L’image de ce qui ne peut être vu
Pierre Legendre - Selon mon habitude, je vous ai proposé un titre pour cet entretien.
Un titre, qu’est-ce donc ? Les Romains, qui nous ont légué le mot titulus, désignaient par là l’écriteau attaché au cou de l’esclave à vendre (d’où l’expression : aller sous l’écriteau), l’inscription des hauts faits du défunt lors de l’enterrement, mais aussi le titre d’un livre ou l’épitaphe. Nous recevons le titre comme l’image ; je dirai : le titre, comme l’image, nous frappe, et j’userais volontiers du verbe latin stupeo, parfois associé pour décrire l’effet produit par les titres et les images, qui rendent celui qui les regarde légèrement engourdi ou peut-être même stupide ; l’esprit s’arrête un moment, c’est l’étonnement, ou bien une certaine forme d’éblouissement. Un titre, une image, nous dépossèdent de quelque chose. Je dirai : nous sommes convoqués.
Ainsi donc, je vous convoque, alors que vous allez m’interroger, sous un titre. Il me semble que nous pouvons parler du titre comme d’une image, et de l’image comme d’un titre. Il y a, sous ces vocables, à la fois l’idée d’une manifestation de légitimité et celle d’une célébration.
Si donc je parle avec vous sous un titre, cela comporte que je parle sous une image ; en quelque sorte c’est ma légitimité quant aux énoncés que je vais développer autour de vos questions, et c’est aussi : parler sous l’égide de, sous la protection de cette image. Notre échange de paroles est appelé à prendre consistance, en tant qu’échange référé. Réfléchissez à l’entreprise de ce numéro spécial1 consacré au pouvoir des images, vous allez constater que tous les articles vont être ficelés par ce titre, qui vient leur donner statut, le statut d’être aux prises avec l’énigme d’un titre, c’est-à-dire l’énigme d’une image.
Voilà, me semble-t-il, une petite introduction pédagogique, pour vous et pour moi, dans l’abord de votre formule, qui met sur la table pouvoir et images.
Yvan Simonis – «Dans un système institutionnel», dites-vous dans vos Leçons VII2, «la logique de la représentation implique ce que j’appelle la capture du sujet. Je dis : capture, non pas manipulation… La capture du sujet consiste dans le fonctionnement de procédures normatives, qui fondamentalement manœuvrent le rapport humain à l’image.» Comment se présentent les rapports de l’image, de la norme et du droit ?
P.L. – Parlons donc d’institution – d’institution de l’image. La question d’instituer l’image et de tenir le discours des images est, pour toute société, la question même d’instituer la vie, et pour nous, qui étudions cette affaire, la question la plus difficile qui soit. Pourquoi ? Parce qu’une société humaine ne commence pas par s’interroger sur ce qu’elle fait, au sens scientifique occidental, pour vivre ; simplement, elle a le geste – ce que j’appelle le geste anthropologiquement sûr – pour s’organiser comme échantillon d’organisation dans l’espèce. Dès lors, nous Occidentaux, qui prétendons balayer tout ce qui, en matière d’organisation de la vie, n’est pas objectivable selon nos canons scientifiques actuels, par conséquent l’institution de l’image dont nous allons ici parler, nous devons faire un pas de côté, afin de revenir vers l’élémentaire de la vie et de le re-travailler dans le sens que vous évoquez : les rapports de l’image et de la norme. J’évacue, comme vous le voyez, votre troisième terme, le droit.
Pourquoi évacuer ici le droit ? Pour la raison que cette notion ne peut être tenue pour universelle, alors que l’image et la norme sont des concepts à valeur universelle. N’oublions pas, en dépit de l’indifférence des sciences sociales à l’égard de ce que je vais vous dire, que le concept de droit, issu des manutentions de la tradition romaine antique par notre Moyen Âge latin sous la houlette du christianisme pontifical (sous cette houlette encore si mal comprise par les historiens, les sociologues, etc.), est une manière de tout ramener à l’esprit occidental et d’écraser l’ordre de la signification dont relève aussi bien le droit. Ce que l’Occident désigne du terme droit est, en fait, la version euro-chrétienne du phénomène que mes travaux ont décrit : les effets normatifs du montage de la Référence, montage dont la fonction essentielle est de faire vivre et se reproduire l’espèce parlante.
