L’Homme en meurtrier
Le meurtre habite l’esprit de l’homme. L’homme pense à tuer, il en rêve, il commémore les tueries.
Le meurtre fait partie des routines sociales et des grandes mises en scène, religieuses et politiques, qui portent l’histoire du genre humain jusqu’à nous.
L’homme sait tout cela, comme il sait que le jour se lève et tombe la nuit. Mais soudain…Ah ! Soudain ! La terre intérieure se met à trembler. Voici que résonnent, pour l’homme particulier, pour Untel, les cymbales du geste fou : il va se tuer, ou tuer quelqu’un ; ou encore, il va tuer quelqu’un, puis se tuer. Ici commence, dans toutes les civilisations, le mystère de l’assassin.
Je me souviens de ma stupeur d’enfant. Les gendarmes étaient dans l’école. Ils enquêtaient sur un meurtrier, un ancien élève : qui était-il ? Quel genre d’enfant ? Ses notes, ses relations de camarade ? Un monde, pour moi, s’est ouvert ce jour-là : la face cachée de nos actes – la marque du suspect, les signes avant-coureurs du crime, la vie du criminel enfant.
Alors, je me demandais : ceux qui crucifièrent Jésus le Christ avaient-ils de bonnes notes ? Étaient-ils de bons camarades ? Les choses s’embrouillaient dans ma pensée d’écolier. Quelque chose clochait. Vaguement, je pressentais qu’il y avait deux espèces de meurtre. Il y a meurtre et meurtre. Un meurtre qui n’en est pas un : celui qu’exécutent le bourreau, le soldat, le militant d’une cause – un meurtre excusé par avance, un travail en somme, un geste professionnel. Et il y a l’autre meurtre, le vrai, celui commis par l’assassin, que nous appelons un crime : il y a le geste de tuer, mais de tuer pour son compte.
Dans l’histoire que je vais rapporter – histoire d’un fait divers –, la frontière entre le meurtre qui n’en est pas un et le meurtre commis par un assassin semblait avoir cédé.
Le 8 mai 1984, un jeune caporal de l’armée canadienne faisait irruption dans l’Assemblée nationale du Québec, avec l’intention de tuer le gouvernement. Courant dans les corridors, tirant sur l’arme automatique sur les gens qu’il croisait, Denis Lortie arrivait bientôt à la Chambre où se réunissaient les députés. Mais ce jour-là, l’Assemblée ne siégeait pas et la salle était vide. Il alla s’asseoir dans le fauteuil du président. Une négociation s’ensuivit pour le désarmer. Après sa reddition, on compta trois morts et huit blessés.
Dans les premières heures, on parla d’attentat politique, par conséquent compréhensible ; d’autant plus compréhensible que, selon un sondage exprès réalisé par une radio locale, une majorité de citoyens pourrait l’approuver.
Mais il fallut déchanter, se rendre à l’évidence : ce soldat-justicier n’était le militant d’aucune cause. Il venait de se mettre en scène, exécutant un crime pittoresque. Il avait tué, armé jusqu’aux dents, dans un cadre somptueux et monumental. Et ses victimes gisaient, qui, elles, n’étaient pas des morts ou des blessés de théâtre. Maintenant aux mains des policiers, épuisé et menotté à une chaise, Lortie n’était plus qu’une épave, un être soulagé mais désemparé, un assassin ordinaire.
Était-il fou ? Était-il sain d’esprit ? L’affaire Lortie commençait. Une affaire classique pour la police et les juges, une affaire en or pour les carnassiers du fait divers, une sombre affaire pour nous tous, parce qu’elle enferme la misère de notre temps – la misère des sans-lois de notre temps.
II.
Lorsque j’ai eu à m’intéresser au procès engagé contre Lortie, j’ai ouvert les cahiers de Dostoïevski et j’ai lu : « Il est possible de traverser une rivière sur une poutre, non sur un copeau.»
Alors, j’ai pensé : ce qui me fascine, c’est bien cela, une catastrophe, regarder la catastrophe.
