Ars Dogmatica

Pierre Legendre

Majesté des Images

Commençons par un b.a.-ba ! On ne tombera pas des nues d’apprendre que le terme « Imaginaire » est un héritage du latin classique. De l’adjectif nous faisons un substantif qui, depuis la cristallisation conceptuelle due à Jacques Lacan dans les années 60-70, s’est imposé peu à peu comme une mode, aujourd’hui à son zénith… à condition bien sûr de laisser de côté la question indésirable : pourquoi cet engouement ? Trop pressée de conclure, la psychanalyse d’alors n’était pas en mesure d’apercevoir les montages institués de l’Imaginaire. Le manège imaginaire indéfiniment tourne autour de son axe logique : le pouvoir des images.

 

Mon labeur, oserai-je dire, a rouvert le chemin pressenti par Sigmund Freud dans sa revue Imago, à laquelle collabora un juriste intéressé par les coulisses inconscientes – juriste d’une époque engloutie ! –, Hans Kelsen, inspiré par la découverte freudienne… De surcroît, un jour m’est tombé sous la main, hors la revue je crois, son essai sur le mythe d’Œdipe.

Tout cela a été enterré, la dimension juridique de la vie sociale étant devenue aussi volatile que les idéaux de consommation. Ayant appartenu à la maisonnée des juristes, je sais ce qu’il en est des vaccins contre la contagion d’une pensée libre, en ce domaine comme ailleurs quand règne le psittacisme des citations pêchées ici et là, ou la glose d’anciens auteurs consacrés.

En cette Préface, j’inscris l’Imaginaire en perspective, ayant à l’esprit son point d’attache au théâtre des images. En premier lieu : le Miroir. Si j’écris avec majuscule le nom d’un objet si banal en apparence, c’est pour faire valoir ce point d’attache et en saisir l’effet inexorable : le pouvoir de l’image aux racines de la construction humaine.

De ce fait, le Miroir prend statut, au-delà de l’usage commun. N’hésitons pas sur les grands mots, il devient un objet transcendantal, comme s’il s’agissait d’une divinité… Nous sommes dans les parages du fantastique.

Que le lecteur garde son sang froid devant pareilles remarques, absconses au premier abord. Je parie sur la suite !

Par son titre, la Revue politique et parlementaire est engagée dans l’univers institutionnel au plus haut degré qui soit : le pouvoir et la parole. Autant dire que nous sommes ici pris au filet de ce qui gouverne la vie dans l’espèce parlante : la représentation, en tous les sens du mot.

 

Avant tout, dans ma vision de l’architecture dogmatique des sociétés, impliquant le socle de la foi dans les images, le terme renvoie à la condition théâtrale de l’homme, à l’énigme d’un entrelacement de la fiction et de la réalité.

Aussi, le Miroir demeure-t-il le paradigme primordial, qui enseigne l’essence même de la relation à soi et au monde, si fortement résumée par un verset biblique : « l’homme marche dans l’image » (psaume 38, verset 7). À partir de là, nous entrons dans une compréhension neuve de l’Imaginaire, notion qui cesse d’être un simple passe-partout si l’on prend acte des formes, multipliées à l’infini, du Miroir… L’équivalent latin, Speculum, laisse entendre l’ouverture à la spéculation, au phénomène de la pensée ancrée dans l’Imaginaire du sujet.

 

De cette créativité à tout-va, imaginairement enracinée, j’ai rapporté la preuve, en évoquant les peintures rupestres de la préhistoire, ou si proches de nous, les pratiques du marketing publicitaire exploitant, selon une formule que j’emprunte à Baudelaire, « la majesté superlative des formes artificielles » (Éloge du maquillage). Et du même pas, j’ajoute l’artifice suprême du gouvernement des sociétés où se marchande l’amour de l’image de soi à travers l’identification à l’idole politique…

Notation théorique d’importance. N’oublions jamais l’expérience fondatrice de l’animal humain, de l’infans nouveau venu en ce monde où il découvre une instance de pouvoir, la fonction spéculaire, ce Miroir qui l’introduit au jeu des images : séparer et unir. En ce jeu à trois, la logique de la Raison, subjective et sociale, se trouve fondée : surgit la question de l’altérité, du qui est qui ? Le noyau de la relation, non seulement à l’entourage familial, mais aussi social et politique, est déjà là. Et nous savons la gravité de ce dont il s’agit : quand défaille ici la logique, s’ouvrent les abîmes de la démence, y compris à l’échelle collective – une problématique inassumable par les sociographes, juristes et autres experts, prisonniers de l’impasse positiviste…

Pour saisir, de l’intérieur de nous-mêmes, l’ambivalence inhérente à la relation spéculaire dont j’évoquais quelques exemples, j’en appelle à l’esthétique, à cette appréhension sensuelle du penser.

Les cinéphiles se souviennent de La Belle et la Bête, film de Jean Cocteau en 1946, où l’acteur Jean Marais dévoile cette ambivalence vécue par le sujet humain. Gros plan sur le Miroir, où est écrit en lettres d’or : en haut, « Réfléchissez pour moi » ; en bas, « Je réfléchirai pour vous ». On ne voit pas le reflet de la Belle dans le Miroir, mais on entend une voix : « Je suis votre Miroir, la Belle, etc. ». Méditons cette mise en scène comme une initiation à la vérité première de l’Imaginaire, dont se nourrit la condition humaine.

Inépuisable source de commentaires, l’Imaginaire invite à revenir sur l’adjectif latin polysémique, imaginarius. Au premier abord, un simple rappel, utile à qui fait bon usage des dictionnaires : ce qui relève de l’imagination. Mais une surprise nous attend. Dans une circonstance particulière, le mot était utilisé comme substantif pour désigner une fonction rituelle : le Porteur de l’image de l’empereur. Nous voici introduits au culte des effigies, à la science du portrait, au foisonnement des drapeaux, en un mot à la cérémonie muette des Emblèmes.

