ; excusez du peu ! Et que craignent-ils, je vous le demande ? Ils crai­gnent une chose très simple : ils craignent de rester secs. Si l’historiologie actuelle devait nous plonger dans l’horreur sauvage, dans ce que les scientistes considèrent comme une horreur (et qui assigne mon travail à une certaine place par conséquent, d’après la pensée officielle), ce ne serait plus rentable tout ça et à quoi bon dès lors se casser la tête pour organiser le tourisme his­toriologique qui nous emporte vers l’an 2000 ! Le scientisme, ça a toujours été roulant, c’est de la science roulante, qui est faite pour nous rouler.

Cahiers. Si, comme vous le dites, les institutions endiguent le narcissisme, le cinéma est-il une ins­titution ?

Legendre – Cette question du narcissisme, je ne vois pas bien qu’on puisse en parler comme ça à propos du cinéma, sans préalables. Quand j’en ai parlé à propos de la danse, j’ai donné de longues explications préliminaires, parce que (ne l’oublions pas tout de même) le narcissisme est l’un des concepts de base, sur le versant de la théorie analytique. Et ces fameux concepts de la psy­chanalyse, un peu trop fameux à mon gré, on en fait des gorges chaudes, jusqu’à en faire des notations morales. Tout cela fait partie des dérapages, plus ou moins contrôlés, de la psychana­lyse. D’après cette espèce de Vulgate, narcissisme veut dire s’aimer soi-même, et si on met les institutions dans le circuit, alors on traduit qu’on nous empêche de nous aimer ! C’est à peine si je caricature. Évidemment, la Vulgate se gâte, dès lors que l’image intervient, ce que j’aime ; ça se trouve dans un certain lieu, c’est quelque chose de moi dans un autre, etc. Vous vous sou­venez du récit d’Ovide, racontant l’histoire de Narcisse, le jeune homme indifférent à l’amour et qui devait vivre vieux s’il ne se regardait pas ; on devrait pousser les jeunes analystes ou tous ceux qui emploient le vocabulaire analytique selon une référence là encore légale, à lire les récits originels de la mythologie, ça pousserait à penser pour son propre compte. Peut-être aussi vous souvenez-vous de mon renvoi à la question de « l’âme pupilline »; vous connaissez ce jeu qui consiste à voir la poupée, l’humain-miniature, dans l’oeil de celui qu’on regarde ; j’ai rappelé cer­tains commentaires anciens là-dessus, qui sont une excellente introduction aux questions de l’image et de l’effigie, questions sur lesquelles la psychanalyse peut apporter quelques éclaircis­sements, si l’on veut bien se mettre en présence de l’équivoque et des embrouillaminis qui sont à la base du discours humain. Alors, je pense qu’il ne faut pas commencer par se lancer dans les questions relatives à l’endiguement, à un endiguement quelconque du narcissisme, par les ins­titutions, car cela c’est la voie de la facilité et très vite on s’éloigne des difficultés soulevées en analyse, on dit des naïvetés, sinon des idioties pures et simples. C’est trop évident que les ins­titutions endiguent quelque chose, elles sont mêmes faites pour ça. Par ailleurs, il est également trop évident que le cinéma soit une institution. La difficulté, c’est de saisir par où ça commence les institutions. Eh bien, je dirais volontiers que ça commence légendairement, parce que dans la réalité ça ne commence jamais, c’est toujours là et ça n’a pas de fin. Les humains s’agglutinent à ça, partout, et partout il y en a. Où le récit d’Ovide nous intéresse, c’est d’abord pour nous signi­fier que la question-Narcisse opère dans cette dimension-là, si j’ose ainsi m’exprimer géométri­quement. lnstitutionnellement, il faut que ça fasse l’amour, les humains, et il y a un discours fondateur dans tous les systèmes qui se répand, comme une légalité en somme, pour exposer légendairement les choses. En particulier, il existe, dans toutes les organisations massives et dans toutes les cultures, une façon théâtrale de le dire, façon théâtrale qui s’exprime en particulier par une réglementation de l’image, de l’effigie, et même du fétiche. Alors, la manière permise de jouer narcissiquement (au sens technique des identifications relevées en psychanalyse) avec l’image, l’effigie, le fétiche, par le biais ou à l’occasion des dispositifs de la théâtralité, cela dépend des modes d’entrée de chaque système dans le discours de l’amour et des initiations amoureu­ses. Il ne faut jamais oublier ça, et c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon travail sur la danse, travail qui de toute évidence intéresse aussi le cinéma. Nous ne sommes pas confondus dans un magma qui s’appellerait les institutions, nous avons des moyens (théâtraux en particulier, pour l’instant laissons de côté ce concept du théâtre) pour nous y retrouver et même pour y jouir amou­reusement du regard, sans pour autant y laisser notre peau comme le jeune homme Narcisse. Mais voilà, les parcours empruntent certaines voies balisées par les croyances légendaires, ou si vous préférez par une légalité de l’image, de l’effigie, du fétiche. L’effusion imaginaire, notam­ment par le biais des productions théâtrales et de tout ce qui se donne pour spectacle, cela suppose un statut des croyances à propos de cette légalité. Et puis, n’oublions pas non plus, malgré nos habitudes de concevoir l’histoire des media modernes à terme assez court, que le cinéma n’est pas une boursouflure dans la textualité mythique dont je parlais précédemment ; le cinéma nous vient de loin, de très loin, et c’est encore ici l’occasion de souligner que nous ne faisons pas n’importe quoi du côté de la pratique des identifications.

