Freud au travail des mots. À propos de la découverte du Trieb
Je vais vous faire part ici de ce que j’appelle, dans mon jargon latinisant, « Analecta ». J’offre des miettes donc, qu’il m’est fort utile de rassembler, afin de préciser sur quelques points ma réflexion. Cette réflexion concerne nos manigances avec les textes, affaire considérable pour l’analyste et l’analysant, bardés de concepts et de discours doctoraux comme nous sommes. Un peu de sens de la glose et beaucoup d’air nous manquent, une certaine légèreté fait défaut par les temps qui courent, où nous courons pour croire, pour croire plus que jamais. Notre tripot avec les textes me paraît inescamotable.
Freud au travail des mots. À propos de la découverte du Trieb
Je suis de ceux qui pensent encore que l’analyste, en effet, doit être lettré. Il y a là nécessité, pour qu’il se donne les moyens de ne pas se prendre, au cours d’une pratique, pour celui qui révèle, et que par d’insensés bricolages, apparemment d’une rigueur impeccable, il n’en vienne pas à faire corps avec des textes-maîtres, avec ces objets si commodes fabriqués pour l’enlacement, auxquels bien des analyses sont à mon avis sacrifiées.
Revenir à Freud, c’est aussi cela : essayer de voir comment l’inventeur de la psychanalyse a dû se débrouiller avec quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la lecture, comment il a franchi certains grands pas théoriques en tenant, dirais-je, la main des textes, de certains textes dont on peut affirmer qu’il les chérissait. Par nos temps de platitude et de sauve-qui-peut technocratique, il est fondamental de remarquer, me semble-t-il, cette passe poétique, passage étroit du discours freudien qui fait lien – un lien vital pour Freud – entre la comptabilité clinique des faits et la théorie comme telle.
Par ce biais préliminaire, je voulais faire remarquer que Freud tenait la main des textes. Ma formule vaut ce qu’elle vaut, elle vaut autant que l’étrangeté de ce que notre tripot avec les textes nous monnaye, à savoir un jeu complexe, jeu d’autant plus complexe qu’il s’agit d’énoncer théoriquement quelque choses de l’analyse (au sujet de et en provenance de). Il fallait bien que Freud avance son œuvre comme discours.
L’utilisation du mot « Trieb » (que nous traduisons par « pulsion ») est un bel exemple de la façon dont il s’est repéré dans son propre parcours, de la façon dont il s’est avancé, soutenant lui-même son discours mais aussi tenant la main des textes. Quelque chose ici s’est passé du même ordre qu’avec les auteurs de l’Antiquité gréco-latine mobilisée par Freud. Quand on pense au détour emprunté, à travers la mythologie historico-académique, pour mettre sur la table l’effrayante question de l’Œdipe (allusion devenue aujourd’hui si bénigne !), il y a de quoi non seulement ne pas trop s’étonner des réactions effarées des officiels de la science à son époque, mais aussi s’interroger sur le travail absolument vital qui s’opérait chez Freud, travail scabreux qui consiste à tripoter les textes les plus fascinants pour en tirer quelque chose de bien particulier, ayant trait à la psychanalyse. Pour la pulsion, il s’est passé quelque chose d’analogue, qu’il est sans doute difficile de remarquer, parce que nous avons trop l’habitude d’oublier l’architecture littéraire des textes freudiens. Pris comme nous sommes dans le jeu des propagandes industrialistes qui imposent de lire les textes comme de simples documents porteurs d’informations, nous effaçons de ces textes-là, comme de tous les autres, quantité de choses qui précisément font qu’il s’agit de textes au sens plénier de ce terme. Bref, je pense que nous avons les meilleures raisons de regarder les textes freudiens de très près, c’est-à-dire sans estomper le moins du monde leur lettrisme. Il y a là, à mon avis, une clé dont nous avons à nous servir. Mais que ça rende la lecture plus difficile, c’est évident.
Revenons au « Trieb ». Voilà un cas exemplaire, où nous voyons Freud hésiter mais suivre une certaine ligne qui va traverser toute son œuvre depuis les écrits du XIXe jusqu’à « Malaise dans la civilisation » où il est question de la pulsion. Cette ligne, Freud se la remémore à lui-même en somme, en tant que de besoin, c’est-à-dire en bon rhéteur qui à travers faux-pas et détours poursuit le fil de son discours démonstratif. Il se la remémore grâce à Schiller, à son très cher Schiller avec qui il est dans une certaine relation d’enlacement. Cette relation est exactement celle d’un glossateur : il aime le texte de Schiller, il va s’en servir, mais s’en servir jusqu’à un certain point. Jusqu’à quel point ? Exactement, jusqu’au point où Freud doit cesser de commenter, d’utiliser les tours de passe-passe rhétoriques d’un glossateur, c’est-à-dire jusqu’au point de bascule où il va se jeter à l’eau et « se » sortir, si je puis dire, ce qu’à la fin du compte, après bien des circonvolutions esthétiques, il doit dire, lui Freud !