À partir de cette remarque, les rapports de l’image, de la norme et du droit peuvent sortir de leur opacité, une opacité qui nous permet de nous mettre à l’abri de l’interrogation anthropologique, laquelle finalement, si je comprends bien l’impasse actuelle de l’anthropologie, ne concernerait pas la surhumanité occidentale de tradition ouest-européenne, mais exclusivement le reste du monde. Le problème que vous avez soulevé peut et doit être simplifié sous la forme suivante : l’institution de l’image est à la base du fonctionnement normatif de l’humanité. Pourquoi ? Comment ? Et finalement : à quel prix, en renonçant à quelles facilités, intellectuelles notamment, les Occidentaux d’aujourd’hui peuvent-ils espérer dire quelque chose d’intéressant, et surtout de sensé, sur la question de fond relative au problème de l’image ? Je vois les choses ainsi, comme un effort de renoncement aux poncifs, aux élucubrations scientistes, à la scolastique de la communication.
Cela étant dit, essayons d’entrer dans cette affaire : l’institution de l’image. L’image se rapporte au principe de la représentation chez l’animal parlant, l’animal confronté au langage. Or, pour avoir accès au langage, c’est-à-dire pour diviser le monde avec des mots et se diviser soi-même, se reconnaître séparé du monde avec les mots, il faut avoir accès à la loi de l’espèce. Avoir accès à la loi de l’espèce veut dire entrer dans la représentation de l’lnterdit. Voilà très exactement le problème élémentaire, qu’il nous faut concevoir et dont nous avons à tirer un certain nombre de conséquences, concernant notamment notre propre rapport de sujet soumis à la loi des images et qui lui-même, pour son compte de sujet pris dans la reproduction de l’espèce, se trouve, par le biais du processus identificatoire, avoir statut d’image. Nous sommes ce que nous sommes, parce qu’avant tout nous sommes assujettis à la loi des images et que nous sommes des images.
Dans cette perspective, je dirai : chacun de nous, pour assumer la vie qui lui est infligée – n’oublions pas notre condition : nul ne choisit de venir au monde –, doit être cadré. Quel appareillage vient donc cadrer le sujet, le mettre en scène ? Cet appareillage social et subjectif, ce sont les institutions. Les institutions cadrent le sujet humain, elles en font une image, une image d’images, de ces images que sont ses parents, lesquels eux-mêmes sont pris dans la chaîne des images, et ainsi de suite.
Ainsi de suite, mais jusqu’où ? Si nous remontons la chaîne des images, le point de butée surgit : jusqu’où ? Que veut dire ici : jusqu’où ? Cela veut dire causalité dans l’enchaînement des images. Alors, l’anthropologie physique, sociale, historique – appelez-la comme vous voudrez – peut apporter ses immenses découvertes. Mais, est-ce suffisant ? Non, ce n’est pas suffisant, et je vais vous dire pourquoi.
Il est inutile de rechercher un enchaînement des images sur le mode objectiviste, parce que cet enchaînement n’est rien d’autre que le bagage symbolique de base, le minimum vital nécessaire à la vie, dans l’espèce parlante, pour que chaque sujet entre dans la parole, vive et se reproduise selon la loi de l’espèce. Précisons : quel est donc ce bagage symbolique ? C’est d’abord le bagage de la culture pour chaque homme. Je devrais dire pour chaque fils ; c’est-à-dire, conformément à la formule si riche des juristes de la tradition européenne antique : pour le fils de l’un et de l’autre sexe. L’humain des deux sexes ne peut entrer dans la vie que sur une seule et même base, sur la base de la question de la représentation des origines, c’est-à-dire d’une représentation du principe de causalité. En d’autres termes, l’enchaînement des images résume la question généalogique dans son ensemble, à la fois à l’échelle de la culture – je suppose que ce mot a encore un sens près des anthropologues – et pour le sujet en tant qu’individu. Le bagage symbolique, c’est donc à la fois ce que la culture lui impose comme scène des origines et ce qu’il reçoit, au niveau de l’ordre familial, de ceux dont il est l’enfant, fils ou fille.
