L’Interdit : Prolégomènes à la problématique du meurtre (Texte d’Alexandra Papageorgiou- Legendre)
Je ne traiterai pas de la question du parricide sous un angle casuistique ; non plus directement, mais dans la perspective de la problématique de l’Interdit, dont elle constitue l’un des deux volets.
Je me contenterai de dessiner les contours structuraux de cette question en esquissant le parcours des fondements logiques de l’Interdit.
Lorsque nous parlons d’Interdit au niveau de la culture, nous nous référons à la double prohibition de l’inceste et du meurtre, qui commande l’entrée dans le lien social.
Du point de vue de la subjectivité, et compte tenu de l’apport de la découverte freudienne à notre savoir sur le sujet, meurtre et inceste sont indissociables et constituent des enjeux de la structuration psychique. La problématique du meurtre ne prend son sens que rapportable au point central du meurtre du père, celle de l’inceste a affaire à la question de la différenciation subjective. Les deux sont dépendantes des effets de l’Interdit comme fait de parole.
D’entrée de jeu, nous pouvons avancer que l’inceste comme mise en acte relève, au contraire, de l’en-deça de la parole.
Sur le versant de la culture occidentale, dans son expression romano-canonique, il est significatif de constater que l’interdit de l’inceste en tant que tel ne reçoit pas de formulation explicite. Dans le Décalogue, l’interdit du meurtre est présent, mais il n’y a pas de commandement qui porte sur l’interdit de l’inceste.
De même, dans le droit romain, qui sous-tend notre tradition juridique occidentale, l’inceste est évoqué comme un état mythique d’avant la loi. Cette évocation fonctionne comme le présupposé logique, qui rende possible la formulation de la loi, la construction juridique de l’interdit. La loi peut dire ce qu’elle est sur le mode d’abord de ce qu’elle n’est pas.
I
Arrêtons-nous sur le rôle de la négation : la loi dit ce qu’elle est sur le mode de ce qu’elle n’est pas. La négation joue ici comme frontière. Elle délimite le cercle de l’Interdit constitutif de la loi, cercle de langage à l’intérieur duquel se jouent les affaires humaines et au-delà duquel nous chutons hors humanité.
Si nous prenons les choses par l’autre bout, par le versant de la construction subjective, nous constatons quelque chose d’analogue. Freud a placé la création du symbole de la négation à l’origine de l’intelligence humaine et il a poussé son analyse de la pensée jusqu’à son fondement premier, perçu à travers la fonction de la négation : présenter ce qu’on est sur le mode d’abord de ne l’être pas. En résumé, nous pouvons dire que ce qui a trait à la négation, la négativité comme catégorie logique, se révèle fondateur du sujet et du lien social.
Une précision est ici nécessaire : habituellement nous entendons le terme de négativité comme synonyme de destructivité, laquelle est au contraire le signe de la faillite de la négativité structurante pour le sujet, qui constitue l’essence même de l’Interdit. De même, il ne faut pas confondre l’interdiction, mesure régulatrice des comportements et des actes, et l’Interdit. Au niveau auquel nous nous plaçons - celui de la structure -, l’Interdit n’est pas considéré sous l’angle des échanges sociaux, mais dans son rapport à la négativité structurante comme catégorie logique.
Le meurtre du père comme enjeu symbolique couronne le long processus de la structuration subjective.
Comment se structure le sujet ? Cela revient à demander comment se construit la réalité pour le sujet, la réalité des choses et des personnes, dont il se différencie et par rapport auxquelles il se pose en tant que tel. Cela commence très tôt, au niveau de la « préhistoire » subjective, avec les premières expériences de plaisir et de déplaisir, liées à l’absence et à la présence du sein maternel, et de la personne de la mère.