J’ai regardé Lortie comme on regarde un naufragé après qu’il s’est noyé. On regarde avec compassion un humain qui n’est plus ; mais aussi, dans la peur et la furtive satisfaction de n’être pas celui-là, on se compte parmi les vivants.
Il y a lui et moi, lui l’assassin et nous les innocents, ceux qui traversent la vie sur la poutre, sans catastrophe.
Je me demande : qu’est-ce qui nous lie, qu’est-ce qui me lie à lui ?
Pourquoi la société entière – la société des innocents – met-elle tant de passion à scruter l’assassin et à soupeser son crime, à mettre en scène, dans ce théâtre qu’est la Justice, la catastrophe de quelqu’un ?
Parce que, à chaque crime, à chaque meurtre, nous sommes touchés au plus intime, au plus secret, au plus obscur de nous-mêmes : un bref instant, nous savons que nous pourrions être celui-là, le naufragé, un meurtrier. À chaque crime, à chaque meurtre commis, il nous faut réapprendre l’interdit de tuer.
Voilà pourquoi les sociétés organisent des mises en scène, où se joue le duel de tous avec l’assassin.
Jouer le duel, cela veut dire, dans la culture occidentale, un procès qui remémore, au nom de tous, la scène du meurtre accompli, et fasse en sorte que le meurtrier réponde de son acte devant tous.
Mais savons-nous qu’un procès contre l’assassin n’est pas un règlement de comptes, mais un rituel de séparation du meurtre ? Sommes-nous assez civilisés pour le reconnaître ?
Horreurs sans nom, vengeances de la masse déchaînée, humiliation de l’accusé, mais aussi bêtisier abolitionniste ou fatuité de ceux qui, au nom de la science, prétendent gérer la violence, l’histoire des abominations autour du crime et du criminel sera-t-elle sans fin ?
Répondre de son acte veut dire, pour l’assassin, qu’il se sépare de son acte de mort et, disait encore Dostoïevski, qui savait la cruauté de son temps, qu’il rejoigne les hommes, fût-ce au bagne.
Ici, le procès Lortie offre une leçon à méditer.
La tuerie s’étant déroulée dans les locaux de l’Assemblée nationale du Québec, des caméras avaient automatiquement enregistré une partie de l’attentat. La retransmission pendant le procès allait engager Lortie dans un face-à-face public avec lui-même : Lortie l’inculpé regarde quelqu’un d’autre, il regarde Lortie l’assassin en train de converser avec un fonctionnaire de l’Assemblée qui tentait de le désarmer.
Extrait de la vidéo surveillance du Parlement du Québec
Lortie est assis dans le fauteuil du président LORTIE.
– J’suis prêt. Y’a pas à hésiter, tabarnac.
Lortie tire plusieurs coups de feu.
Au sergent d’armes René Jalbert qui passe la porte :
LORTIE. – Monsieur, allez vous cacher.
JALBERT. – Comment ça va ?
LORTIE. – J’capote, tabarnac. Vous êtes pas content ?
JALBERT. – Ben oui…
LORTIE. – J’técouéré. J’suis de l’armée.
JALBERT. – Moi aussi, j’suis militaire.
LORTIE. – Vous êtes sûr ?
JALBERT. –C’te faire.
LORTIE. – Qu’est-ce que vous pensez d’l’armée ?
JALBERT. –J’ai passé trente ans dans l’armée.
LORTIE. – Le monde rit, du monde ici, calice.
JALBERT. – Mais qu’est-ce qu’y font ?
LORTIE. – Qu’est-ce qui se passe ici ? Des hosties de policiers comme lui. 1, 2, 3, 4, 5…29.
JALBERT. – Veux-tu, on va parler dehors.
LORTIE. – Qu’est-ce que tu veux qu’on parle ?
JALBERT. – Moi, je voulais savoir pourquoi tu brises tout.
LORTIE. – J’brise pas, j’voulais tuer. Y’a pas personne.
JALBERT. – Ah ! t’es venu trop de bonne heure.
LORTIE. – Comment ça, trop de bonne heure ?
JALBERT. – Ca commence pas avant 2 heures.