Dans la culture européenne classique, ce bagage a trait à la Création. Laissons ici le problème du destin de cette mise d’images dans le discours des États sécularisés et des sociétés d’aujourd’hui gérées d’après les méthodes du Management scientifique appliqué au pouvoir, et parlons de la représentation des origines en style de christianisme, en l’occurrence de christianisme latin (entre parenthèses : ne le confondons pas avec le christianisme orthodoxe, d’origine byzantine). La Création, du point de vue où je me place pour faire face à vos questions, qu’est-ce donc ? Telle que nous la tenons du texte biblique, elle met en scène le premier homme, Adam, créé à l’image de Dieu. Le commencement, l’inaugural de l’homme, c’est donc l’apparition de l’homme comme image. Si nous interrogeons la formule l’homme-image de Dieu, nous abordons le fond de la problématique de l’image : l’image a un fondement. Le fondement de l’image, c’est Dieu. La célèbre formule de la Genèse, indiquant que Dieu crée l’homme à son image, pose Dieu comme image. Mais Dieu a-t-il une image propre ?
Non. Dieu n’a pas d’image propre, car il ne saurait tenir son identité divine d’un quelconque rapport d’image, c’est-à-dire du rapport avec un Autre, plus autre que lui et qui serait, si j’ose ainsi m’exprimer, son modèle identificatoire. Cela veut dire que les images ne se répètent pas indéfiniment en remontant leur enchaînement, il y a une butée, la butée logique du fondement de l’image.
En termes de logique structurale, je dirai : s’il y a rapport de l’homme à l’image, ce rapport implique logiquement le rapport au fondement de l’image. S’il y a fondement de l’image, la question se pose : qu’est-ce que le pouvoir de fonder les images ? Aussitôt j’ajoute : si, en matière d’images, nous avons affaire au pouvoir, c’est qu’il y a norme : l’image aurait donc partie liée avec l’efficience normative. Je crois avoir déjà passablement travaillé ces problèmes dans mes Leçons ; vous me donnez l’occasion de revenir sur ce point capital : l’image est, par essence, normative.
Mais, il est vrai, ces problèmes ne sont guère travaillés. Essayons d’aller plus loin.
Y.S. – Alors, continuons sur cette question du pouvoir et de l’image. Dans le même ouvrage, vous dites : « C’est par l’image que nous décollons du corps et c’est par elle aussi que le pouvoir nous entre dans la peau3 ». Comment suivre la trace des rapports de l’image et du pouvoir ? Quels sont les indices des étroits rapports de l’image et des fondements du pouvoir ?
P.L. – De tous les problèmes que peuvent évoquer les sciences dites de l’homme ou de la société, l’image est sans conteste le plus difficile. En reprenant ma formulation (par l’image nous décollons du corps), vous entrez vraiment dans la question que je considère comme la plus délicate : quel est le rapport entre l’image, plus généralement la représentation, et ce que nous, Occidentaux, appelons le corps ? Est-ce que nous ne sommes pas là en train de mettre en doute la pertinence de la fameuse distinction du psychique et du somatique, qui est en vérité un montage pertinent de la culture (notamment en ce qu’il a permis le déploiement de la médecine scientifique, par exemple), mais qui ne saurait rendre compte du phénomène humain en tant qu’espèce parlante ? La problématique du sujet, telle qu’elle se dessine depuis Freud et la découverte de l’inconscient, ne « colle » pas avec la conception psycho-somatique de l’homme. Ou alors, il faudrait tenir pour des broutilles l’ensemble des constructions mythiques comme telles, le rêve, ou encore la normativité généalogique en tant que condition de la reproduction humaine sous le principe de Raison ; je ne reviens pas sur ce que j’ai indiqué là-dessus au fil de mes Leçons, mais je tiens à redire mes réserves, à propos d’œuvres monumentales en anthropologie scientifique (par exemple, l’œuvre de C. Lévi Strauss), qui passent leur chemin devant ces problèmes. Il faudra rouvrir les interrogations sur la mythologie, parce qu’il faudra rouvrir, pour le compte des sociétés occidentales cette fois, les interrogations sur la notion de structure et sur la normativité, sur ce que la tradition occidentale appelait instituer la vie. Or, au cœur de ces questions, il y a la question de l’Interdit, c’est-à-dire la question du fondement des images. J’ose dire qu’à terme, ce qui nous attend, c’est de réviser le concept de science à propos de l’homme, à propos de cette affaire de I’Interdit et de la logique qui la soutient.
