Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Melampous, le devin - Réflexions sur le pouvoir généalogique des États

Pierre LEGENDRE : J’ai souhaité donner un titre à notre entretien, un titre qui convienne à votre Revue1, publiée sous l’égide de la mythologie grecque. Melampous est votre héros éponyme, vous avez retenu son nom pour lui référer les écrits de cette Revue spécialisée dans les questions de Justice, relativement à la jeunesse et à la famille. En somme, votre initiative est votive, en ce sens que vous exprimez là, de par cette référence protectrice, le vœu de voir s’accomplir quelque chose qui vous tient à cœur : que prenne consistance une certaine ligne de réflexion, tenant compte d’une dimension qui vous dépasse et que précisément l’allusion mythologique permet de mettre en scène. Permettez-moi de commenter brièvement votre invocation de Melampous.

L’intérêt d’une telle invocation, c’est de fabriquer une fiction, qui va produire ses effets au fur et à mesure de vos publications. Au départ, il s’agit d’attirer l’attention au moyen d’une enseigne, d’une forme verbale peu familière, s’entourant de mystère, autant pour vous que pour vos lecteurs. Nul ne peut dire ce qu’apportera Melampous ! À vous d’être à la hauteur de ce que vous cherchez à exprimer et qui devrait, selon le vœu inclus dans l’adresse à Melampous, entraîner les lecteurs dans une certaine direction. Voilà un bon début pour une Revue fondée par des magistrats : s’exercer à penser dans une perspective qui prenne acte de la fiction. Et quelle fiction : Melampous, le devin !

De la très riche histoire concernant ce per­sonnage, déjà présent chez Homère, je retiens un certain nombre de choses, très pertinentes pour notre propos. On prête à Melampous d’avoir guéri un homme de son impuissance et les femmes d’Argos de leur démence. On dit encore qu’il fut le premier humain à mettre de l’eau dans son vin. Mais surtout, on lui reconnaît le divin pouvoir du devin. Arrêtons-nous un instant sur ce mot : le devin. Ce substantif désigne celui qui prophétise ou qui rend des oracles ; il provient de l’adjectif latin divinus, qui signifie d’une part “relatif aux dieux”, “divin” donc, d’autre part “prophétique”. Et maintenant, laissons-nous aller à séculariser ces formules, pour en tirer une utile leçon d’introduction.

En termes conformes à la banalité qui est devenue notre lot, je dirai que le pouvoir du devin consiste à reconnaître la prédictibilité de ce qui survient dans une vie humaine. Le pouvoir de deviner, d’une certaine façon s’inscrivant dans l’ordre du monde, c’est le pouvoir de concevoir qu’une logique est à l’œuvre pour le sujet humain, la logique que les Anciens appelaient destin, plus exactement selon l’expression parfois reprise en droit romain, Fata, les paroles qui portent chaque individu. Vous sentez bien déjà l’absurdité des propagandes désinvoltes qui déclament sur l’invention du sujet par l’Occident, sur l’individualisme libérateur, etc. Personne dans l’humanité ne peut être libéré des Fata, des paroles qui le fabriquent et le portent. Et si nous réfléchissons sur les montages langagiers d’une société – d’une société quelle qu’elle soit et en n’importe quel temps historique – nous en venons à penser qu’il existe une fonction sociale de pouvoir, qui prend place elle aussi dans cette construction de discours, dans le discours des Fata, dans la logique du destin.

Aujourd’hui, ce discours nous dit que chacun est libre de son destin, qu’il n’y a plus de Fata sociaux, que l’individu ainsi libéré est en somme son propre Melampous. En vérité, la logique est toujours là, et la difficulté est de comprendre ce que signifie le discours social contemporain, selon lequel il n’y a plus de fonction de pouvoir, le pouvoir revendiquant sa propre disparition, au bénéfice du sujet libéré. Se libérer sur la base de la disparition du pouvoir, qu’est-ce que cela veut dire ? Plus précisément, quant à ce qui justement nous intéresse en cet entretien, quelles en sont les conséquences relativement aux problèmes de la jeunesse et de la famille portés devant le juge ? Quel peut être le sens du discours du juge, dans le contexte des propagandes du sujet libre de son destin ?

Cette interrogation a pour corollaire ceci : quel peut être le sens du pouvoir d’État , lequel repose l’existence même de la fonction judiciaire ? L’État est-il en train de se décomposer sous nos yeux, au bénéfice du sujet libre de son destin, du sujet-individu devenu, selon une formule de Wim Wenders, un “mini­-État” ? Et que peut signifier dès lors l’invocation de Melampous ? Décorum pur et simple, ou mise en scène de la dimension qui nous dépasse ?

Après ces quelques remarques introductives, qui fixent un cadre à notre entretien, essayons-­nous au dialogue.

Melampous : Vous avez avancé les notions de juridiction sociale et de juridiction sur le sujet. On peut donc évoquer ces deux termes : juridiction des mineurs, et juridiction sur le sujet. Comment se présentent ces deux positions judiciaires dans le cas du juge des enfants ?