En 1925, Freud a écrit un court article intitulé : La négation ( que certains traduisent, à la suite de Lacan, par La dénégation, afin de faire ressortir la connotation psychologique du terme ) 1. Dans cet article, Freud étudie les origines psychologiques du jugement à la lumière de cette découverte clinique : un contenu de représentation refoulé peut devenir conscient, à la condition qu’il puisse être nié. Il constate que la dénégation ( la négation dans sa portée subjective ) est une manière intellectuelle de connaître le refoulé, qui ne va pas de pair avec son acceptation psychologique. À partir de ce point, où, nous dit-il, la fonction intellectuelle se sépare du processus affectif, il va pouvoir rattacher le jugement à sa racine pulsionnelle, produisant, avec une incomparable simplicité, une véritable théorie de la genèse de la pensée. Essayons d’en faire ressortir l’essentiel 2 :
Le jugement comporte deux volets : le jugement d’attribution, qui consiste à accorder ou nier une propriété à un objet et le jugement d’existence, qui consiste à reconnaître si un objet représenté existe dans la réalité.
Freud fait remonter le jugement à la première relation orale de l’être humain. Dans le langage de cette oralité primitive, le jugement revient à penser : « Je veux manger ceci » [ car c’est bon ] ou : « Je veux le cracher » [ car ce n’est pas bon ]. Si l’on prend cette dialectique dans une transposition plus large, cela signifie : « Je veux introduire ceci en moi et le garder », ou bien « Je veux l’expulser hors de moi ». Le sujet primitif, que Freud appelle « moi-plaisir », désire introjecter ce qui est bon et rejeter à l’extérieur ce qui est mauvais. Cette opération primordiale de l’introjection et de l’expulsion fonde le jugement d’attribution à partir de la qualité originelle bon / mauvais.
L’autre décision du jugement concerne l’existence réelle d’un objet représenté. Freud nous dit que toutes les représentations proviennnent des perceptions. Il est supposé qu’il y a une perception primitive et que le sujet a la faculté de la reproduire en représentation. Mais lors de l’examen de réalité, quand il s’agit de juger si l’objet de la représentation est réel, cela concerne, non pas la perception, mais la représentation de l’objet. Il ne s’agit pas pour le sujet de trouver dans la perception réelle un objet correspondant au représenté, mais de retrouver l’objet et se convaincre qu’il est encore présent. Retrouver l’objet, c’est retrouver la représentation de l’objet.
La condition de ce saut extraordinaire du plan de la chose à celui de la représentation est que l’objet de la satisfaction réelle, le sein, ait été perdu. Le produit de cette perte, le gain mental de l’opération en quelque sorte, c’est l’accès à la négation comme catégorie logique : « L’opération de la fonction de jugement n’est rendue possible qu’avec la création du symbole de la négation qui a permis à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard ( … ) de la contrainte du principe de plaisir » 3. Résumons : à cette étape de la préhistoire subjective, l’opposition entre intérieur et extérieur, la différence entre sujet et objet n’existe pas. Ce qui permet à cette opposition de s’établir et du même pas à la réalité d’émerger pour le sujet, c’est sa faculté de présentifier par la représentation l’objet antérieurement perçu, à cette condition qu’il ait été perdu.
II
Reprenons cette dialectique si abstraite au raz du sol, au raz du vécu. Le cycle biologique du nouveau-né est ponctué par l’alternance de moments de besoin et de moments de satisfaction du besoin. Sur cette alternance, commandée par le besoin et portée par la dialectique de la demande et du désir, propre à l’être parlant, se greffe la relation au sein et à la personne de la mère. Mais il n’y a pas d’adéquation entre appel et satisfaction. Entre le moment où le bébé manifeste et le moment où la réponse de la mère arrive, il y a nécessairement un écart, le temps plus ou moins long d’une attente.
Pendant ce temps, où l’objet de la satisfaction, le sein, fait défaut, nous supposons, selon la théorie analytique, que l’enfant hallucine cet objet. Il faut faire un pas de plus et considérer que cette hallucination est la première ébauche de la représentation humaine. Il faut ajouter qu’à ce niveau du devenir subjectif, quand nous parlons de représentation, il s’agit de représentation inconsciente, de la constitution des images fondatrices de la subjectivité. À cette représentation primitive font suite les retrouvailles avec le sein et avec la mère. Il va sans dire que si on laissait le bébé « halluciner » indéfiniment, sa survie biologique et subjective serait en jeu. Mais l’entre-deux de cette attente, l’écart qu’elle crée, se donne comme un terme tiers, un vrai terme logique : il y a la mère, l’enfant et l’écart. À la faveur de la présence et de l’absence de l’objet maternel, et sur la base de cette alternance, survient le grand saut subjectif : l’absence de l’objet réel cause la représentation de cet objet. Pour que la réalité de l’objet soit contrôlée, il suffit que le sujet le retrouve dans la représentation, avons-nous dit. La réalité de la mère, pour le sujet, repose donc sur la possibilité de celui-ci d’évoquer l’image de la mère ; cela équivaut à la constitution de l’image inconsciente, de la mère intérieure. Lorsque nous parlons d’image de la mère, cela comporte toujours la dimension inconsciente de l’image.