L’image est d’abord une instance, et c’est en évoquant l’image comme instance que j’ai parlé de décoller du corps. J’ai même dit : une part fondamentale de la fonction institutionnelle, l’œuvre civilisatrice proprement dite, consiste à faire accrocher le capital pulsionnel des humains à des représentations. C’est par là donc, par des représentations construites, autrement dit par des fictions, que l’humain entre dans la vie, en tant que sujet de la parole.
Pour comprendre cela, il faut se souvenir de Narcisse et du narcissisme, ce concept forgé par Freud à partir de la mythologie latine et que j’ai moi-même longuement étudié pour décrire le mécanisme politique des filiations. Le corps à corps de Narcisse avec lui-même est un corps à corps avec sa propre image, Narcisse en meurt. Cela veut dire, en somme, que l’instance de l’image, pour Narcisse, est en panne. Pourquoi ? Parce que l’identité du sujet est un jeu de différenciation, le statut de vivant est suspendu à l’entrée en scène du principe d’altérité sous la forme du Tiers des images. Pour que Narcisse eût pu reconnaître, à la surface de l’eau où il se regardait, sa propre image, il eût fallu qu’il fût entré en rapport, par un truchement institutionnel ayant pouvoir de le séparer, avec une image fondatrice de sa propre image : son image, à lui Narcisse, était sans fondement, il ne se voyait pas.
Si vous reprenez l’histoire biblique de la Genèse, vous pouvez conclure alors que Dieu est constitué comme Tiers de l’homme, il est l’Image fondatrice de l’humanité sous la métaphore d’Adam. Autrement dit, Dieu est, pour l’humain, en position de Tiers logique. Si nous en avions le temps, nous prendrions des exemples autres – ainsi, dans les cultures non européennes, là où les anciens anthropologues évoquaient le Totem –, nous constaterions que toute entité placée en position de Référence fondatrice assume cette fonction : faire advenir pour chaque sujet l’image de soi, le séparer, c’est-à-dire le différencier en l’instituant sujet des images, dans un rapport d’assujettissement logique au Tiers fondateur des images. Ce Tiers, je l’appelle aussi l’Autre absolu, équivalent conceptuel du principe d’altérité.
Les supports de ce rapport ? Ils sont multiples. Je dirai que le premier de tous est la mise en scène mythologique du Tiers. Mise en scène par un discours social posant l’Emblème souverain. Souverain, en ce sens qu’il n’y a plus, au-delà de cet Emblème, d’emblème pensable. Songez au Dieu de la Genèse : Dieu n’a pas d’image de soi, car il devrait alors s’identifier à quelque principe d’altérité qui le surpasserait lui-même. Pourtant, la question de l’identité de Dieu par rapport à lui-même subsiste comme question philosophique au sein du système théologique : je vous renvoie à cette passionnante question de Dieu trinitaire dans le christianisme. Laissons ce problème, pour retenir la traduction qu’en donnent les miniaturistes dans les manuscrits médiévaux. J’ai cité le cas d’une miniature, dont l’auteur représente Dieu de la façon suivante : Dieu tient un miroir en main, et que voit-il en se mirant ? Il voit sa Création, les choses de la terre. On ne saurait exprimer de façon plus simple et naïve une vérité essentielle : le point de butée de l’enchaînement des images est un point logique, c’est le point où nous rencontrons la question de la causalité et du pouvoir de fonder les images.
J’ajoute que les supports du rapport entre l’image et les fondements du pouvoir sont les supports institutionnels de la reproduction humaine : le système juridique des filiations. Bien entendu, il y a une manière indirecte, mais terrible, d’en recueillir les indices, c’est la pathologie des systèmes institutionnels (je pense à l’attaque nazie contre le principe de filiation, attaque qui mériterait interprétation du point de vue de la théorie des images) ; recueillir les indices, c’est aussi toute la clinique du rapport œdipien, c’est-à-dire la psychanalyse qui, sous cet angle, est essentiellement clinique des images.