 

P. Legendre : Les notions que j’ai avancées ne portent à conséquence qu’à partir de la prise en compte d’une notion beaucoup plus large : la Justice généalogique. J’ai beaucoup écrit là­-dessus et surtout j’ai proposé des démonstrations pratiques, soit à l’occasion de sessions de formation à l’École Nationale de la Magistrature, soit par des exercices casuistiques organisés par le Laboratoire2 que j’ai fondé. Je ne pense pas qu’il soit possible de traiter d’une affaire pareille sans le renvoi permanent aux cas, d’autant plus que les juges sont envahis par des discours flasques, qui ne manquent pas d’évacuer les questions difficiles soulevées par l’incertitude, admise et même cultivée, quant à la position des juges, particulièrement des juges des enfants, dans la société française contemporaine. On consomme des recettes, pour éviter d’aborder les problèmes de fond, noyés dans des considérations bien pensantes sur l’éthique, l’intérêt des enfants, etc. Nous touchons aujourd’hui les revenus de nos investissements d’il y a vingt et trente ans en matière de réflexion sur le droit et les juges, investissements dans un sociologisme effréné, qui est allé jusqu’à prôner le thème effrayant de “l’expérimentation sociale”, formulation encore présente dans des écrits que je lis ici et là, ou même dans la bouche des responsables des diverses politiques judiciaires ! Eh bien, l’expérimentation sociale, ou pour reprendre une autre expression qui fut en vogue chez les sociologues du droit, “le changement de mentalité”, vous avez sous les yeux ses résultats : la désinstitution généralisée et la débâcle des jeunes générations, sous l’égide de la Justice, s’il vous plaît. Comment voulez-vous parler de juridiction sur le sujet, quand le mal n’est pas reconnu à sa racine, c’est-à-dire à la racine de la pensée, d’essence positiviste, qui préside au règne du self-service normatif ? Le concept de juridiction sur le sujet n’est accessible que par la casuistique et sur la base d’une redéfinition de la politique judiciaire concernant le noyau dur, le noyau atomique du système normatif, c’est-à-dire le montage généalogique dont les juges sont les garants de principe.

Je ne considère pas les juges des enfants comme des juges à part, qui ne seraient pas des juges, mais des assistants sociaux ou des thérapeutes, voire des militants du nouveau Charity business, délégués par l’État, que sais-je encore. Je dis : le juge des enfants est un juge, un interprète, donc, de même rang logique que le juge statuant sur les questions soulevées par le biologisme, et c’est à ce titre de juge intervenant dans la vaste problématique généalogique, dont les divers plans sont indissociables, qu’il peut se repérer dans la structure et comme fonction ; c’est aussi à ce titre qu’il peut être opérant, véritablement opérant pour les jeunes sujets, parce qu’il est, en tant qu’interprète des intérêts de la filiation, le garant de la conservation du tabou. Cela veut dire, par voie de conséquence, que la légitimité de sa place, dans l’échafaudage social de la garantie, doit engager le juge des enfants à exercer sa fonction de garant de la conservation du tabou à l’égard de tous les intervenants d’un dossier, travailleurs sociaux et psy. Si l’on subvertit cette logique, alors le bavardage et les fantasmes des uns et des autres tiennent lieu de loi. Mais là encore, c’est par la reprise des cas, selon la rigoureuse méthode que je tente de promouvoir dans la pratique d’un très modeste, et cependant très efficient Laboratoire2, que ces questions peuvent être abordées et comprises. Comprendre ici veut dire renoncer à cette fameuse “sociologie du droit sans rigueur” et aux simplicités répandues en son nom, accepter enfin l’idée que la société est d’abord et avant tout une fonction pour le sujet. L’enjeu finalement n’est rien d’autre que la Raison à l’échelle sociale. Si la Raison sociale déraisonne, le montage de l’identité se défait pour le sujet. Les juges sont les garants de l’identité. Voilà la thèse que je soutiens et que je soutiendrai contre vents et marées. L’idée de la juridiction sur le sujet tient dans ces formules.

Je voudrais, au-delà de votre question, ajouter une considération générale relative au juge des enfants, et qui ne concerne pas que lui bien sûr ; cependant, ici je m’adresse à des magistrats. Je pense qu’il est nécessaire de ne pas céder aux affects, dans une fonction aujourd’hui si exposée à succomber à la propagande de l’affectif qui envahit notre univers, et notamment le domaine de la jurisprudence et des pratiques où la famille et la jeunesse sont en cause. L’idéologie de la compréhension, de l’adhésion, du partenariat est non seulement la porte ouverte à tous les jeux de la séduction, si redoutables en raison de l’arrière­ plan inconscient toujours présent (y compris naturellement chez le juge lui-même, qui a bien envie d’être aimé); mais elle constitue l’arme privilégiée de l’annulation de la fonction judiciaire en tant que fonction symbolique. Du caractère symbolique irréfutable de cette fonction, c’est-à-dire de sa capacité d’efficience (au sens clinique du terme) à l’égard du sujet ou des sujets auxquels a à faire le juge, il faut déduire une attitude structurale­ment adaptée ; j’entends par là, cohérente entre le but recherché (mettre en œuvre cette fonction) et la situation concrète de tel jeune, de telle famille, de tel parent. Or, que se passe-t­-il, lorsqu’on cède aux affects, dans ces situations le plus souvent dramatiques ? On fabrique des sujets sous statut d’exception, des privilégiés du malheur, qui de ce fait vont se trouver emprisonnés dans l’affectif, on leur coupe la voie de l’élaboration. Autrement dit, le sujet n’a pas à mettre le prix, le prix subjectif auquel l’humain est confronté, les enchères symboliques montent, si j’ose dire, de sorte qu’on mobilise la machine judiciaire et administrative pour alimenter le pire. Vous connaissez ces cercles infernaux de jeunes qui se trouvent comme indéfiniment relancés dans leur escalade symptomatique, au bout de laquelle il y a la chute finale – leur propre chute dramatique –, la lassitude des services, l’échec de tout ! Dans ces cas multiples, qui paye le prix symbolique ? Ce que je dis là va à contre-courant, puisque nous vivons le dis­cours de l’amour social à tout-va. Récemment, un journaliste commentait un jugement d’inceste ainsi : Condamné pour “l’amour violé de sa fille”. Traduisez : il aimait sa fille, il l’a violée, c’est la faute à l’amour ! La dictature de l’affectif, c’est l’inceste et le meurtre agis qui circulent, dans le discours social, comme conséquences naturelles de la lutte anti-tabou.