Nous voyons là, de façon presque palpable, la naissance de la représentation et de la fonction intellectuelle, à partir de l’oralité primitive. Nous voyons également à l’œuvre le levier de négativité stucturante, qui résulte de l’expulsion ou de l’absence de l’objet. Cette fonction de la négativité comme levier de la vie symbolique, nous la retrouvons à toutes les étapes de la structuration psychique : séparation d’avec la mère, affirmation subjective, accès à la logique ternaire de la scène œdipienne, accès au principe du Père.
Considérons la dimension du jeu. Lorsque l’enfant joue, il se livre toujours, et avec obstination, à la maîtrise d’ un enjeu subjectif, initialement à la maîtrise de la négativité sous la forme de l’absence de sa mère. Il n’ y a qu’à voir le mode conditionnel sous lequel les enfants commencent à parler leurs jeux : « Je serais, nous irions, etc. » C’est d’abord l’évocation de l’absence qui forme le tissu du jeu. Freud a observé ce point crucial, à partir du jeu de son petit-fils, âgé de 18 mois. C’est le fameux jeu du « Fort ! Da ! », que Lacan reprend dans ses propres développements.
Freud avait observé comment ce petit garçon, qui n’avait pas encore la maîtrise de la parole ( il précise même qu’il n’était pas particulièrement en avance sur ce point ), se livrait, quand sa mère le quittait, à un petit jeu de son invention, qui consistait à lancer et faire disparaître une bobine attachée au bout d’une ficelle, puis à la faire réapparaître en tirant sur le fil. Chaque fois que la bobine disparaissait, il ponctuait cette disparition par le son « Ooo ! » et quand il la ramenait, il la saluait avec jubilation en disant « Da ! » Freud a identifié le couple de mots allemands : fort : pas ici , là, parti ; et da : ici. C’est l’équivalent du tout autant célèbre : « Coucou ! me voilà ! », le jeu de la présence et de l’absence. La bobine, insignifiante en tant que telle, prend son sens d’être une métaphore de la représentation inconsciente de la mère que cet enfant s’amusait à rendre absente, puis à retrouver dans la jubilation. Il se livrait ainsi à la maîtrise active de l’absence de sa mère, absence qu’il subissait, suite à ses départs, de façon passive et certainement comme tous les enfants, dans la détresse. Par ce jeu, il s’appropriait l’image de la mère, il constituait sa mère intérieure, indépendante de la personne concrète de celle-ci. D’ailleurs nous apprenons par une note de Freud que cet enfant a eu par la suite le malheur de perdre définitivement sa mère, décédée lorsqu’il avait trois ans. Il n’a pas manifesté de détresse excessive, suite à cette disparition. L’image de la mère était pour lui déjà là, en place. Nous avons dit que la représentatiqn est le gage de la réalité. La mère de cet enfant restait donc, pour lui, si l’on peut dire, présente sur le mode de l’absence ; autrement dit, la constitution de la représentation inconsciente, véritable vie intérieure, le mettait à l’ abri des conséquences destructurantes, pour sa personne, de ce décès.
À travers ce cas exemplaire, nous voyons que ce que nous appelons séparation d’avec la mère débouche nécessairement sur la constitution d’une image inconsciente, image dont le sujet est en quelque sorte coupé. C’est à ce prix que la représentation inconsciente devient efficiente à l’intérieur de l’économie subjective. Il s’agit en d’autres termes d’une opération symbolique de division du sujet d’avec lui-méme. La relation mère-enfant est placée initialement sous le signe d’une complémentation narcissique fusionnelle, qui est l’ équivalent de l’enlacement narcissique du sujet avec sa propre image. L’écart, comme troisième terme, permet la séparation de la mère et de l’enfant parce qu’il divise du même pas l’enfant.