De nos jours, fait défaut l’attrait du Silence, tandis que le fracas médiatique et la passion explicative (« tout savoir et ne rien comprendre », selon un mot de Maurice Barrès si je ne me trompe) emplissent l’espace public. Occidentaux soumis à l’étouffoir informationnel, nous perdons le sens de ce qui fait de l’anthropos « l’animal cérémoniel » (formule que j’emprunte à Ludwig Wittgenstein). L’autorité du faste, les grandes inventions du magistère religieux ou politique porteur de la foi dans la légitimité du pouvoir quel qu’il soit, etc… passent à la trappe !

 

Devenus sourds et aveugles à ces formes d’exaltation de l’Imaginaire, nous ne saisissons plus ce que veut dire, anthropologiquement, non plus seulement s’identifier à… autrement dit la notion même d’identité, mais plus grave encore, l’impérial agir des images, l’efficace majesté qui rend possible l’iconosphère où sont immergés les montages sociaux, fussent-ils marqués de l’empreinte révolutionnaire.

 

Pour illustrer mon propos, je sortirai de ma besace quelques indications très concrètes. Dans un film consacré au Management (Dominium Mundi, 2007) j’ai fait état du Temple impérial d’Isé au Japon, rituellement démoli et reconstruit tous les vingt ans, dont l’intérieur contient deux objets référés aux fondements du pouvoir en sa dimension d’absolu : le Miroir et le Sabre.

 

Autre exemple significatif. J’ai noté la concordance logique entre deux types de cérémonie, l’un en Europe et l’autre en Chine, mobilisant en chaque cas la haute mémoire de l’Imaginaire dans la culture moderne : l’ouverture du concile Vatican II à Rome dans la Basilique Saint-Pierre en 1962, et le XIXe Congrès du Parti communiste chinois réuni au Palais de l’Assemblée du Peuple à Pékin en 2017.

Ce constat est une invite à méditer sur le savoir-faire du Saint-Siège et du Gouvernement chinois, dans le maniement du pouvoir des images. La même exigence théâtrale est à l’œuvre : mettre en scène l’Emblème suprême. Pour l’Église romaine, l’Autel pontifical sous son dais monumental ; pour la Chine populaire, dans les hauteurs du Palais, la Faucille et le Marteau.

Laissons-nous aller à rêvasser. Toute œuvre, y compris donc les prodiges techniques de l’ordre industriel (du moteur d’avion à la machine à laver), passe sous les fourches caudines de l’Imaginaire. S’il est patent qu’effectivement l’homme marche dans l’image, mais aussi que l’Imaginaire socialisé le fait marcher, l’esthétique peut tenir le haut du pavé, du seul fait qu’elle ne trace aucune frontière. En cela elle est maîtresse du jeu ou, dit autrement, jusqu’au-boutiste.

Nous sommes en Europe, et suivons la règle universelle. Ainsi, bien avant l’aventure du Surréalisme, le « tout est possible » du fantasme inconscient menait la danse, et la peinture se déchaînait pour provoquer l’admiration ou le rejet. On connaît le fameux tableau de Giuseppe Arcimboldo, artiste italien mettant en scène vers 1590 un roi de Bavière, Rodolphe II déguisé en Vertumne, personnage d’un mythe royal préromain. Très ressemblant, disait le Bavarois ! Le peintre n’emboîtait que des éléments issus de la Nature : fleurs, fruits, animaux. Qui dit mieux, dans la foire d’empoigne d’aujourd’hui pour rendre l’humanité plus naturelle ?

 

Cette anecdote n’est pas inutile, car à sa façon elle nous met en garde. Il s’agit ici d’évoquer le côté délaissé des travaux sur l’Imaginaire. Car dès lors que le phénomène institutionnel est de la partie, l’humain comme sujet se trouve sollicité de franchir toute frontière. En elle-même, oserai-je dire, l’esthétique est, à l’échelle subjective, une métabolisation du pire. Pourquoi ?

Tout simplement, du fait que la Raison n’étant pas une rente mais une conquête, la dé-Raison peut atteindre une société entière, en tous domaines. Le terme n’est pas sans accointances avec celui créé par le romancier Jean Giono : dé-parler. Mes écrits ont clarifié ces notions, nécessaires pour saisir la fonction première des montages institutionnels : civiliser le creuset délirant de la Raison pour l’animal humain. Dans cette tâche, l’esthétique est aux premières loges…

Souvenons-nous du passé européen, marqué par les outrances politiques, par la démesure de discours échafaudés pour s’emparer de l’Imaginaire des peuples. En bonne logique, l’instance politique devient Miroir pour la multitude. Qui maîtrise la foi dans le discours des images, dispose d’un pouvoir absolu. Avec à la clé, disposer des montages normatifs.

 

En fait d’outrances, où en sommes-nous ? La France suit le mouvement général de l’Occident en proie à l’idéologie d’un individualisme multiforme et radical que n’arrête aucune antinomie. Mais, on ne peut mettre à sac le principe de non-contradiction, autant dire défier la Raison à l’échelle politique et sociale sans produire sur le long terme des effets de violence inattendus. Et alors, comment conclure ? « En attendant les Barbares », serais-je tenté de dire, en prenant au pied de la lettre le titre du fameux poème grec de Constantin Cavafy.

 

Majesté des Images, préface au dossier sur les Imaginaires, parue dans la Revue Politique et Parlementaire, 125e ANNÉE | N°1102 | JANVIER – MARS 2022, p.60-64

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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