Encore un point, qui intéressera particulière­ment les juges de la famille : le problème du nom, problème à propos duquel circulent des discours sociaux d’une indigence intellectuelle véritablement extraordinaire, sous l’égide, là encore, de la liberté de l’individu. J’ai longue­ment évoqué l’institution patronymique dans mes Leçons, pour indiquer sa charge mythique, au sens où le patronyme a valeur structurante pour l’individu, grâce à l’allégeance juridiquement organisée au principe du Père dans la culture, c’est-à-dire ni plus ni moins à la Raison. Cela ne s’enseigne pas encore dans les cours de droit civil à l’Université, parce que le droit des personnes n’a pas pris acte de la grande découverte de l’inconscient de l’homme ; mais on y viendra, car certains civilistes aperçoivent maintenant la nécessité de s’affranchir du fondamentalisme biologique comme du sociologisme, embrassé parfois comme une religion. Notez en passant que la religion elle-même, ici en Europe et plus généralement en Occident, ne comprend plus rien à cette affaire du nom ; cela peut paraître curieux, mais c’est ainsi ; je lisais récemment une revue catholique, dont un article titrait : “Et si on portait le nom de sa mère ?”. Et le journaliste de commenter : ” … La mère, comme le père, peut transmettre à ses enfants ses dons, ses qualités et ses défauts. Alors, pourquoi pas son nom ?” Voilà un exemple typique de nos manières naïves pour rayer d’un trait de plume, non seulement les laborieuses constructions de la culture, du reste passablement modulées en Occident même (par exemple en associant légalement le patronyme maternel au patronyme paternel à chaque génération), mais aussi la question centrale posée par le patronyme. Quelle est cette question ? Je la résume d’un mot : le nom est pour l’individu la représentation instituée du tabou. Il ne s’agit pas de liberté publique ni d’égalité démocratique ; il s’agit d’un tout autre registre, celui de la représentation et des images. Les montages juridiques hérités de la tradition ne sont pas intouchables, mais ce qui est intouchable, c’est la logique. Alors, de grâce, argumentons comme il faut, et ne versons pas dans ce qu’il faut bien appeler une imbécillité sociale. Du reste, un peu de rigueur dans la réflexion tiendrait compte des effets de débâcle – j’ai cité un cas de meurtre particulièrement éloquent survenu en Amérique – du changement de nom, quand il est concédé inconsidérément à de jeunes sujets comme un droit. Notre démagogie, c’est-à- dire notre absence de discernement dans la politique du droit des personnes, conduit souvent au pire. Mais, qui se soucie de cela ? Ce sont les juges qui sont, si j’ose dire, expédiés sur le front de nos incohérences. Vous voyez, la position judiciaire ne se conçoit pas sans qu’elle renvoie au discours de la Référence ; c’est pourquoi je parle de politique du droit civil, et dans un sens très précis. Alors que nous sommes sur la voie de balayer allégrement et en toute innocence l’idée d’in­disponibilité du droit des personnes – une notion qui n’a jamais été interrogée sérieusement en dehors de ses aspects techniques –, une réflexion sur la politique du droit civil s’imposerait, afin de mieux comprendre précisément la position structurale du juge, l’enjeu logique de cette position. Les naïvetés d’aujourd’hui constituent une brutalité à l’égard des générations qui viennent, et je ne cesse de le dire : envoyer à la casse la problématique du tabou qui soutient le droit des personnes se paiera très cher. La solution n’est pas de s’entourer d’une nuée de psy, de travailleurs sociaux, d’experts en tous genres, car la question de fond est radicale : qu’est-ce que le droit civil, à quoi sert-il ? Et finalement : qu’est-ce qu’un juge, à quoi sert-il ?

Melampous : Vous venez d’évoquer la casuistique. Quelles peuvent être les places respectives de la casuistique et des nouveaux impératifs de gestion ?

 