Y.S. – Dans les Leçons IV4, vous soulignez « l’enjeu de l’implacable amour de l’image » et vous commentez ainsi : “C’est par rapport à ce fond fanatique que nous aurons à situer la transmission généalogique qui vise à retourner la situation, non pas en déniant le meurtre, mais en le jugulant, par la transformation symbolique de l’enjeu narcissique en une relation juridique de créance et de dette. Cela suppose que le sujet humain, après s’être reconnu autre, construise l’autre comme semblable. Là est la fonction de l’image.» Comment se disposent les rapports de l’image, du meurtre, de l’inconscient et de la généalogie ?
P.L. – Cela nous renvoie à l’idée de sacrifice, sur la base de laquelle est construit le mécanisme de la filiation. L’enjeu en est la survie du sujet, en proie à cette opacité de soi que nous appelons, à la suite de Freud, le narcissisme. De nos jours, dans les sociétés de l’ultra-industrialisme occidental, le narcissisme est exalté, c’est le règne du sujet-Roi fondateur de lui-même, libre de tout rapport avec l’Interdit, cette notion qui ne concernerait plus que les sociétés archaïques ou sous-développées. Il est à remarquer que l’anthropologie, en tant que discours de représentation des fondements de l’Interdit, est tombée dans le panneau de la désinstitution généralisée et j’attends toujours que Lévi-Strauss, grand spécialiste de la problématique de l’inceste, nous explique le mode d’évolution des sociétés occidentales. Il ne le peut pas, ses disciples ne le peuvent pas, pour la raison que l’impératif symbolique de l’espèce humaine ne peut être étudié sans la prise en compte de la structure en tant que logique de l’institution du sujet et logique de la fonction normative dans l’humanité ; cela suppose que l’on révise l’attitude à l’égard de ce mécanisme de désintrication de l’inceste qu’est la mise en scène du principe de la Référence comme tel, du principe d’un Tiers différenciateur, lequel en logique précède les constructions dites d’échange nécessaires à la reproduction ; cela suppose aussi un nouveau mode d’interrogation sur la loi du langage et ce qui la soutient, le phénomène de représentation lui-même tel que, cahin-caha, Freud avait pu le discerner avec sa formule de « l’autre scène », c’est-à-dire l’inconscient, l’autre scène du langage. J’aurai à revenir sur tout cela dans mes Leçons, mais ici je vais concentrer ma réponse à votre question : comment se disposent les rapports de l’image, du meurtre, de l’inconscient et de la généalogie ?
Je vous dirai : ils sont disposés, à leur place et selon leur sens dans la logique structurale, afin de rendre possible, c’est-à-dire pensable, la reproduction du genre humain. Réfléchissons sur le meurtre, devenu inaccessible comme objet de réflexion. Le meurtre est un geste de déshumanisation. Pourquoi ? Parce que c’est du sacrifice détourné de sa fonction. On sacrifie quelqu’un, ou on se sacrifie soi-même dans le cas du suicide, lequel, comme je l’ai montré, relève de la problématique générale du meurtre. Si sacrifice il y a dans le meurtre, c’est que le meurtre a rapport avec l’inceste, plus exactement avec ce versant de l’Interdit que nous appelons schématiquement interdit de l’inceste et dont nous devrions apprendre à considérer la visée quant à l’institution du sujet : les constructions institutionnelles relatives à l’inceste (et à son autre face, le meurtre) ont pour ressort premier – premier, du fait de ce terreau des systèmes sociaux : l’individu, et donc l’enjeu subjectif – de désamorcer la représentation incestueuse (avec toute sa dimension inconsciente), en la transférant symboliquement dans un autre champ, socialisé celui-là, grâce aux grands moyens légalistes, par exemple les règles matrimoniales. Les systèmes matrimoniaux reposent, d’abord et avant tout, sur la nécessité de désamorcer l’inceste, c’est-à-dire d’instaurer le sacrifice d’une limite au désir incestueux, de faire obstacle au narcissisme meurtrier, en un mot d’instaurer la loi de l’espèce, loi du langage et du sujet. Je suis vraiment étonné que l’anthropologie scientifique, après avoir engrangé tant d’informations et exploré tant de voies théoriques, en soit encore à ne pas reconnaître, comme élémentaires, les procédures structurales de base, celles qui touchent, dans l’humanité, à la conservation du sujet de la parole. Est-ce que la volonté d’ignorer des procédures d’une telle importance – les procédures de la subjectivation, qui sont les procédures symboliques élémentaires – signifie que nous fassions de la problématique subjective un monopole de l’humanité occidentale, qui serait alors une super-humanité ? Je ne suis pas loin parfois de le penser.