Cahiers. À propos du corps de la danse, vous écrivez : « Le corps on ne saurait pas ce que c’est. S’interdire de voir le corps comme il est, en faire un autre, pour voir, c’est-à-dire en jouir ». Peut­-on parler aussi d’un corps du cinéma, dont on ne saurait pas, non plus, ce que c’est ?

Legendre – En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit et qu’il s’agira toujours, chaque fois que nous entrons dans les propositions de notre théâtralité. Quelque chose de massif est là, dans l’ordre des procédures d’un art poétique. C’est même très dramatiquement dit, du côté des doctrines sur le style, la technique du style, etc., depuis bien longtemps d’ailleurs si l’on veut bien considérer que l’humanité n’est pas muette. Ce qui se redit et se répète, par les moyens poétiques et de la technique poétique, c’est par exemple : la main parle. Ce qui rendra indéfiniment la poésie (sous tous ses modes) incompressible, bien que ici et là chez certains marchands de media il soit plutôt question de l’enterrer, c’est l’inévitable nécessité de laisser faire ça, qu’on puisse parler avec sa main par exemple. La cithare est faite pour la main, cette remarque traîne chez Horace si je me souviens bien. De proche en proche, parcourez la science liturgique, les traités de danse, ou ces titres (extraordinaires en apparence) que donne Dali à ses toiles, vous verrez déballer, détailler, déménager le corps humain (je préfère dire : le corps-homme), comme si l’unité de ce corps et sa parure (c’est-à-dire le décor qui va avec, pour qu’il puisse nous faire quelque chose) n’étaient pas évidentes du tout ; ça se construit, ça se fabrique d’une certaine façon et en privilégiant certains morceaux, certains morceaux de corps appelés à penser. J’ai attiré l’attention là-dessus en rappelant certains textes de la tradition cérémonielle occidentale, et en relisant quelques grands classiques de la danse (notamment John Weaver). Vous vous apercevez très vite que le plaisir poétique, c’est quelque chose de très organisé, et naturellement non pas simplement au sens banal de ce que nous révèlent les historiographes des institutions politiques (pensez au « tribun des plaisirs » dans l’empire romain), mais surtout, et même avant tout, du côté de ce qui s’est énoncé chez les technologues de l’art poétique. Et puis bien sûr, nous ne devons pas oublier l’importante partie légaliste qui se joue en tout cela et qui se manifeste par des propositions rele­vant du système de la gestualité par exemple, propositions dont tout le monde peut se saisir sans grand effort ; je pense à la formule « un idiot est assis autrement qu’un homme sensé », formule que vous trouverez chez des auteurs que j’ai cités parce qu’ils ont été lus jadis en tant qu’autorités. Je parle ici d’une affaire plus compliquée évidemment, de l’élaboration du discours poétique lui­-même qui nous fabrique quelque chose d’autre, c’est-à-dire si vous préférez, du discours qui nous fabrique nous-mêmes en tant que poèmes, en tant que corps-poétiques. Naturellement, le cinéma est au coeur de l’affaire.

Cahiers. Que pensez-vous des effets seconds de théorie psychanalytique sur un domaine comme la réflexion sur le cinéma ?