P. Legendre : Je sais l’immensité des problèmes et l’importance des techniques de gestion moderne. Mais de quoi parlons-nous : du saupoudrage des moyens budgétaires ou de l’abord des impasses dans la Justice généalo­gique aujourd’hui ? Si la fonction de l’État, en tant que garant de l’interdit, c’est-à-dire du tabou, dans la culture contemporaine, se délite, il y a à en faire le constat, à l’analyser afin d’en tirer des conclusions pratiques. Nous n’avons pas, ni vous ni moi, à avaliser par avance cette politique, ou plutôt cette absence de politique qui consiste à s’abriter derrière les impératifs de gestion, de manière à différer indéfiniment le questionnement sur le fond des choses. J’entends par là : le fond des choses de la normativité, c’est-à-dire la conservation du tabou dans l’humanité à laquelle nous apparte­nons, ici même en Occident. On joue la musique gestionnaire partout. C’est l’un des effets à long terme de l’écrasement des catégo­ries normatives qui portent le droit civil des personnes et, pour partie, le droit pénal (le domaine des crimes contre l’interdit : inceste et meurtre) : la Justice déraisonne et les juges perdent la tête ; on aura beau se raccrocher aux droits de l’homme, aux droits de l’enfant, à l’éthique, à ces radeaux provisoires, ces facil­ités seront un jour usées et ne permettent déjà plus d’endiguer la débâcle. Je cite souvent, pour bien comprendre où nous en sommes, une décision cana­dienne, l’histoire d’une trans­sexuelle, divorcée et mère d’un garçon, devenue homme par la vertu chirurgi­cale et la bénédiction de l’état civil, et qui a été autor­isée à adopter comme père son fils né de son propre mariage, après déchéance des droits du père de l’enfant ; le juge, ne voulant pas être moins moderne que les psy et travailleurs sociaux unis pour la même cause, a repris leur propre argument : “pour cet enfant, sa mère est morte” (sic). Certes, pourquoi pas ?  Alors, je vous demande : est-ce là juger, ou se soumettre aux impératifs de gestion imposés par les lobbies médicaux, par les groupes de défense de nouvelles doctrines politiquement correctes, etc. ? On m’opposera que l’enfant était consen­tant. Et pour cause : qu’est-ce que cet enfant­ otage du fantasme maternel – fantasme légalisé et par le discours politique et par l’appareil judiciaire – pouvait refuser à sa maman devenue son papa ? Je dis qu’il y a maldonne, parce qu’on ouvre à ce fils les portes de l’enfer subjectif sans se soucier de la position obscu­rantiste affichée par la Justice d’aujourd’hui aux prises avec les questions généalogiques. Je trouve légère, bien légère, la position prise en la matière de transexualisme par la Cour européenne des droits de l’homme et par notre Cour de cassation. Il est désormais plausible que les États promeuvent des délires. Il y a un précédent en Europe, le précédent de l’État nazi. Vous remarquerez que la nouvelle Justice anti-tabou gère le postulat de cette idéologie dont nous prétendons nous être délivrés : la croyance selon laquelle la vérité de la filiation est biologique.

 

Vous avez ainsi les éléments d’une réponse. La casuistique – j’entends par là, une casuistique digne de ce nom, c’est-à-dire non inféodée à l’obscurantisme de l’anti-tabou ou du biologisme soft – se situe à l’articulation entre les deux plans structuraux de la normativité (le plan de la Référence et celui du sujet de la tri­angulation œdipienne familiale), tandis que la gestion, en tant que discours de substitution, prend place parmi les discours d’accompagnement de la Référence. Cela veut dire que la gestion est l’équivalent d’une théologie traditionnelle, elle se donne comme justificatif de la Référence ; en termes de sécularisation, je dirai que la gestion est une idéologie de consommation, une idéologie qui considère le droit comme une technologie de régulation sociale, n’ayant donc rien à voir avec la question de l’interdit pour le sujet.

 

Je disais à l’instant : on joue la musique gestionnaire partout. Que signifie le recours aux impératifs gestionnaires ? J’ai assisté personnellement aux débuts de cette mode gestionnaire voici plus de trente ans, comme expert des Nations Unies. Au nom de la gestion, les idéologues du développement considéraient que partout où passe le rouleau compresseur de l’industrialisme moderne, les religions se folklorisent ou disparaissent ; spécialistes de l’Est comme de l’Ouest ont prêché, dans les pays musulmans d’Afrique que j’ai connus, l’éradication des enseignements traditionnels, la table rase, par conséquent la fin des écoles coraniques. Je n’étais pas seul, à ma modeste échelle, à m’élever contre un tel simplisme, et la suite a montré l’absurdité du totalitarisme gestionnaire. Car, il s’agit bien de cela : un totalitarisme, qui prétend tout digérer, et d’abord ce qu’il ne comprend pas. Aujourd’hui, j’assiste à un phénomène analogue : ce que je propose ne serait pas compréhensible ! J’entends là tout simplement l’expression du refus de penser. Et je retrouve une attitude familière, très répandue dans certaines instances ministérielles comme elle l’est dans les sphères responsables de la bureaucratie internationale : laisser filer les problèmes, puis quand les échéances sont là, déclarer l’urgence de raisonner en termes de masse, par conséquent de lignes budgétaires, ce qui renvoie de nouveau aux calendes l’inter­rogation sur le fond ; alors, pour faire bonne mesure, on ajoutera des formules vides telles que “faire confiance aux spécialistes de terrain”, autrement dit, qu’ils se débrouillent dans la débâcle générale. Mon sentiment à l’heure actuelle est d’assister à la prolongation d’un refus obstiné, quel que soit le niveau hiérarchique, le refus de critiquer l’idéologie gestionnaire et de mettre en place une structure instituée de réflexion, travaillant avec la Chancellerie à partir de l’exemplarité des cas pour fonder une politique judiciaire à l’adresse des jeunes générations. Les temps qui viennent diront si mes propositions sont entendues.

Melampous: Fonction parentale de l’État et plausibilité de la parole publique tenue par le juge. Peut-il y avoir des degrés dans la situation des fils, ou pour reprendre l’expression que vous empruntez à la tradition du droit romain, des fils de l’un et l’autre sexe ?

 

P. Legendre : Précisons bien les choses au départ. L’idée de fonction parentale des États comporte l’allusion au vocable juridique latin de parens, lequel renvoie d’abord au père. Du reste, il est à noter que le mot parent, si on le relie à l’histoire du droit romain, nous oblige à penser que chacun des deux parents, le père comme la mère, ne reçoivent cette qualification qu’eu égard à cette référence au père, au principe de paternité. Cela veut dire qu’au fond de cette notion il ne s’agit pas de viande, mais d’autre chose, qui dans l’espèce humaine – l’espèce douée de parole – vient recouvrir l’élément biologique et qu’on peut appeler symbolique parce qu’il s’agit de langage. Autrement dit, il n’est de parent, père ou mère, qu’assigné à cette marque qui dépasse chacun des deux sexes, s’impose à lui comme marque langagière, exclusivement langagière.