Que vous dire encore sur tout cela, qui est l’essentiel ? Je vais me répéter, en disant que la disposition des rapports de l’image, du meurtre, etc., ne peut être comprise que comme l’agencement de la structure universelle – ce thème fera l’objet de mes prochaines Leçons –, agencement aux multiples versions historiques et géographiques, mais qui dans son principe a été et restera l’agencement des images fondatrices, dans la perspective de la reproduction de l’espèce comme telle. Qu’est-ce que les images fondatrices ? Voilà peut-être, au fond des interrogations anthropologiques sur la différenciation des sociétés, la question des questions, celle qui commande notre compréhension de la fonction de I’Interdit, laquelle n’est rien d’autre que la fonction de fonder la succession des fils, des fils de l’un et l’autre sexe selon la vigoureuse formule classique que je rabâche si volontiers.
Y.S. – Quelles sont les grandes images, les images vivantes, les énigmes en images qui ont marqué la généalogie des institutions occidentales ?
P.L. – C’est peut-être le moment de revenir sur le thème que vous évoquiez tout à l’heure : l’implacable amour de l’image. Je dirai : d’autant plus implacable que l’ultime objet d’amour de l’homme est précisément, selon ma formule d’entrée dans notre entretien, ce qui ne peut être vu. Je vais essayer de vous dire là-dessus quelque chose d’acceptable, dans l’atmosphère d’aujourd’hui qui, en France du moins, est une atmosphère pas très favorable à l’entreprise de penser. J’espère que dans votre Amérique on ne se fait pas trop d’illusion sur la pensée à la française, plus patriotique que jamais, accablée de célébrations et certainement peu portée aux interrogations sur l’amour des images, cet amour que je résume d’une formule pour notre époque : l’amour politique.
Pour comprendre ce dont il s’agit dans cet implacable amour de l’image, auquel s’alimente l’ordre institutionnel, mais qui aussi reste l’une des sources du malheur dans l’humanité, il conviendrait de revenir, en ce qui concerne notre position d’Occidentaux, vers la dogmatique du droit romain et du christianisme latin. J’aurai, là encore, l’occasion de reprendre ce chemin, difficile il est vrai, dans mes prochaines Leçons. Cependant, très brièvement, je vais tâcher d’avancer quelques indications, à partir de la structure normative, version occidentale donc. Par structure, j’entends – faut-il le rappeler ? –, en conformité avec ce terme architectural en provenance des auteurs latins, la construction de l’habitat où, mythiquement, réside la métaphore de l’Interdit (en termes généalogiques, la représentation théâtralisée du principe du Père, c’est-à-dire du Tiers différenciateur), et où se succèdent, juridiquement arrimés à leur histoire, les sujets qui passent. C’est sans doute une définition complexe, mais telle que je viens de la poser, elle trace clairement le champ d’étude. Alors, que dit la dogmaticité européenne, dans sa textualité de base, rendue opératoire, pour nous les ultra-industrialistes, par la Révolution de l’interprète, la première des Révolutions de l’Occident, celle qu’accomplirent le système politique romano-pontifical et ses accompagnateurs scolastiques, auxquels nous devons notamment le concept d’État, par la définition du mot culture, la définition juridique du rapport entre dire et penser, et d’autres notions considérables, considérables parce qu’elles ont été politiquement instituées ?