Legendre – Je serais tenté de vous répondre que ça m’est complètement égal. En réalité, je n’aime pas tellement parler de ça, parce que la psychanalyse, d’après moi, c’est avant tout le dis­cours pataquès sur le divan, ce discours commémorant et plutôt dramatique, qui ressemble à ce qui peut s’écrire sur le sable. Autant en emporte le vent. Par ailleurs, cette expérience, comme on dit parfois (avec l’air de ne pas y toucher), produit évidemment quantité d’effets, effets de défi­celage de la viande humaine un peu trop bien emballée ; il y a de la perte, il y a de la mise à la poubelle, du déchet, appelez ça comme vous voudrez, quelque chose ne tient plus ou se dissout côté croyances. Alors il est bien normal que ça se sache, que ça produise donc des effets sociaux en cascade, et finalement que ça produise des tentatives, d’ailleurs réussies, pour colmater cette défaillance dans l’ordre du bon ordre. Pourquoi voudriez-vous que la réflexion sur le cinéma échappe à ce reficelage ? On peut noter la glissade savante, le bourrage savantiste, la consomma­tion de concepts bons à tout faire y compris à nous empêcher de penser. La psychanalyse est conviée donc, en tant que bon savoir, absolument bon et garanti, à prodiguer de l’assurance contre le risque d’une pensée sans estampille, contre le risque des cataclysmes de la pensée. Incontestablement, surtout dans un pays comme celui-ci, où la pensée officielle n’est jamais un vain mot et qui exige des hérésies normalisées et bien emballées, La-Psychanalyse est devenue un monument, avec Médaillés-de-la-Résistance si je puis dire ! Mais il y a aussi l’autre face des choses, côté créatif (je n’aime pas beaucoup ce mot-là, enfin passons), du côté de l’élaboration des styles, ou si vous préférez, du côté des formes nouvelles de la poussée pour faire mûrir les fantasmes et fabriquer des écrivants (allons-y pour les écrivants !) qui n’hésitent pas à appuyer sur le déficelage. Mais cela, c’est une autre question, qui concerne tel et tel. Laissons cela, la théo­rie-de-la-créativité (?), ce n’est pas mon genre, vous le savez.

Cahiers. Depuis une dizaine d’années, a surgi un nouvel impératif catégorique (sémiologie, etc.): il faut lire (et non plus simplement voir) les images. Que pensez-vous de l’importation, pour parler du cinéma, de toute la problématique de l’écriture ?

Legendre – Là encore, il faudrait s’assurer d’une chose : de quoi parlons-nous ? Les entreprises de sémio, c’est certainement très intelligent et fort intéressant ; mais ça peut servir à tout, quand ça se diffuse massivement ; ça peut servir, comme le reste, à nous barricader dans un univers savantiste. À propos de la lecture des images, vous soulevez quelque chose qui m’intéresse beau­coup, car il arrive, là comme ailleurs, que le rabâchage légaliste réapparaisse, en toute innocence et ignorance bien entendu. Lire, cette manière appuyée de dire « on va lire », me paraît souvent équivoque, parce que cette proposition du « lire » tourne autour d’un certain axe, de l’axe mytho­logique précisément. Si on veut dire que les images, ça se travaille, c’est évident ; et aujourd’hui, ça se travaille avec les moyens ultra-modernes, c’est très bon donc, que ceux qui en ont envie travaillent ça. Mais ça veut dire aussi et ça suppose que les analphabètes et ceux qui ne savent pas écrire ne sont pas dans la course. Et quelle course, pardon ! Il y a une espèce de bigoterie dans les discours renouvelés sur la lecture et l’écriture, parce que dans tout ça il y a du religieux, et même du religieux de derrière les fagots. Alors là, à mon avis, ça se gâte, parce que nous sommes en plein légalisme. Évidemment, ce légalisme fonctionne en douce, non pas en tant que tel ; mais il se reconnaît en ce que, notamment, il nous veut du bien. Une fois de plus, oui, c’est comme ça, on remet ça ! On leur en veut aux analphabètes, mais ils se défendent très bien, car ils lisent ce qu’ils veulent et même ils écrivent. Dans notre système rabâcheur d’Occidentaux latinisés, c’est pour eux, c’est en leur honneur qu’a été fondée la doctrine officielle et légale d’après laquelle les images précisément sont faites pour être lues ; c’est une affaire qui nous plonge dans la doc­trine de la lecture et de l’écriture, nous y sommes en plein. J’ai indiqué à ceux qui veulent bien écouter ça, aux experts qui s’intéressent à ça, je leur ai indiqué les lieux (lieux d’écriture évidem­ment) où cette doctrine a été fondée, puis refondue de telle sorte qu’elle s’est reproduite jusqu’aux perfectionnements modernes des propagandes industrielles. Alors, allons-y doucement. Quant à moi, j’aimerais bien qu’on évite de pousser les théories du « lire » jusqu’à une espèce de gâtisme ; ce serait une bonne chose, d’apprendre où gîte le rabâchage en tout cela, afin de ne pas se précipiter aveuglément vers la légalité.