Alors, la question se pose : quelle est donc cette notion, qu’en termes de tradition occidentale, on appelle le père, ou plus exactement principe de paternité ? On peut répondre assez sobre­ment : c’est la notion qui fonde chacune des fonctions de la reproduction du sujet du langage, c’est-à-dire aussi bien la fonction mère que la fonction père dans la famille concrète. Cette notion n’est donc pas réductible à la qualité biologique des géniteurs. Je pense avoir apporté tous les éclaircissements nécessaires sur cette problématique dans mes Leçons publiées à ce jour. Finalement, le Père (avec majuscule) désigne le principe anthropologique de différenciation dans l’humanité, à la fois à l’échelle de la société considérée et pour le sujet, et c’est à la découverte de l’in­conscient par Freud que nous devons de pouvoir aborder aujourd’hui le ressort de ce principe et la complexité du phénomène institutionnel. En somme, le noyau atomique du droit (les catégories généalogiques du droit civil et leur prolongement en droit pénal, la condamnation de l’inceste et du meurtre), qui traduit dans la culture moderne l’interdit ou, si vous préférez cette autre appellation, l’exigence du tabou, ne se conçoit que rapportable à l’instance logique qui le fonde ; en termes des religions monothéistes familières aux Occidentaux : au Dieu Créateur ; en termes laïcisés : à l’État, garant des montages normatifs qui assurent la conservation du tabou – du tabou en tant que porteur des vies humaines.

La désintégration du noyau juridique est un coup porté à la vie, à travers le coup porté aux constructions symboliques. Mais, comme il est impossible d’abolir la logique, le discours anti-tabou d’aujourd’hui, s’il vise le Père, ne peut néanmoins abolir sa place. Et c’est pourquoi nous assistons à l’émergence de formes inédites du tabou, de sub­stituts, parmi lesquels on reconnaît tout de suite les grands discours industriels contemporains qui paradoxalement, tout en jouant la carte de l’anti-tabou, prennent la place du tabou : la Science (avec majuscule) sous ses variantes essentielles ici, c’est-à-dire l’économie et la bio-médecine. Avons-nous affaire à des substituts vivables, à des inventions qui ne feraient que moderniser l’ordre symbolique, ou bien au contraire à une évolution qui promeut la confusion des registres et risque d’aboutir à l’impasse ?

 

Je ne vois pas se dessiner une interrogation là-dessus, ni le moindre souci de saisir, en termes vraiment modernes, la question du Père. Je lisais dans votre Revue, numéro 3, des formulations désarmantes, énoncées par un sociologue, par exemple celle-ci : “Pour qu’il y ait un père, il faut que l’on reconnaisse un lien entre l’acte de procréation et l’enfant…”. C’est ne pas avoir pris acte de la nature normative et par conséquent symbolique du concept de père ; c’est déplacer la problématique vers l’élément biologique et, de ce fait, réduire le questionnement à bien peu de chose, dans le sens de l’idéologie biologicienne. Au fond de ces simplifications néo­-positivistes, désormais poussées en avant par les propagandes biomédicales, il y a la méconnaissance de ce dont il s’agit dans la fonction étatique elle-même en tant que fonction dans la culture : inscrire socialement la représentation du Père et légitimer la parole des juges, ces garants de l’identité.

 

Où en sommes-nous sur ce terrain, c’est-à­ dire en définitive où en est, dans nos sociétés laminées par les nouveaux fondamentalismes (en Occident, le discours économiste et le discours biomédical), l’idée de filiation, entendue ici dans toute sa complexité et avec toute sa portée d’humanité ? Nous vivons le temps d’une échéance historique. N’oublions pas que l’État a été inventé en Europe par la rencontre du droit romain et du christianisme, sur une certaine base donc, systématiquement méconnue par les travaux de science politique et par l’anthropologie elle-même, cette discipline clé à laquelle je m’efforce de donner Ies moyens de faire retour vers l’Occident.

L’État est le produit de la mise à l’écart du discours familial et féodal, il est le produit d’une élaboration vers l’abstraction, élaboration favorisée d’une part par l’idée romaine de la Chose publique, d’autre part par l’idée canonique pontificale du pouvoir ; ces deux courants réunis ont en quelque sorte dégagé l’homme européen du familialisme, inscrit le sujet dans un statut qui a évolué vers une forme à laquelle on pourrait appliquer avec grande pertinence la fameuse formule de l’apôtre Paul, “sans père, sans mère, sans généalogie.” En somme, un idéal a surgi, qui a fabriqué, pour le meilleur et pour le pire, le citoyen à l’européenne, le non-fils. L’échéance consiste en ceci : la carte est en train de se retourner, sous nos yeux. L’ordre normatif étatique, tour de force mais aussi tour de passe-passe, était viable tant que la culture occidentale était portée par un cadre juridique stable, par des distinctions claires séparant l’espace public et l’espace privé du discours. En d’autres termes, tant que l’État lui-même a tenu la main à sa fonction de garant, c’est-à­ dire tant que le pouvoir généalogique a pu s’exercer à la manière du monopole de la monnaie ou du monopole militaire, le système pouvait fonctionner de façon non schizophrénique si j’ose ainsi m’exprimer ; nous avions un système politique de citoyens se reconnaissant dans la sphère publique dans le discours fictivement hors généalogie, et nous avions un système social avec le dispositif familial des fils – fils de l’un et l’autre sexe – se repérant comme tels dans la sphère privée, laquelle pouvait régler ses ratés plus ou moins correctement, mais toujours sur le mode du représentable par le truchement de la médiation judiciaire. Nous n’en sommes plus là.