La dogmatique européenne nous dit que les images vivantes que sont les représentations instituées du pouvoir - par exemple, dans l’Antiquité, l’empereur, ou plus tard, au Moyen Âge latin, le pape - sont l’incarnation de la Loi : les images du pouvoir, que je viens d’évoquer, sont, selon la formule rituelle, la Loi qui respire. On ne saurait exprimer le statut mythique des images du pouvoir de façon plus saisissante. De nos jours, à l’ère ultra-moderne, où les images - par exemple, l’État comme image - sont proposées sur le mode conceptuel et abstrait, le minimum rituel impose la présence de ces concentrés démocratiques du statut mythique que sont les chefs d’État. Or, qu’il s’agisse des souverains théocratiques (empereur ou pape des siècles passés) ou des souverains élus selon les procédures parlementaires, ces images ne sont des images que parce que, pour les soutenir, il y a l’institution du Nom absolu, qui en termes occidentaux, quel que soit le système politique en usage, a valeur de Nom divin. Dans le système juridique qui porte l’Occident - la célèbre collection de textes connue sous l’emballage de Corpus luris Civilis (le Corps du Droit Civil), fabriquée au VIe siècle par l’empereur Justinien et réusinée au Moyen Âge –, on nous explique que, s’il y a un gouvernement (en l’occurrence impérial), c’est qu’il est soutenu divinement, par Dieu l’auteur. Cette entité, Dieu l’auteur, est le Nom qui rend plausible, en la fondant, l’image vivante qu’est l’empereur. Dans nos régimes parlementaires, derrière les images vivantes qui fondent le théâtre des images vivantes du pouvoir, il y a toujours la mise du Nom fondateur (la Démocratie, par exemple), au nom duquel fonctionne le système constitutionnel avec tout ce qu’il implique comme fonctionnement d’images.
Finalement, l’Interdit est, pour une société, cet échafaudage construit qui, entre le sujet et la Référence, interpose la série des images médiatrices. Ce que je vous dis là est certainement inaudible pour les sciences sociales, humaines et autres d’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’il faudrait mettre un peu d’ordre dans nos idées et nous résoudre à critiquer, avec les moyens de méthode nécessaires, la manipulation politique par les images au XXe siècle – manipulation dans laquelle les intellectuels occidentaux ont joué et continuent de jouer un rôle éminent. Les hitlériens ont été battus à plate couture, mais ce n’est pas pour autant que les techniques du gouvernement par manipulation du point extrême de la faiblesse humaine, à savoir la disponibilité narcissique du sujet, aient fait l’objet de critiques portant à conséquence. Or, le seul moyen de faire obstacle à la tyrannie moderne, c’est d’abord de comprendre que l’amour de l’image absolue est d’essence narcissique, donc meurtrière. Souvenez-vous du maoïsme, qui a fleuri dans les années soixante et soixante-dix et qui n’est pas très différent, quant à la problématique de l’amour et de l’image, de l’hitlérisme : les maoïstes étaient noyés dans la divine image elle-même confondue avec le Nom souverain, ils s’appelaient eux-mêmes des maos. Un mao est un humain dispensé d’élaboration subjective, un non-séparé du fantasme narcissique, quelqu’un qui prétend n’avoir rien à faire de l’enjeu de filiation, puisqu’il est lui-même l’image du Père, l’image du Tiers universel incarné dans la personne de Mao. Comment de tels délires sont-ils possibles ? Le comprendre suppose à la fois de renoncer à faire grief aux ex-maos de leur fondamentalisme, c’est-à-dire de leur pente narcissique, mais aussi de refuser les justifications d’après-coup d’après lesquelles les maos, aujourd’hui souvent convertis en fondamentalistes du Management, auraient ouvert les chemins de la liberté, thème en honneur aujourd’hui en France. Entrer dans la critique de l’amour de l’image absolue suppose de renoncer à tout duel et de rouvrir le sillon de l’anthropologie.