Cahiers. Comment expliquer l’extrême faiblesse des discours théoriques sur la télévision, la publi­cité, etc.?

Legendre – Je n’ai rien à expliquer là-dessus, parce que la faiblesse en question, en France, beau­coup de gens y tiennent, beaucoup de gens d’ailleurs qui considèrent les media comme leur pro­priété. Quand on considère ce qu’on nomme la Masse comme un agglomérat de pauvres imbé­ciles bons à tout entendre, à quoi bon se donner le mal de penser ? La pensée centraliste présente cette caractéristique de suffire à tout et d’abord de faire appel aux gens les plus compétents en matière de suffisance. Et puis, pourquoi douter, c’est très fatigant, et pourquoi chercher à savoir ce qui se tente actuellement hors de chez nous ? Malgré les efforts de quelques-uns, ce que vous appeliez à l’instant la problématique transite à travers les circuits de notre organisation centraliste bien évidemment ; il n’y a même pas besoin de consignes pour ça, ça fonctionne tout seul, et c’est avant tout du tout-repos !

Cahiers. Dans quel sens le système chrétien a-t-il réglé la question de l’image ?

Legendre – Cette question considérable exige d’être posée d’après sa complexité. J’en ai longuement parlé, à propos de la danse et en tâchant de distinguer une variété d’accès tenant compte des aboutissements industriels. À cela je travaille, finalement : notifier en quoi consiste la légalité industrielle. Autrement dit, je n’ai pas examiné cette question de l’image d’un point de vue his­toriologique, selon la tendance d’une certaine rétrospective au sens touristique du terme. Cela, je tiens à le redire, car c’est essentiel dans mon travail. J’examine la question de l’image selon la perspective légaliste, qui est celle du système juridique, tel que je l’ai défini hors de l’idéogra­phie gestionnaire, qui prétend lessiver tout le turbin mythologique dans les institutions. On ne doit donc pas concevoir les formulations industrielles comme si elles étaient détachables des for­mulations dites métaphysiques, dont j’ai montré qu’elles récelaient (oui, c’est bien cela : du recel !) des certitudes qui nous reportent à l’ordre imaginaire et mythique. J’ai montré ça, ce travail puis­samment naïf dans la tradition, j’ai montré ça à propos de la morale chrétienne des danses ; cette morale repose sur de l’interdit, et cet interdit est celui-là même qui nous explique pourquoi l’aéro­nautique est devenue pensable, à partir du moment où la question de « s’élever dans les airs » a été résolue à la manière d’un revirement de jurisprudence. Autrement dit, l’exégèse de la réalité, du texte légiférant sur la réalité, a évolué dans un sens rendant parfaitement concevable (puis moralement acceptable) le fait de s’élever dans les airs. L’élaboration de la danse en tant que spec­tacle, ou si vous préférez en tant que tableau vivant racontant une histoire au sens pleinement légal de la doctrine canonique des images, cette élaboration s’est opérée sur le même versant tex­tuel que cette autre élaboration grâce à laquelle on a cessé de suspecter comme fauteurs de magie ceux qui construisaient (je pense à Kircher, qui est un excellent repère historique) ou projetaient des machines volantes. Vous voyez évidemment que nous ne sommes pas ici du côté de l’histoire sociale et technique, mais qu’en même temps nous n’en sommes pas tout à fait absents, nous sommes du côté des opérations mystifiantes et justifiantes de la légalité industrielle. Cette léga­lité, notons-le, s’est bâtie avec des formulations chrétiennes, lesquelles par ailleurs sont à leur tour dépendantes de divers emprunts. Il n’empêche que notre système de media serait mieux compris, peut-être même sa manutention serait-elle moins aveugle, si le théorisme travaillait un peu du côté où je fais mon travail. Mais évidemment, ce genre de travail peut produire du trouble, troubler les doctrines officielles sur ce qu’on croit savoir des media.

Cahiers. Peut-on assimiler la projection d’un film à une cérémonie ?