Notre monde est sens dessus dessous. L’État a peu ou prou renoncé au pouvoir généalogique en laissant éclater le cadre normatif porteur du tabou ; l’État s’en remet, pour ce qui concerne le discours des fondements et de la garantie du tabou, à des instances multipliées, sans cohérence propre et parfois en concurrence féroce ; par exemple au marché psy, aux lobbies biomédicaux devenus quasi-propriétaires des instances d’éthique (en France, le Comité National d’Éthique a été d’abord une extension à ciel ouvert de l’INSERM et il est présidé de droit divin, si j’ose dire, par une personnalité scientifique !) ; enfin, les nouvelles valeurs totalitaires sont apparues, renvoyant au conservatisme maudit toute résistance à l’enchaînement de la désubjectivation, enchaînement inévitable dès lors que le sujet humain est désormais posé comme devant se fonder lui-même, s’auto-légitimer. Donc, nous en sommes là, à la casse des fils en tant que fils, puisqu’il est admis que la casse elle-même, sous forme de drogue, de suicide, de meurtre et d’inceste accomplis, est inévitable. Ma position, vous la connaissez. Je dis : cette situation, l’humanité ne l’acceptera pas, tout simplement parce qu’on ne peut abolir la logique.

 

On peut déceler les signes de la persistance de la logique, en dépit du tapage anti-tabou. Sur quoi repose la structure anthropologique d’une société, sur quoi repose la logique du Père ? Sur ce qu’en psychanalyse on appelle, d’une formulation technique, l’exigence de la castration symbolique pour les deux sexes. Cela veut dire que la vie humaine comporte un billet d’entrée, un prix à payer par chaque sujet. Je laisse ici de côté ce que nous savons de ce prix symbolique, dont parlent toutes les religions de l’humanité et qui touche aux enjeux inconscients de la séparation subjective : l’humain doit naître une seconde fois, il naît aux institutions, à la vie symbolique, moyennant ce que les religions désignent comme sacrificie, un sacrifice. Or, que voyons-nous ? Nous voyons nos sociétés réinventer, de façon massive et inédite, le sacrifice humain, c’est-à­ dire l’ignominie. Elles peuvent le faire, parce qu’elles disposent d’un discours qui consiste à fragmenter les problèmes au nom de la Science majuscule. 

J’ai été frappé récemment, au cours d’une session à l’École Nationale de la Magistrature, des réactions relatives à ma proposition d’intégrer une réflexion sur le droit du travail dans la problématique d’ensemble de la filiation. La plupart des participants ont été surpris, et quelques-uns l’ont refusée catégoriquement. J’ai été moi-même surpris de ces réactions, mais finalement elles m’ont appris quelque chose : qu’en effet il est insupportable aujourd’hui d’envisager le phénomène du chômage comme un coup porté à la constitution subjective, à l’ordre symbolique lui-même, c’est-à-dire au statut de fils. On ne peut com­prendre pareille atteinte, que si l’on considère, comme y invite notre connaissance moderne de la construction humaine, que le travail est chez l’homme l’activité symbolique par excellence, à travers laquelle il joue et rejoue indéfiniment la question de son identité, au sens plein du terme, c’est-à-dire au sens généalogique. Alors, on peut bien sûr refuser de rapprocher le travail et l’enfantement, comme on peut aussi dénier, dans un autre ordre, à la physique nucléaire sa rigueur ; cela n’empêchera pas le travail d’être sous statut symbolique pour le sujet ni la physique nucléaire d’être ce qu’elle est ; je dis simplement qu’on se prive de comprendre ce à quoi touche le droit, on se prive de comprendre que le juge manie des explosifs, c’est-à-dire la raison de vivre du sujet.

 

Alors, je veux bien que de la même façon, en usant de tous les subterfuges intellectuels, poli­tiques, sociologiques, ou autres, on dénie le fonctionnement de la logique sacrificielle. Pourtant, les faits sont là. Les juges qui s’occupent de la jeunesse et de la famille ont massivement affaire au phénomène de l’inexistence normative, à des variantes de ce que j’appelle les infra-statuts. La sociologie officielle nous vend le déni sous l’emballage d’une formule bien-pensante à la mode du XIXe siècle : nous sommes face à “la misère du monde”, nous dit­-on. Ce n’est pas cette voie facile de l’indi­gnation qui nous mènera bien loin dans l’analyse. Il faut d’abord saisir à quoi répond la négativité dans une société, sa fonction symbolique. Les sacrifiés permettent aux autres de vivre. Voilà la vérité anthropologique. En fait, la multiplication des morts-vivants, des statuts innommés, des illettrés, des auto­-destructeurs accomplit ce que la nouvelle normativité destinée au sujet libéré du tabou refuse de regarder en face : qu’il s’agit là de sacrifices institués. Soulignons : sacrifices institués. Si l’on travaillait cette formule, on ferait une découverte portant à conséquence ; car, en étudiant la Justice généalogique transformée en poubelle sociale, on découvrirait que dans l’échafaudage normatif tout se tient, parce qu’à la base des catégories juridiques du droit des personnes en son noyau atomique, il y a, comme je l’ai montré, la problématique de la négativité pour le sujet, la question méta­physique – je veux dire par là ne relevant pas du biologique – du renoncement pulsionnel et de la séparation d’avec le fantasme narcissique.