Le « Trieb », ça devient une sortie de Freud et ça n’a pas été sans mal. Exactement, comme sur la question de la libre association, sur le laisser-faire des mots dont Schiller avait vanté les mérites (dans la correspondance avec Körner), le « Trieb » est devenu chez Freud tout autre chose que chez Schiller où, cependant, comme je vais l’indiquer brièvement, tant de développements sont saisissants. Notons en passant les précisions relatives à la libre association chez Schiller, précisions très explicites et mettant les points sur les i, qu’on trouve dans le compte-rendu en 1920 de l’ouvrage d’Havelock Ellis (G.W., XII, 310).
Le « Trieb » nous aide à nous représenter comment se fait son œuvre, la longueur du processus pour marquer les balises d’une théorie, en pesant au fil des années les concepts, c’est-à-dire en méditant sur le choix des mots comme on tire sur un élastique. Remarque précieuse par les temps qui courent, nous le savons. Essayons de suivre la référence au « Trieb » chez Schiller, référence qui a été si importante pour Freud, selon son propre témoignage.
Sans doute n’est-il pas inutile que je récapitule maintenant mon exercice de lecture. En fourgonnant dans Schiller pour réfléchir à la question de l’esthétique, aux liens de celle-ci avec la vieille idée juridico-poétique d’une Science de la Nature, je suis tombé chemin faisant sur des considérations générales concernant « le Moi qui persiste éternellement » (.. in dem ewig beharrendem Ich), par opposition à ce quelque chose qui change, parfaitement exprimé dans des formules traditionnelles (qui appartiennent, soit dit en passant, à la filière des lieux-communs de la rhétorique) telles que « la fleur s’épanouit et se fane » (die Blume blühet und verwelkt). Vous trouverez ce passage dans les « Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme », lettre 11. J’ai pensé alors, que Schiller méritait bien l’espèce de tendresse dont Freud entourait son œuvre et je me suis souvenu de l’expression « notre philosophe-poète ». Vérification faite, ce mot affectueux est prononcé par Freud dans « Die Frage der Laienanalyse » (G.W., XIV, 227), dans un paragraphe où précisément, après avoir repris un propos de Schiller sur la Faim et l’Amour qui font tourner le monde, Freud se justifie d’avoir choisi le mot « Trieb » pour rendre compte de certains processus de l’appareil psychique ayant à manœuvrer « ces besoins du corps » (diese Körperbedürfnisse).
L’allusion aux vers de Schiller (du poème « Die Weltweisen ») se retrouve dans plusieurs textes freudiens remarquablement espacés tout au long de l’œuvre : j’ai noté chronologiquement donc les références que j’ai pu relever. Les voici : à propos des souvenirs-écrans (G.W., I, 546, la remarque se trouve en note dans la Standard Edition, III, 316), du trouble de la vision (G.W., VIII, 98, remarque S.E., XI, 215), et du malaise dans la civilisation (citation explicite de Schiller G.W., XIV, 477). Notons donc ce soutien littéraire, une sorte de point d’appui que je qualifierai de textualiste, que Freud est allé chercher dans sa lecture de Schiller, d’un Schiller dont il s’est fabriqué un mode d’emploi.
Un mot encore sur Schiller. Les « Lettres sur l’éducation esthétique » contiennent à partir de la lettre 12 des développements très substantiels portant sur la distinction entre deux manifestations de ce qu’il appelle le « Trieb » : d’une part, si nous traduisons par « pulsion », « la pulsion sensible » (der sinnliche Trieb), d’autre part « la pulsion de forme » (der Formtrieb). Mais là, évidemment, nous entrons dans la zone d’un discours philosophique dont l’économie ne pouvait être celle du discours freudien ; cela ne veut pas dire que Freud ne l’ait pas médité et qu’il n’en ait pas tiré profit. Il est d’ailleurs significatif que (sauf erreur de ma part) les « Lettres » ne sont pas citées par Freud. Il me paraît impensable qu’il en soit resté ignorant. Renseignements pris, les éditions de ces Lettres (depuis la 1ère parue en 1801) étaient suffisamment répandues pour qu’un Schillerien aussi avisé et admiratif ait eu ces textes sous les yeux. Pour ma part, je postule, sans grand risque de me tromper, qu’il les a lus. Mais peut-être à cet égard suis-je en train d’ouvrir une porte ouverte, car il est probable que dans l’énorme littérature mondiale consacrée à Freud se trouve une étude vraiment approfondie qui aura déjà tranché sur cette question.