Nous voyons à ce niveau déjà que l’on peut qualifier de « préhistoire » subjective, le début de la logique ternaire. Le troisième terme, la place de l’écart, c’est la place que vient occuper le père. Non seulement parce qu’il est la troisième personne, celle qui s’interpose entre la mère et l’enfant, mais aussi et surtout parce que la mère est elle-même sujet de la division subjective, et de ce fait apte à laisser le père de l’enfant occuper la place du Tiers pour lui. Ce n’ est pas le cas de toutes les mères, de celles notamment pour qui la division subjective n’opère pas vraiment, qui vivent toujours sous le régime de la complémentation narcissique, du fantasme de faire tout-Un avec leur image et avec les objets qui viennent à cette place ( mère, père, mari, enfants… ), dans le jeu de substitution indéfinie des images. Sans division subjective, payée au prix d’une perte narcissique, il n’y a pas de véritable autonomie pour le sujet.
III
Nous pouvons observer la fonction structurante de la négativité à une autre étape fondamentale de la construction du sujet : celle où il s’approprie ce que nous appelons la « scène primitive », la scène fondatrice des origines.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Dans ce qui précède, nous voyons que la différenciation et la construction subjectives sont le fait d’une série de divisions qui sont autant de déchirements. Nous pouvons évoquer l’image de la différenciation cellulaire, où la première division d’une cellule unique inaugure toute une série de divisions, qui aboutissent à la formation complexe du corps. De même, du tout-Un primordial émerge le sujet divisé, séparé de sa mère et de son père, mais qui doit conquérir aussi l’image inconsciente du couple de ses parents, pour s’en différencier et s’affirmer subjectivement.
Ce grand pas est la conséquence logique de la structure ternaire. Si le père joue comme Tiers, l’enfant est placé face au couple. Ce qui n’est pas le cas si le père n’existe comme Tiers ni dans la représentation, ni dans la parole de la mère, ni dans sa propre représentation de sujet. Alors l’enfant reste confiné dans le duel ; il est dans le duel avec sa mère et avec son père, qui en est, dans ce cas, le pion interchangeable ; il n’a pas accès à la logique ternaire. Le duel est le cercle fermé des deux moitiés d’un Tout. La logique ternaire est un réseau dont la scène fondatrice des origines est la voie d’accès.
Mais, l’accès à la scène des origines est payé d’un nouveau déchirement. Face au couple de ses parents, l’enfant est placé structuralement, c’est-à-dire par une exigence logique, en position d’exclu. Exclusion de principe toute symbolique, qui ne manque pas cependant d’être ressentie comme rejet, elle est le prix que l’enfant doit payer pour accéder à la représentation inconsciente du couple et se fonder comme sujet. Nouvelle version de la négativité, que l’enfant devra intégrer au point, si l’on peut dire, de l’incarner.
Comment cela se passe-t-il concrètement ? Le fait est bien connu que vers l’âge de deux ans, tous les enfants veulent aller dans le lit de leurs parents. Il y en a qui se lèvent et y vont directement. D’autres manifestent par des cris et des pleurs nocturnes. Certains refusent même de se coucher. Généralement, les parents les consolent et les remettent dans leur lit et à leur place d’exclus de l’intimité parentale. L’inverse se produit aussi, ce dont la clinique atteste amplement. Quand les parents renvoient l’enfant à son lit, ils évitent de le consacrer appendice de leur couple, à ses dépens. Ils le consacrent sujet symboliquement exclu, c ‘est-à-dire autonome ; sujet à part entière, différencié de ses parents et accroché à la scène des origines, non plus dans la revendication d’un collage physique, mais de façon uniquement inconsciente. Cette expérience - entre autres - prépare le sujet à remplir un jour, à son tour, l’office séparateur pour ses enfants.