 

Pardonnez-moi ces allusions savantes à la psychanalyse, mais il faut tout de même mettre les points sur les i. Les propagandes scientistes d’aujourd’hui, au nom de l’économie ou de la biologie, sont à proprement parler obscurantistes. Si l’on voulait bien réfléchir à l’institution du sacrifice humain, ici même en Occident, on ferait un pas vers un peu plus de liberté dans la critique des dogmes économistes ou biologiciens. À cela, j’ajoute cette considération : comment refera surface, dans nos sociétés, le rebelle ? Je pose simplement la question.

 

Cela étant dit, si les sacrifices institués manifestent que la logique demeure, d’autres signes sont là, révélateurs de l’indéménageable. L’inventivité humaine est sans bornes, dès lors qu’il s’agit de vivre, de s’efforcer de vivre, quand le cadre porteur est détruit. Je vais prendre deux exemples, qui bien entendu échappent à l’attention distraite des sciences sociales telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui. Voyez l’attachement à la Sécurité Sociale, tout le monde y trouve son compte, le marché de la santé et, comme il se doit, les malades. Il s’est développé un discours extrêmement intéressant, parfois proche du délire, discours du genre Docteur Knock mais à l’échelle colossale, d’après lequel le destin, les Fata modernes, ont pour horizon et pour enjeu l’être-malade. Je connais des sujets et des familles entières qui, prenant appui sur ce discours de foi, sont littéralement mis sous cloche médicale ; ils vivent symboliquement de cette Sécurité Sociale mythique, asservis au clergé biomédical ; ils retrouvent l’État garant de cette façon. En somme, le tabou s’est réfugié dans la Sécurité Sociale.

Autre exemple : le surendettement ou même l’endettement tout court. On peut se borner à l’étudier par catégories socio-économiques et à la petite semaine, en ayant à l’esprit de soulager le tensions sociales ; parfois, les médias s’en mêlent et cela m’évoque le thème, ironique­ment exploité par Max Ernst, des semaines de bonté : comment adoucir le rapport créancier/ débiteur ? Il y a, là aussi, un versant insoupçonné de la vie symbolique aujourd’hui : la recherche de l’instance bancaire, investie dans la société marchande ultramoderne du pouvoir extraordinaire de mobiliser, à très grande échelle, la demande symbolique. Détaché de la problématique strictement économique, le pouvoir de faire crédit nous renvoie nécessairement au pouvoir généalogique, lequel n’est rien d’autre qu’une affaire de crédit, l’affaire de la garantie dans le rapport de créance et de dette entre les générations. Je ne dis pas que cela soit simple à comprendre, car il faut faire un effort de mise en perspective anthropologique et historique des montages institutionnels. Si l’on consent à cet effort difficile, le panorama se découvre. Aujourd’hui, que se passe-t-il ? Les jeunes sont sommés par ceux qui les précèdent, par la génération libérée de l’interdit et du tabou, de se faire crédit à eux-mêmes, de s’auto-fonder, de s’inventer leur propre loi, puisque le garant a disparu. Eh bien, la défaillance du Père – c’est-à-dire de l’État en tant que garant du crédit généalogique – nous revient par effet boomerang sous une forme inattendue, mais logique : les désinstitués tuent, de très jeunes enfants tuent ; et même, ils tuent dans le style qui leur est inculqué, c’est-à-dire comme nous voulons qu’ils soient, sans culpabilité. La criminologie actuelle réunit des congrès et j’ai eu récemment l’occasion de le dire publiquement : en pure perte. Il en sera ainsi, tant qu’on refusera de repenser la question de la fonction structurante de l’État et de se mettre en face de l’enjeu sacrificiel. Il faudrait faire un pas de côté par rapport au con­formisme ambiant, cesser de se nourrir, comme disait Kafka, de cette “sciure de bois” tant mâchée, de ces formules devenues creuses telles que “les problèmes-de-société”, qui sont, si j’ose dire, notre cache-misère, et masque, dans nos milieux de juristes comme partout, la peur de penser.

Melampous : Les limites de la prise en compte de la dimension interculturelle dans une Justice à vocation intégratrice : quelle est votre position ?

 

P. Legendre : De quoi parle-t-on en évoquant la dimension dite interculturelle ? L’expérience de la chose africaine, qui a été l’une de mes portes d’entrée dans la problématique de l’institutionnalité et du sujet, me fait considérer toute forme de culturalisme d’un œil cri­tique, et même très critique. Vous pensez certainement d’abord à l’ethnopsychiatrie, qui connaît en France un regain de faveur. Je ne suis pas surpris de cette mode, de cette reprise d’une doctrine des années 50-60, alors associée à l’idéologie du Développement majuscule et qui modernise aujourd’hui, moyennant l’utilisation du style gestionnaire familier à notre époque (code, paramètre, son modèle, groupe d’intervenants, etc.), le thème ressassé de l’acculturation. Laissons de côté le scénario universitaire, avec professeur-gourou, promesse scientifique au nom du “complémentarisme”, nouvelle thérapie. Je dirai : pourquoi pas ? Au point où nous en sommes, l’annonce de “nouveau parcours” et la fascination des discours venus de l‘“ailleurs” non occidental produisent des effets rassurants et diffusent un optimisme convivial dont, à l’occasion, juges et services sociaux peuvent si vous me permettez cette expression adaptée à la situation, faire leur beurre. C’est toujours ça de gagné sur l’angoisse de l’actuelle débâcle. Mais il y a là le signe supplémentaire de nos impasses. Et à propos d’interculturalité, je me souviens d’anciennes conversations avec Hampaté Bâ (cet homme de génie enfin reconnu par la presse intellectuelle française qui, en ce moment, revient sur l’Afrique des dernières décennies) et nos amis communs ; un jour, la formule a été lancée : “ils nous prennent pour des nègres !”. Elle me revient en mémoire, chaque fois qu’on m’interroge sur le discours culturaliste, parce qu’elle dit la vérité.