LORTIE. – Ils m’ont dit 10 heures.
JALBERT. – Non, 10 heures, c’est demain matin.
LORTIE. – Aaah ! Bon, mais qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce qui est votre idée en tant que militaire ?
LORTIE. – Ben, comme militaire, moi, si j’étais vous…
Après un certain moment, Lortie accepte de laisser sortir les personnes encore dans la salle.
LORTIE. – Sortez.
JALBERT. – Sortez, madame.
LORTIE. – Sortez, ceux qui sont cachés.
JALBERT. – Sortez, tout le monde. Un policier intervient du balcon.
LORTIE. – Tu veux parler avec moi. Comment, qu’est-ce que j’ai fait ?
POLICIER. - Comment et pourquoi t’as fait ça ?
LORTIE. – Ça, c’est la polié.
POLICIER. – C’est la polié ?
LORTIE. – Allez-vous-en.
Conversation à voix basse entre Lortie et Jalbert.
JALBERT. – Allez, on y va. Denis, Denis, ton béret.
LORTIE. – Ah oui, mon béret. C’est l’armée.
JALBERT. – Comme ça t’es un bon soldat.
Alors, au cours du procès, eut lieu l’instant pathétique : Lortie sortant de la mort, sous le regard de tous.
Un journaliste résume ainsi ce moment de bascule : « C’est en cherchant des mots pour expliquer à son avocat la signification de certaines remarques entendues sur la vidéo, que Lortie a croulé sous la pression, alors qu’il a paru calme tout au long des quarante minutes qu’a duré le visionnement. Debout, à la barre des témoins, Lortie s’est d’abord abaissé la tête pendant plusieurs secondes, sans dire un mot, a quitté la salle d’audience en catastrophe, en pleurant, pour se diriger dans l’antichambre par où circulent les prévenus. Les deux agents de sécurité qui l’encadraient l’ont suivi et l’on a alors entendu un cri strident et des bruits qui n’ont duré que quelques secondes. On a appris plus tard que Lortie avait été isolé dans une salle et qu’il s’était calmé lentement. Il a regardé la barre des témoins après la suspension de quarante-cinq minutes, apparaissant alors détendu. »
Ainsi s’est brisé le carcan d’une folie. Et Lortie, devant le juge, commentera : « Je peux pas dire « c’est pas moi », c’est moi. Qu’est-ce que vous voulez que je dise de plus ? Ça m’a vraiment fait mal quand j’ai vu le vidéo. Il fallait que je le voie. Il fallait que je passe à travers. »
III.
Il y a, pour l’homme, son commencement et sa fin, la terre natale et funèbre, le cycle de la vie. Mais il arrive que l’homme vive une apparence de vie, qu’il vive comme s’il n’était qu’à moitié né – l’autre moitié appartient à la mort.
Ni vraiment né, ni vraiment mort, c’est dans cet enfer que le meurtrier se débat. C’est cela, le fond du crime.
Perplexe devant le dossier Lortie, j’ai pensé à ce mot de Vigny, parlant de l’assassin : « Il coupe, il taille, il charpente. » En effet, c’est de cela qu’il s’agit : Denis Lortie voulait vivre, vivre, enfin vivre, au prix de la tuerie, et se disant qu’il courait lui aussi à la mort.
Faire s’écrouler le monde et périr avec lui, comment est-il possible qu’un tel holocauste devienne, dans une perspective humaine, l’horizon même de la vie ?
Mardi 8 mai 1984 à Québec. C’est le printemps, l’hémisphère Nord s’apprête à resplendir.
Lortie a déjà inventé son meurtre. Il s’y est préparé, l’enquête et les dépositions ont reconstitué minutieusement l’engrenage de l’inexorable, les trois jours précédant la date fatale. Évoquant ces moments, Lortie dira : « Dans mon intérieur, je sais que mon point zéro, mon point de mort est mardi. »
Il aura, d’ici là, reconnu les lieux de sa sinistre expédition, préparé son équipement et expédié à sa femme une cassette annonçant son projet.