Legendre – Sans doute ou peut-être. Mais entendons-nous bien. Il ne s’agit pas ici de reprendre un tel concept comme le font certains petits pédagogues des media, qui nous expliquent cette affaire par des analogies plutôt courtes. Le cinéma, les autoroutes, les campagnes électorales, tou­tes ces foires seraient de la cérémonie… Moi je veux bien, mais ce n’est pas de ça que je parle.

Cahiers. Vous dites que la production des « images mortes… diffuse le trait obsessionnel à une très grande échelle ». Qu’entendez-vous par « trait obsessionnel » et quelles conséquences cela a, selon vous ?

Legendre – Pour aborder cette question, il faut revenir à ce que j’ai appelé la textualité, ou le texte sans sujet. C’est de cet ordre-là une affaire pareille. Il s’agit de comprendre ce qui se trame dans notre commerce amoureux dans les institutions. Notre système d’organisation agite ses gre­lots, les grelots d’une certaine légalité qui nous constitue en tant que sujets n’ayant rien à dire en propre. Afficher cette proposition est évidemment une grossièreté de ma part, puisque d’après la pensée officielle (c’est-à-dire d’après la pensée qui n’est à personne ou seulement rapportable à des auteurs imaginaires reconnus comme monstres et donc sacrés), d’après cette pensée donc, je triche. Je triche quand je dis que nous fonctionnons à la sauvage, c’est-à-dire comme tout le monde bien qu’étant sujets à industrialisme le plus perfectionné. Autrement dit, notre cons­titution culturelle (pour parler académiquement) présente une certaine facture, en rapport avec ce que je vous ai déjà indiqué concernant notre dispositif textuel, qui n’est pas seulement his­torique. Notre système, culturellement constitué, est d’une certaine espèce, il appuie dans un cer­tain sens, alors que d’autres, repérables ou repérés par l’anthropologie fabriquée à ce jour, fonc­tionnent pour assujettir, pour se coller à leur propre humanité, selon une pesée différente et bas­culent autrement. C’est comme ça, il y a des divergences, des variétés entre les agglomérats humains juridiquement et mythiquement reconnaissables. Pour nous, nous fonctionnons sur un certain mode, que nous feignons d’ignorer pour les raisons que j’ai dites, mais qui est là et nous fait marcher. On s’en rend très bien compte, en étudiant le système des chorégraphismes dont nous dépendons, où la mise en spectacle des choses fonctionne comme une donne légale dans le jeu amoureux dont j’ai parlé, avec cette barrière invisible derrière laquelle nous mettons la beauté renversante, tout ce qui nous renverse et nous met hors de nous, alors que pourtant cha­cun demeure à sa place. Dans notre organisation, toucher avec les yeux fait partie de cette légalité que tout le monde comprend, de même que tout le monde sait que pour nous les danses de pos­session se rapportent à une légalité que nous ne comprenons pas. Une impasse aujourd’hui, l’une des impasses de notre organisation, c’est de prétendre que tout ça se mélange, qu’il n’y a plus de barrières nulle part et que tout le monde va s’aimer en participant, en parlant, etc., alors qu’il n’en est rien et qu’au contraire les barrières sont plus solides que jamais, les hiérarchies plus écra­santes, le discours légaliste plus autoritaire et tonitruant. Les media travaillent avec ça, et fonc­tionnent comme s’il en était autrement. Et la façon dont le centralisme français enterre les choses, ne simplifie pas qu’on s’y retrouve.

Cahiers. Est-ce que la télévision détruit l’idée cérémonielle ou, comme beaucoup le prétendent, est-elle au contraire le lieu de refuge des cérémonies ? Que penser de la messe à la télévision ?