Je voudrais ajouter ceci : parce qu’elle est en rapport avec la structure, c’est-à dire avec les montages de la Référence en toute société, la question des images vivantes, ou comme vous le dites : des énigmes en images, oblige à travailler, me semble-t-il par priorité, dans un sens qui permette à l’anthropologie de faire retour vers l’Occident. Pour l’instant, je ne vois guère poindre cela - cela, c’est-à-dire un réaménagement du questionnement sur les fondations historiques de la normativité en Occident, essentiellement sur la Révolution médiévale de l’interprète, cet instant majeur de la modernité, qui a préparé l’essor de ce que nous appelons l’esprit scientifique ; l’essor, d’abord au sens de plausibilité dans la représentation. À partir de là, les montages médiateurs de l’image fondatrice deviendraient peut-être pensables aux intellectuels d’aujourd’hui, parce qu’ils auraient à prendre acte de leur place, modeste mais essentielle, dans la structure : une place d’interprètes dans une succession d’interprètes. Je tenais beaucoup à rappeler cet aspect des choses, dans notre monde de communicateurs tonitruants.
Y.S – Pour accéder au nom, pour nommer, faut-il de l’image ? Comment penser les rapports de l’image et du nom ?
P.L. – Je vais vous répondre simplement et brièvement : oui. Il faut que la représentation du principe de différenciation ait pris consistance sur le mode institué, c’est-à-dire légitimant le sujet dans sa parole. Plus brutalement, je dirai : lui ouvrant les portes de la Raison. Vous trouverez des développements importants sur ces questions dans l’ouvrage ficelé par ma femme et où j’ai proposé également quelques indications5. Penser les rapports de l’image et du nom passe par l’étude de la structure en tant que Référence fondatrice ; entendons par là : fondatrice des images et des noms. Nous entrons là, de nouveau, dans le problème de la Référence mais par une autre entrée : qu’est-ce que la Référence, en tant que principe des catégories ?
Y.S. – Au cinéma, je pleure, je ris…sur quels claviers les images jouent-elles pour nous émouvoir ? Sur quoi repose cette fascination pour les images ?
P.L.– Là, vous m’en demandez trop ! Je pleure, je ris, selon mon lot, au cinéma ou ailleurs. Je pleure, je ris, comme tout le monde, de façon énigmatique. Pourtant, je vais vous dire d’abord quelque chose d’immédiatement intéressant : la fascination est un terme auquel on ne porte pas assez intérêt, parce que c’est un terme juridique classique, donc banni par les esprits évolués d’aujourd’hui, parmi lesquels il faut compter aussi un trop grand nombre d’anthropologues ! Vous n’êtes pas de ceux-là ; donc je vous conseille de reprendre ce vieux concept, qui a fait l’objet de nombreux commentaires du côté de la magie, plus exactement de la répression de la magie. Selon les canonistes latins, le regard correct, juridiquement correct et moralement licite, est un regard non fasciné. La fascination est un danger, parce qu’elle opère dans un univers déritualisé, où nous perdons le sens des apparences et du vrai. Je vous assure que cette question, pour nous Occidentaux blasés, est passionnante, parce qu’elle a poussé les doctrines scolastiques du regard à des considérations plutôt fines, concernant l’objet ultime du regard pour un humain, très exactement ce qui ne peut être vu, sauf à l’entrevoir, mais seulement voilé, à travers le discours rituel, liturgique, c’est-à-dire en se soumettant à la légalité.
Ensuite, je vous dirai ceci : le cinéma suppose le regard civilisé, et même très civilisé. J’entends par là, à la suite peut-être des canonistes mais surtout ayant beaucoup appris par la psychanalyse, que le cinéma est une entrée dans la problématique du Tiers ; c’est une entreprise herméneutique, pour le sujet qui regarde. Le sujet est un interprète qui regarde une scène d’interprétation, et il la regarde, si j’ose dire : cérémoniellement, dans une salle que nous appelons obscure. Qu’est-ce que la salle obscure ? Voilà la question, authentiquement fascinante, à laquelle nous sommes accrochés. Bien entendu, je me suis exprimé quant à cette hypothèse, celle d’un cinéma qui comporte la salle de cinéma. Regarder les images de cinéma chez soi, je pense que ce n’est plus exactement ce dont nous parlons, il s’agit d’autre chose, d’une privatisation de la question énigmatique et fascinante. Et là, je rends mon tablier !
Entretien paru dans la Revue Anthrologie et Société, Vol.16 , n°1 consacré au Pouvoirs de l’image, 1992, p.81- 90
Voir texte Éloge du titre