L’Assemblée nationale du Québec tient ses séances dans un vaste édifice appelé la Citadelle. Lortie l’a visitée parmi des touristes, il a exploré ses alentours comme un militaire consciencieux, il a jugé ses abords immédiats où, pensait-il, il se ferait tuer par les sentinelles.
Les choses se passèrent autrement. Au matin du 8 mai, ce jeune caporal de vingt-cinq ans, apprécié de ses supérieurs, père de deux enfants, s’élance à l’assaut de la Citadelle comme un automate, s’étant écrié : « Allons-y ! »
En tenue réglementaire, armé jusqu’aux dents, il tire à l’extérieur ses premières rafales, pénètre dans le bâtiment. Là, en quelques minutes d’une course folle, le sacrifice s’accomplit.
Dans ce champ de bataille, jonché des corps de ses victimes, Lortie venait d’affronter non pas le gouvernement du Québec ou ses fonctionnaires rencontrés au hasard, mais l’insaisissable qui occupe toute sa vie, l’image d’une démesure à laquelle est accrochée sa raison de vivre.
Pour Lortie, comme pour tout homme, la vie et la Raison sont accrochées à ce point fixe : l’image qu’un fils – fils de l’un et l’autre sexe, comme disait la tradition juridique d’Occident – a construite de son père.
Dans l’après-coup du carnage, l’invraisemblable mais pourtant vrai – la vérité de son geste fou –, Lortie l’a dit devant ses juges : « Le gouvernement du Québec avait le visage de mon père. »
La vérité de cet attentat grotesque et sanglant, c’était donc cela : le meurtre du père, un parricide.
Pourquoi, mais pourquoi une telle atrocité ?À une telle question posée par les journaux, il n’y a pas de réponse, parce que l’atrocité se suffit à elle-même, c’est un acte déraciné de la parole.
L’atrocité est un gouffre, un gouffre qui n’a pas de limite, d’abord pour celui qui n’est pas né à l’humanité, pour ce fils ni vraiment né ni vraiment mort, qui se débat dans l’épouvante et l’indicible.
L’homme vient au monde pour ressembler à l’homme.
L’attentat commis par Lortie, comme tout meurtre, prend place dans une histoire d’humanisation de l’homme qui a tourné à la catastrophe, une histoire qui toujours est une histoire de famille.
Que pouvait dire Lortie, le parricide, du père qu’il a tué à travers ses victimes, en effigie ? Que pouvait-il dire de l’épouvante et de l’indicible ? Comme tout le monde, évoquer des souvenirs de famille, mais dans son cas des souvenirs de terreur.
La presse résume : « Climat de violence et d’abus sexuels. »
Tenons-en là. Lortie, le père de l’assassin, incarnait jusqu’à la caricature ce Père de la horde primitive dont parlait Freud, le Père primitif qui ne connaît pas l’Interdit. Lortie, fils, le parricide, était entré lui-même dans la paternité menacée par cette image-là, l’image d’un être qui ne connaît pas la limite.
Il vivait hanté par la peur d’être cette image, et cette image l’étouffait. Être à son tour le Père sans limite pour ses propres enfants. Écoutons sa déposition quand il évoque son face-à-face avec son propre fils, enfant de quelques mois : « Et l’inquiétude que j’ai jamais fait part à personne que qu’est-ce que j’ai vécu, est-ce que je vais être pareil ? »
Naître, naître une seconde fois, naître enfin de son père, en tuant, à travers les victimes, l’image atroce : voilà ce que crie le parricide.
Se peut-il donc qu’un fils en arrive là, à cette extrémité ? Se peut-il qu’un humain en vienne à cette folie : tuer une image à la mitraillette ?
Désespoir de l’homme. Pourquoi, mais pourquoi avoir besoin d’un père pour vivre ? Un géniteur qui insémine la mère ne suffit-il donc pas ? Pourquoi faut-il, pour vivre, avoir à se construire l’image d’un père ?
IV.
L’humanité l’a toujours sue, en Occident comme partout, cette étrange loi de l’espèce, la loi de l’image qui fait vivre la vie, l’image du Père.