Legendre – Je n’ai rien à penser de la messe à la télévision, en ce sens que d’abord ce n’est pas mon affaire, et puis les élaborations catholiques en France fonctionnent selon les us et les coutumes, je veux dire dans une étroite relation avec tout ce qui se passe du côté de l’autorité. Alors évidemment, ça suit le mouvement. C’est certainement très intéressant cette affaire, puisqu’elle concerne la manipulation des liturgies et il n’y a rien de plus important pour l’huma­nité en général. Or, les réformes liturgiques en France ont fabriqué du conforme, du simplifié et du rationalisé, dans le sens des propagandes et des idéographies gestionnaires. Soyons souriants et compréhensifs, à bas le drame et tout ce qu’on ne comprend pas ! Si vous avez vu récemment les inhumations pontificales retransmises par les télévisions, vous avez pu entendre et voir, en revanche, de l’incompréhensible ; par exemple, un pape a droit à ce qu’on lui chante, à ce qu’on chante à son cadavre les textes les plus poétiques : on porte le cadavre à la tombe en même temps qu’on s’adresse aux anges du paradis par une complainte dont les historiens de la liturgie ont suivi l’élaboration textuelle voilà belle lurette. Eh bien, voyez-vous la poésie la plus poignante, c’est devenu l’apanage des hautes cérémonies, ce n’est plus l’affaire du pauvre peuple, voire du menu peuple, que les réformateurs ont jugé certainement trop con pour lui offrir le charabia poétique. Ce petit fait est révélateur de la manutention des cérémonies. J’ai répété que les liturgies sont, par hypothèse, le royaume du signifiant, et que par conséquent il ne s’agit pas de savoir si les acteurs comprennent ou pas, car ils comprennent ce qu’ils veulent. En réalité, ce que veulent les réformateurs et les idéologues du système industriel, c’est homologuer, certifier, vérifier les effets de sens ; ce genre de réforme qui ne lésine pas sur les grands mots (par exemple, ça veut être démocratique !), c’est tout simplement aussi une progression de l’idéal policier. Et évidemment, dans un pays comme le nôtre, on ne voit pas pourquoi les manutentionnaires des cérémonies religieuses se priveraient d’emboîter le pas au conformisme des media, puisque ça rapporte de l’influence et que ça facilite la mise au pas en simplifiant cette fameuse question de la parole. Pourquoi se gêner ? Quant à ce que vous dites de l’idée cérémonielle, je suis plusôt de l’avis de ceux qui pensent que c’est incompressible. Il ne faut pas confondre d’ailleurs cérémonie et liturgie (la liturgie, en somme, c’est le service public des cérémonies), le fond cérémoniel ayant tendance à échapper aux contrôles sociaux ordinaires. On peut imaginer que les gestionnaires détruisent l’essentiel (ou la partie non rentable) des liturgies, avec notamment l’appui des appareils religieux eux-mêmes qui doivent s’adapter au siècle comme ils disent (et effectivement se sécularisent de plus en plus), pour faire progresser le gouvernement industriel ; mais il est absolument exclu que les humains en arrivent à se laisser abrutir jusqu’à se priver de cérémonies ; cela, je le tiens pour exclu.

Cahiers. Et que penser du sport, dans son rapport avec l’ordalie ?

Legendre – Voilà encore une question bien intéressante, du point de vue de nos affaires mytho­logiques. Les questions de champions, ça sent évidemment toujours plus ou moins nos attaches avec l’organisation des fameuses liturgies, si mal étudiées dans notre système industriel. On demande à des gens de faire quelque chose pour nous, quelque chose qui est destiné à nous faire plaisir et qui, par ailleurs, relève à la fois du jeu et de l’activité guerrière, en vue de faire éclater une vérité, une vérité qui nous plaît précisément, etc. Nous sommes en pleine procédure, au sens ordalique du terme, c’est-à-dire au sens des pratiques de la preuve et du procès telles que le juri­disme le plus archaïque les organisait, en Europe comme ailleurs. Vous savez jusqu’à quel paroxysme ces mises à l’épreuve de quelques-uns fonctionnent en Amérique latine ; ce qui peut se passer en Europe, c’est plutôt terne en comparaison de ce qui opère là-bas, du côté de la pro­cédure fantastique de base. Le sport, voyez-vous, c’est un peu comme la danse, on ne sait pas encore très bien comment en parler aujourd’hui, malgré l’emphase du discours médian, de ce dis­cours porté par les hommes-sandwichs des media qui font la retape culturelle sans jamais se com­promettre, c’est-à-dire sans laisser planer le moindre doute sur tout ça. En réalité, tout ça fonc­tionne dans le discours institué à la façon de l’objet trouvé, on ne sait pas très bien à quoi ça sert, mais on l’encaisse, on essaye de faire certaines choses avec ; tout ce qu’on sait, c’est que ça peut servir très efficacement au gouvernement le plus aveugle et que ça fait marcher. Comment ça marche, c’est une autre affaire ; il faut, pour en apprendre quelque chose, entrer là encore dans la manutention et le réglage du trafic amoureux dans les institutions, il faut parler de notre rap­port intime avec le texte sans sujet, parler du discours monstrueux.

Cahiers. Si la pornographie est un produit chrétien, comment expliquer le développement du film pornographique aujourd’hui ?