À peu près au même âge, l’enfant traverse l’étape du « non », que je qualifierai de négativisme de principe ; car l’enfant dit « non » et fait « oui ». Tout le monde connaît cela : « Tu viens manger, te laver, t’habiller etc. ? » - « Non ! » Et il vient… J’ai même vu un petit garçon de mon entourage, à qui l’on proposait une bouchée de gâteau dont il raffolait, dire « pas bon ! »… puis, venir, la bouche grande ouverte. On aurait tort de tourner en dérision, ou pire, de réprimer aveuglément ce refus. Car, c’est le sujet qui s’y affirme. L’enfant transforme la négativité subie en maîtrise active de ses désirs. Parce qu’il a été l’exclu symbolique, il intègre cette négativité au point en quelque sorte de l’incarner. C’est comme s’il notifiait à l’adulte : « Je suis “non” , parce que le “non” que tu m’infliges, je le prends à mon compte. » Où l’on voit que la négativité structurante est le premier temps de l’affirmation subjective.
La négativité fonde l’accès à la représentation, divise le sujet, le différencie de sa mère, de son père et du couple de ses parents et, du même pas, commande son entrée dans la Loi. Tout ce qui précède ne fait que traduire en termes vécus le jeu fondateur de l’Interdit. Dans ce jeu, s’opère la transposition de l’agir à la parole, du meurtre et de l’inceste. Une transposition inhérente au processus de la subjectivation, valablement déployé. Un sujet symboliquement séparé, un sujet divisé, est un sujet pour qui l’inceste agi n’est plus possible. L’enfant qui aura eu accès au désir incestueux comme impossible, qu’il l’exprime ( certains disent que lorsqu’ ils seront grands, ils épouseront papa ou maman ) ou pas, est un sujet pour qui les enjeux de l’inceste sont marqués de l’Interdit, relèvent de la parole. Il en est de même, si l’enfant a traversé l’étape du « non », s’il a pu faire jouer le refus, sans que ses parents se sentent, eux, mis à mort - ce qui est malheureusement bien souvent le cas, et alors ils répliquent de façon destructrice - , s’il a pu dire à son père son vœu de mort, de façon métaphorique ( par exemple : « Je veux que tu partes »), ou même ouvertement, sans que celui-ci se livre, en mots ou en actes, à une rétorsion indue. Enfin, si la lâcheté et la démagogie, qui tiennent trop souvent lieu de principes éducatifs, n’ont pas neutralisé de façon anticipée la question et que l’enfant a pu malgré tout la traverser, alors il sera un sujet pour qui le meurtre relève également du registre de la parole. Ce qu’il faut interpréter non pas de façon restrictive qu’un tel sujet sera à l’abri de commettre le meurtre d’autrui, mais aussi qu’il y a des chances pour qu’il soit lui-même préservé des conduites destructrices, délinquantes, suicidaires ou toxicomaniaques ; registres qu’on expédie sous l’étiquette facile de « questions de société », quand ce qui est méconnu, et qu’il est urgent de reconnaître, c’est que ces comportements relèvent d’une mise en acte de la problématique du meurtre - en dernier lieu du meurtre du père -, rabattue au niveau de l’agir, y compris contre soi, faute d’avoir pu se poser au seul niveau qui convienne, celui de la parole.
IV
Avant de conclure, je vais exposer, comme en contrepoint, un cas clinique. Il s’agit d’un petit garçon de huit, neuf ans, qui avait énormément de mal à entrer dans l’univers symbolique des apprentissages scolaires. Après plus de deux ans d’école, il avait tout juste appris les lettres, déchiffrait avec grande difficulté les textes les plus simples, n’avait aucun sens de l’orthographe et écrivait de manière phonétique. Par exemple, pour le son « hin », que l’on retrouve dans des mots tels que « vin », « vingt », ou « vain », il aurait aligné invariablement les trois lettres « v.e.n. ». Là était son symptôme le plus voyant, le plus gênant socialement, qui avait contraint ses parents à consulter pour lui. Il y avait, à côté, un tableau plus privé, que l’on cachait plus volontiers, de gravissime phobie anxieuse. Cet enfant était incapable de rester seul à la maison, ne serait-ce que cinq minutes, sans la présence de sa mère ou de son père. Il présentait des troubles du sommeil, cauchemars et terreurs nocturnes, et refusait de dormir seul dans sa chambre. On le retrouvait régulièrement, en été comme en hiver endormi par terre, au pied du lit de ses parents, au point que ceux-ci impuissants, tout en exigeant qu’il commence sa nuit dans son lit, avaient fini par installer matelas et couvertures supplémentaires au pied de leur lit.