L’animal humain l’apprend par la parole, cette loi du Père ; elle lui dit qu’il doit mourir à quelque chose pour vivre, elle lui dit qu’il doit – mais comment lui dire qu’il doit ?
Pour que l’homme ne meure pas de rester collé à sa mère, à l’image de sa mère, ou ce qui revient au même, collé à lui-même, à l’image de lui-même, les sociétés ont échafaudé les édifices de la Vérité, les monuments des textes écrits ou des paroles transmises qui séparent l’homme de lui-même, qui le blessent, qui le marquent au feu des mythes, des religions, de la poésie tragique dont s’entoure l’interdit de tuer.
L’humanisation de l’homme, c’est cela : l’échafaudage qui construit l’image du Père.
Il est dit, partout dans l’humanité, que l’homme doit se séparer ; il lui est infligé comme loi de l’espèce la douleur d’apprendre la limite, la nécessité d’une mort qui n’est ni le meurtre de soi, ni le meurtre d’un autre. Le plus ancien Livre d’Occident, la Bible, a été cette loi du sacrifice. Les juifs l’appellent la Ligature – l’Aqedah –, et la célèbrent de génération en génération.
Il est écrit, au chapitre XXII de la Genèse, que Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac, qu’Abraham ligota Isaac à l’autel pour l’immoler, qu’un Ange arrêta Abraham dans son geste et qu’un bélier enfin servit de victime.
Au verset 9, il écrit ceci : « Il ligota Isaac son fils. » Et au verset 10, il est écrit : « Abraham lança la main et saisit le couteau pour immoler son fils. »
Les commentateurs du texte, qui interprètent la Loi, ont scruté ce qui est dit et ce qui n’est pas dit dans le livre. Ils ont découvert la vérité humaine de l’image du Père : que le père et le fils sont liés par un sacrifice, par la douleur d’apprendre la limite, par la nécessité d’une mort qui n’est ni le meurtre de soi, ni le meurtre d’un autre.
Un rabbin de la tradition expliquait : « Lorsque Abraham voulut ligoter Isaac, celui-ci dit : “Père, je suis jeune ! J’ai peur que mon corps se débatte sous l’angoisse du couteau. Alors, attache-moi, attache-moi très fort !“ Et Abraham ligota Isaac. »
Ce rabbin disait encore : « Abraham lança la main pour saisir le couteau, mais ses yeux laissaient couler des larmes. Et ces larmes de compassion du père tombaient dans les yeux d’Isaac. »
Énigme admirable, mémoire de la fête juive de la Ligature, célébration de l’abolition du meurtre, qui montre le père dans sa fonction d’humanisation, liant et déliant le fils, au prix d’avoir renoncé à lui-même.
L’homme industriel a-t-il donc oublié la loi de l’espèce, les grandes scènes théâtrales qui disent l’indicible, pour imposer à l’homme la limite autrement que par le meurtre accompli ?
S’il en est ainsi, si l’homme ultramoderne prétend, sans risquer la Raison de l’espèce humaine, abolir la ligature des fils, cela veut dire que nous sommes entrés dans l’ère de la banalisation du meurtre et que, l’assassinat n’ayant plus aucun sens, le procès de l’assassin n’est plus qu’un acte bureaucratique.
Mais voici qu’un fait divers vient démentir que l’humanité d’aujourd’hui cesserait d’être l’humanité immémoriale. Voici que le crime de Lortie cesse d’être simplement pittoresque et devient l’occasion d’une leçon.
Il n’est pas banal qu’un criminel, tenu pour fou par beaucoup, demande sa condamnation, qu’il essaie de répondre de son acte et, comme il l’a dit au cours du procès, de « comprendre le pourquoi, le comment et la raison de ce qui s’est produit. »
Il n’est pas banal que le désespoir, bégayant, cherchant ses mots, s’exprime avec tant de force dans un tribunal d’aujourd’hui.
Au terme du procès Lortie, j’ai pensé au verset 13, chapitre IV de la Genèse, où il est dit que, après son crime, Caïn, meurtrier de son frère, cria à la face de Dieu : « Mon crime est trop lourd à porter. »
Il n’y a pas d’autre justification aux procès intentés contre les assassins que celle-là : séparer de son crime celui qui tue, faire que sa part maudite devienne sa part de sacrifice. Cela s’appelle juger.