Legendre – Là encore, entendons-nous. La pornographie, je dirais qu’elle nous met en présence du phénomène de la production juridico-mythique à l’état pur ; il s’agit même de sa traduction en termes administratifs, on administre le mythe, avec tout ce que ça comporte de paris stupides et d’idioties en tous genres. Au point où nous en sommes de toute cette course, dans la textualité de notre système industriel, il n’y a pas à chercher d’explications, si l’on en reste à l’étape où se trouvent étalés, classés, étiquetés, les règlements concernant la police de l’activité génitale ; cette manière d’étaler la partie disciplinaire des affaires copulatoires, ce n’est en somme que l’envers, le contraire, le démenti du discours pénitentiel, de ce discours tel qu’il s’est construit chez les Occidentaux d’après les enchaînements historiques dont j’ai par ailleurs noté la complexité et la cohérence. J’ai aussi montré que le christianisme ici n’a été finalement qu’une mise en forme, une modernisation constante, un portage, car la réglementation de la pornographie en tant que mise en scène de l’obscène et discours sur la prostitution, ce n’est pas spécifiquement chrétien, et cette réglementation comme telle ne sait rien d’autre que ce qu’elle dit, elle réglemente sans savoir pourquoi. C’est comme toutes les formulations morales, c’est symptomatique, ça dit et ça ne sait pas. En revanche, le christianisme a des raisons bien à lui de formuler sa doctrine du texte idéal en matière d’amour. Dans le christianisme, il y a de la pornographie sacrée, mais comme elle est sacrée, on en parle canoniquement et sur le mode du détournement. Il n’est pas nécessaire d’être analyste pour s’en apercevoir ; Proudhon s’est déjà amusé à établir tout un inventaire, comme vous savez, sur le mode évidemment le plus ironique. Ce qu’il est intéressant de relever, c’est que la référence à la prostitution, pour qualifier l’Eglise elle-même (je parle de l’Eglise catho­lique), a circulé ici et là, notamment chez les naïfs compositeurs des anciens traités liturgiques, s’interrogeant sur l’espèce de femme dont il s’agit (est-ce une vierge, une épouse, une soeur, etc.?) ; dans le discours canonique, la référence à la prostitution a fait naufrage, mais pas n’importe comment. Vous voyez, votre remarque porte loin, car elle nous conduit à relever l’équivoque des questions pornographiques, équivoque qui n’est levée que si l’on distingue la production mora­lisante, totalement absconse, et la référence religieuse proprement dite qui met en mouvement un vaste système de croyances sans lequel évidemment le principe d’autorité ne serait pas ce qu’il est dans notre dispositif industriel.

Cahiers. Est-ce que la publicité n’a pas inversé la formule traditionnelle (le voir pour le croire) en son contraire (le croire pour le voir) ?

Legendre – Je ne pense pas qu’il se soit produit cet échange que vous dites, pour la simple raison que partout où ça légifère, il faut entrer en croyant, et c’est à ce titre qu’on y est, qu’on se porte partie prenante, fût-ce en qualité d’hérétique certifié. Ensuite, ensuite seulement si je puis dire, on voit ce qui se donne ; c’est bien la formule juste : voir ce qui se donne.

Cahiers. L’espace réduit de la télévision n’a-t-il pas rapport avec une idée de rangement des corps ? 

Legendre. Certainement ; mais je voudrais introduire une nuance, pour ajuster votre propos. Que la télévision produise un espace réduit et que cet espace implique ou apporte du rangement en ce qui concerne ce qu’on appelle les corps, bien entendu. Mais n’oubliez pas que, pour les Occi­dentaux aussi, ce fameux corps n’est jamais seul, même dans la solitude ; dans la naïveté sco­lastique dont j’ai parlé, ce qui l’accompagne s’appelait une âme, et c’est avec ça qu’il regarde. Cela porte bien plus loin qu’on ne l’imagine, cette affaire-là (dont est sortie aujourd’hui l’appellation contrôlée de psychosomatique). Moi, je parle du corps-homme, car c’est insensé, comme tout ce qui accompagne cet étrange singulier. Le rangement des corps, ce n’est pas le rangement du bétail dans les usines pour les gaver ; c’est un rangement dérangé. Alors, je n’aime pas beaucoup votre référence à l’idée. Je ne vois pas d’idée dans tout ça, ayant beaucoup fréquenté l’univers des fameux technocrates, je témoigne d’une chose : ça ne fonctionne pas sur le registre de l’idée. L’organisation sociale n’est pas à base d’idée. J’ajoute que, si ordinairement derrière l’idée de ran­gement on laisse entendre de la méchanceté, on peut dire que c’est archi-faux ; derrière le ran­gement, c’est toujours de la bonté qu’on trouve, la méchanceté c’est l’affaire des victimes, et l’organisation industrielle ne jure que par la bonté, dès lors qu’il s’agit d’organiser.