À la naissance de cet enfant, premier né, la mère avait interrompu son activité professionnelle, pour se consacrer exclusivement à lui. Pendant les premières années, elle ne s’était jamais séparée physiquement de son bébé, qui avait vécu strictement à la portée de son regard. Elle trimballait le couffin avec le nourrisson de pièce en pièce, au gré des besoins de ses tâches ménagères. L’enfant a dormi dans la chambre de ses parents jusqu’à l’âge de trois, quatre ans, jusqu’à ce que la venue d’un puîné l’en déloge. On a inauguré à cette occasion sa chambre, et c’est depuis lors que durait le cirque nocturne.
Quand il dessinait, il faisait invariablement le même dessin, qui le représentait. C’était le personnage central du dessin animé d’une émission télévisée, une espèce de surhomme, qu’il reproduisait avec une particularité de son cru : enfermé dans une bulle coloriée de façon compacte.
On voit là, à livre ouvert, qu’à la place de l’image inconsciente de la mère, qui exige une perte narcissique assumée par le sujet, il y avait pour lui une terreur sans nom, une menace d’anéantissement subjectif, liée à la séparation symbolique impossible ; séparation qu’il exorcisait en quelque sorte par cette espèce de plein compact, armure dans laquelle il s’enfermait. Il n’est pas étonnant que dans ces conditions la porte des apprentissages symboliques de la lecture et de l’écriture lui soit fermée.
Pourquoi la mère n’a-t-elle pas pu se séparer de son enfant ? Ceci est en rapport avec sa propre histoire. Cette dame était venue au monde comme enfant naturelle. Sa mère s’était séparée de son géniteur avant sa naissance et n’avait jamais parlé de lui à sa fille, de sorte qu’elle avait vécu en symbiose avec sa mère et la mère de celle-ci. Cette symbiose avait été brutalement rompue - sans paroles d’accompagnement à son adresse - quand madame avait environ sept ans, par le mariage de sa mère et l’installation du couple et de l’enfant chez les parents de l’époux. Au même moment, où un homme vient en position de père pour elle, sa mère décide d’intenter un procès en reconnaissance de paternité à son géniteur. Ce procès, qui s’est perdu en cours de route, a néanmoins comporté comme conséquence structurale la neutralisation anticipée du beau-père, quant à une possible fonction paternelle à l’égard de la fillette.
La revanche, cruelle, de cette subversion initiale est venue plus tard, sous forme de manoeuvres incestueuses du beau-père sur sa belle-fille, devenue adolescente. Ce fut pour cette dame le secret de sa vie, souffrance à la fois et conscience d’un pouvoir absolu sur le couple, dont elle était convaincue toujours de tenir le destin entre ses mains. Ce pouvoir supposé ( à mettre en parallèle avec le dessin du surhomme dans sa « bulle » ), protégé du silence le plus total - elle n’avait jamais partagé ce secret avec son mari -, jouait pour elle comme point d’ancrage à une scène primitive consciemment maîtrisée, autrement dit frappée de nullité quant à ses effets symboliques, mais productrice de ce lien hors parole qui l’enchaînait à son fils. Ayant ainsi vécu soustraite par qui de droit - sa mère - à l’office du père, elle a dû y suppléer par ses propres moyens et de façon pathétique : « Puisque je te considère comme mon père, pourquoi fais-tu ça ? » adjurait-elle le beau-père, traître à sa fonction. Quant à la représentation de son mari exerçant sa propre fonction de père, elle en était tout simplement dépourvue. Elle disait de lui : « C’est l’aîné de mes enfants » ! Et comme celui-ci n’était pas, en l’occurrence, plus avancé dans la séparation d’avec sa mère et la mère de celle-ci, les effets de cette fausse triangulation croisée, à l ‘étage des parents, se traduisaient par ce tableau catastrophique au niveau de l’enfant.
V
À travers tout cela, nous pouvons constater que la naissance biologique n’est pas synonyme de naissance du sujet. La sortie du corps maternel n’est pas tout. J’emprunterai encore à la clinique, pour rappeler qu’elle peut être vécue par la mère sur le mode de la division corporelle, de la scissiparité biologique en quelque sorte ; ou bien sur le mode de l’amputation de la chair. Les dépressions des nouvelles accouchées sont là pour témoigner de ce vécu inconscient d’amputation, que peut représenter une naissance. Elle peut encore être vécue comme chute d’un déchet, ce qui donne la mesure du statut de l’enfant dans la représentation de sa mère.