 

Il faudrait prendre un peu de hauteur, si l’on veut comprendre l’impasse où s’engage toute forme de culturalisme, en particulier dans un pays comme la France, pays à vocation intégratrice selon votre formulation. S’intégrer à quoi ? Voilà une question à poser aujourd’hui. S’agit-il de s’intégrer à la désintégration ? Dès lors qu’on accepte de faire un pas de côté par rapport au dogme gestionnaire ou économiste, qui par hypothèse ne conçoit pas la problématique de l’institutionnalité et du sujet, autrement dit la problématique du tabou, on doit être cohérent et se demander, par exemple, ce que signifie le malaise existentiel d’une famille africaine, confrontée, non pas à la conquête culturelle des systèmes non-européens par l’Occident, mais à la désintégration de fait de la notion même de culture, du concept de norme, c’est-à-dire aux effets de la désubjectivation, à la désymbolisation de masse. Parler d’interculturel là où nous sommes, quand les montages de l’interdit et du tabou se délitent, est une maldonne et frise l’escroquerie.

J’ai pu constater moi-même que le malaise existentiel, avec éventuellement explosion de discours délirants, particulière­ment chez les jeunes sujets enfants de migrants, joue avant tout comme stigmate de la Référence en souffrance, et d’abord non pas comme on le prétend, de la Référence africaine, mais de la Référence occidentale en perdition, laquelle ne répond plus à la demande d’identification. Si vous avez suivi l’enseignement de mes Leçons là-dessus, vous saisissez que si le mécanisme identificatoire est dans la débâcle, cela tient au montage spéculaire de la société où les sujets sont appelés à vivre, c’est-à-dire au discours fondateurs des images. Or, ce montage spéculaire, on prétend qu’il n’existe plus, que la société n’est plus en charge de garantir les images subjectives, que chaque sujet s’autofonde. En somme, en renvoyant le sujet africain à l’Afrique, en déclarant renoncer “à leurs propres modèles culturels considérés comme la norme” (je reprends mot à mot leur discours), les interculturalistes français d’aujourd’hui font d’une pierre deux coups ; d’une part, ils se dispensent d’affronter pour leur compte la déstructuration, le self-service normatif, l’idéologie des non­ fils, c’est-à-dire le discours de l’anti-tabou ; d’autre part, ils se posent en garants de fait du discours africain de l’interdit, un discours qui précisément est rejeté par l’ultramodernité conquérante. Par dessus le marché, ils font l’économie d’examiner la crise de la psychanalyse elle-même, discipline sommée enfin par l’ampleur des désastres subjectifs constatés, de mettre en perspective institutionnelle la problématique œdipienne, la perspective même de Freud dans Totem et Tabou, évidemment considérée comme dépassée pour l’Occident libéré. Je n’insiste pas là-dessus, ni sur les sautillements autour de la culture “ethno”, marotte qui pallie cette autre crise, non moins profonde, celle de l’anthropologie sociale, incapable et pour cause (pour cause de suffisance !), de revenir vers l’Occident.

 

Ma position, désormais vous la connaissez. J’ajoute une remarque, pour le cas de la France. Que veut-on, en parlant de liberté à tout-va en même temps que d’interculturalité ? Veut-on esquisser un retour à la personnalité des lois, au statut personnel ? Peut-être sommes-nous engagés, de facto, sur la voie qui, après ayoir récusé le pouvoir généalogique de l’État, conduira peu à peu vers cette évolution. Je le répète : l’autofondation n’est pas viable pour l’humain. Si la Justice d’État se dérobe, il faudra bien trouver des parades. Je ne pense pas que nous en resterons au compromis actuel, où les divers services experts, que j’appelle de véritables instances de justice occulte (services sociaux, éducateurs, psy), tendent à envahir dans la confusion l’appareil judiciaire, dès lors qu’on affiche de ne pas croire, ni en l’efficience des catégories normatives, ni par voie de conséquence, en la fonction symbolique du juge. Ce phénomène de dé-croyance à l’égard du pouvoir généalogique de l’État annonce-t-il une reféodalisation de la Justice généalogique ? J’observe certaines marges en banlieue parisienne. Je vois s’esquisser, dans des conditions de violence, parfois inouïe, des pouvoirs intégrateurs de dérision, qui sont en train de remettre en scène la figure du Père décomposée, une figure totalement déshumanisée. Quand on aura compris qu’il s’agit de cela, on aura modifié notre regard sur ces problèmes, qui sont à la fois classiques et inévacuables.

 

C’est là ma conclusion.

 

 

1. La Revue Melampous est la revue de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille [N.d.R.]

2. Le Laboratoire européen pour l’étude de la filiation a publié ses travaux.

Article paru dans la Revue Melampous - revue de l’association française des magistrats de la jeunesse et de la famille -, n°4, Printemps 1995, p.5-14.

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

Ars Dogmatica
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