Cahiers. Comment voyez-vous le rôle de la télévision dans l’évolution de l’opposition public/privé ?

Legendre – Je ne vois rien du tout, étant donné l’état confusionnel de ces concepts fameux, dans la situation française présente où le libéralisme, me dit-on, fait chaque jour des progrès ! Mais là encore, de quoi parlons-nous ? La distinction public/privé peut être observée du point de vue de l’évolution industrielle, d’abord de ce point de vue. Par exemple, l’idéographie du rendement transforme l’État en un magma où la chose publique se privatise de plus en plus, dans des condi­tions étonnantes, eu égard à nos prétentions de vivre selon une certaine conception historique de la République. Cela prouve qu’il y a de l’interchangeable. La télévision suit le mouvement, puisqu’elle est à la remorque de tout le reste et que, comme le reste, elle se gouverne à coups d’expédients. Notez bien que sans une bonne dose de féodalité, c’est-à-dire de mise en coupe réglée de l’État par ce qui s’appelle le privé, un centralisme aussi perfectionné que le nôtre n’aurait jamais fonctionné. Il faut de tout pour faire une République, y compris des propriétaires. Mais la distinction public/privé, elle aussi a une autre consistance, la consistance mythologique. Alors, même si vous échangez des chefs-fonctionnaires contre des chefs-libéraux avancés, le fonction­nement pontificaliste ou mandarinal contre du libéralisme à la mode du rendement industrialiste, l’opération est blanche, du côté du trafic amoureux avec la religion de l’autorité. Il ne faut pas oublier ça, qu’il y a des lieux où, par hypothèse, ça légifère, et ce qui se dit télévisionnellement se dit sur un mode de légalité. Pourquoi ? Parce que c’est de l’institution et du public. Cette remar­que ouvre la question de la fameuse « communication » (dont on parle tant dans la théorie-de­ la-communication), ça se passe avec une drôle de parole, c’est quelqu’un qui parle à la télévision. Qu’est-ce que c’est, la voix autorisée ? Comment peut-on parler dans une institution, et qu’est-ce que ça implique du point de vue des affaires cérémonielles ? Ce serait trés important de réfléchir à cette question, en dehors du codage d’aujourd’hui, qui impose des balivernes, les balivernes de la communication administrative !

Cahiers. Que penser de celle inflation aujourd’hui de certains mots (populaire, carnavalesque) qui ne fait que dissimuler la mort de toute culture populaire en France ?

Legendre - Je pense que cette inflation nous reporte en particulier au symptôme du savantisme. On bouche les trous du discours institué, dans les institutions donc, comme on peut, avec ce qu’on a sous la main, et notamment avec de l’intellectualité plutôt courte. Mais l’essentiel, c’est de faire passer un langage médian, doux et gentil, on nous parle bébé. Le langage bébé dans les institutions fait fortune, ça adoucit les moeurs, de temps en temps. Évidemment on se paye de mots, avec ces références aux choses populaires ou à celles du carnaval, à la fête de style gnan­gnan, comme si cela aussi, c’était hors du trafic des institutions. Mais évidemment, c’est très effi­cace, pour vendre ce qui peut se vendre, et d’abord pour vendre les idoles qui font partie de notre engrais, de notre nourriture bébé. On nous élève avec ça, en fait de culture ! Je me souviens d’un prétendu « documentaire » de FR 3, intitulé Mexique magique (décembre 1977) ; on nous montrait les traditions compilées par le Mexique, notamment en matière de danse, pour y aller enfin de la divine surprise, de cette divine surprise qui consistait à nous vendre Madame Nicoletta ; c’était cela évidemment le Mexique magique ! On se goinfre de Mexique pour l’amour de Nicoletta ! Je suppose que c’est très efficace, côté marketing, pour fabriquer de la culture ultra-populaire ; je n’ai rien contre, simplement je trouve ces méthodes plutôt dolosives comme on dit chez les juristes, et c’est du genre indigent en matière de pensée. C’est peut-être cela aussi qu’on veut nous dire : populaire = indigent.

 

(Réponses à des questions élaborées après une discussion avec Pierre Legendre par Serge Daney et Jean Narboni).

Texte paru dans les Cahiers du Cinéma, n°297, Février 1979, p. 5-15.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

Ars Dogmatica
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