La naissance du sujet, qui est propre à l’ humain, est une seconde naissance, qui a pour ressort la négativité structurante. La traduction normative de cette négativité, c’est l’interdit sous sa version institutionnelle. Le cadre de la seconde naissance est le montage ternaire. La logique de l’interdit qui y préside serait en quelque sorte le code génétique de la subjectivité, en ce sens qu’elle commande à la construction du sujet. La scène des origines, les images fondatrices de mère et de père sont bien sûr rapportables aux mère et père concrets, mais ce sont avant tout des données structurales.
L’image psychique, c’est-à-dire la représentation inconsciente nécessaire à l’intégrité subjective, n’est pas réductible à la personne concrète. De même, la fonction n’est pas réductible à la personne qui l’exerce. Nous pourrions illustrer cela en faisant appel au concept juridique de société unipersonnelle, où l’individu qui la compose a le double statut de personne physique et de personne morale. La personne morale, douée de capacités juridiques, mais sans existence corporelle correspondrait à la fonction. De même, tout parent a le double statut de personne concrète et de représentant de la fonction, en dernier lieu de la fonction de l’Interdit.
Le concept d’Interdit se révèle comme la traduction institutionnelle et subjective de la négativité structurante à l’œuvre depuis toujours et sans laquelle il n’y aurait ni sujet, ni société. Comme opérateur logique, l’Interdit traverse tous les niveaux de la structuration psychique et départage le fantasme du plan socialisé. Il civilise par la parole le meurtre et l’inceste, et confine le fantasme dans la scène inconsciente que Freud appelait « l’ autre scène ». Fait de parole, l’lnterdit ne porte ses effets que notifié dans la parole.
Au terme de ce parcours, qui noue logique structurale et vécu subjectif, nous pouvons entrevoir la complexité de la question du père et le malaise qui entoure cette question, dans le discours social d’aujourd’hui.
Personne concrète (coagent de la reproduction et co détenteur de l’autorité parentale), mais aussi - de par le cadre obligé de la ternarité logique - support structural de la négativité, le père, dans son office, a la charge de la traduction vivante de l’Interdit.
En contrepoint, l’affirmation subjective, renouvelée pour chaque génération de fils de I’un et l’autre sexe, est à la fois reconnaissance de la loi et transgression, c’est-à-dire dépassement dialectique de la limite comme simple point d’arrêt.
L’affirmation du fils débouche sur le meurtre symbolique du père, autrement dit, sur la relativisation de son propre père et la discrimination subjectivement agissante - même insue - entre un père et le Père. Un père est une personne, le Père est un concept. Concept coextensif à celui de l’Interdit, lequel est, répétons-le, la traduction subjective et institutionnelle de la négativité structurante.
Le devenir de tout sujet et de la société comme telle est dépendant du maintien ou non de cet écart entre les deux plans de la structure, dépendant de la capacité subjective et institutionnelle de rendre cet écart habitable.
Dès lors, limiter ou sanctionner l’arbitraire d’un père qui détourne à son profit le pouvoir structural du Père - pouvoir dont il n’est que le simple garant envers son fils - , est une chose, supprimer la difficulté de la question, en en détruisant la logique, en est une autre. Parallèlement, juger un parricide en tenant compte des raisons qui l’ont poussé à cette extrémité est un devoir ; renoncer à sauvegarder l’essentiel c’est se faire complice de la débâcle.
D’où l’embarras habituel et général devant le meurtre accompli d’ un père par son fils, meurtre qui condense l’atteinte à la vie d’un ascendant et l’atteinte aux fondements.
D’où aussi cette question finale : la récente déqualification juridique du crime de parricide, en France, s’inscrirait-elle dans l’entreprise de suppression de la question du père dans le discours social ?
(1) En allemand, Die Verneinung, édition dans G.W., XIV, p. 11-15. Traduction française, S. Freud, Œuvres complètes, XVII, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 166-171.