V.
Ils sont là, une multitude, les hommes nouveaux qui vendent les recettes du suicide, le meurtre de soi en douceur sans couteau ni fusil. Autant jeter vivants les fils dans les brasiers.
Par milliers, après le règne des démons, hitlériens et autres, des jeunes se ruent vers les nouveaux holocaustes ; ils se tuent, sans façon, ou se procurent la mort à petit feu par la drogue. Autant leur dire : la ligature des fils est une blague, le sacrifice est en libre service, « do it yourself » (faites-le vous même), tuez-vous.
Pourtant, la banalisation du meurtre n’est pas l’invention des sociétés ultramodernes.
Rappelons-nous les crimes politiques, la violence à grand spectacle des guerres civiles. Voici un cas extrait du lot des expériences classiques en Occident, raconté par l’historien Plutarque : l’assassinat de Cicéron par les hommes de main d’Antoine, nouveau maître de Rome au Ier siècle avant J.C. :
« Herennius parcourait les allées au pas de course. Cicéron l’entendit arriver et ordonna à ses serviteurs de déposer là sa litière. Lui-même, portant d’un geste qui lui était familier la main gauche à son menton, regarda fixement les meurtriers. Il était couvert de poussière, avait les cheveux en désordre et le visage contracté par l’angoisse, en sorte que les soldats se voilèrent les yeux tandis qu’Herennius l’égorgeait. Suivant l’ordre d’Antoine, on lui coupa la tête et les mains. Elles furent exposées à Rome. Ce spectacle fit frissonner les Romains qui croyaient voir non pas le visage de Cicéron, mais l’image de l’âme d’Antoine. »
Rappelons-nous encore les techniques de déshumanisation au service des causes dévoyées, les crimes légaux accomplis au nom de Dieu. Encore un cas, extrait du lot des expériences religieuses d’Occident, l’Autodafé, l’Acte de foi mis au point par la Sainte Inquisition. Au XVIIe siècle, Dellon, rapporte : « Le lendemain de l’exécution, on porte dans les églises les portraits de ceux que l’on a fait mourir. Leur tête seulement y est représentée au naturel, posée sur des tisons embrasés ; l’on met en bas leur nom, celui de leur père et de leur pays, la qualité du crime pour lequel il a été condamné, avec l’année, le mois et le jour de l’exécution… Ces épouvantables représentations sont mises dans la nef et au-dessus de la grande porte de l’église, comme autant d’illustres trophées consacrés à la gloire du Saint-Office. »
Rappelons-nous, rappelons-nous, rappelons-nous indéfiniment qu’aucune société n’a jamais manqué d’assassins, que les recommencements de l’homme sont aussi la répétition du meurtre et de l’infamie de meurtriers se présentant en serviteurs de leurs semblables.
Mais si la banalisation du meurtre est de tous les temps, qu’est-ce qui le rend si ordinaire aujourd’hui ?
Le meurtre ne compte plus, il ne compte qu’additionné à d’autres meurtres par des comptables. Nous tenons pour une blague sublime que le meurtre, un seul meurtre, soit si lourd – lourd du poids du monde –, qu’il touche l’humanité dans son principe de vie et de Raison, et signifie l’écroulement du monde.
Comme il est écrit, dans ce grand livre de la Raison qu’est la Bible pour la civilisation d’Occident, au chapitre IV verset 10, de la Genèse. Après le meurtre de son frère Abel par Caïn, Dieu s’adressa à l’assassin : « La voix des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à Moi. » Des rabbins ont interprété : « Il est écrit “des sangs“ au pluriel. Ce qui nous enseigne que Caïn versa aussi le sang des enfants d’Abel et des enfants de ses enfants et de tous ses descendants destinés à sortir de ses reins jusqu’à la fin de toutes les générations. »
Voilà ce que les comptables n’admettront jamais : que tout meurtre soit marqué de parricide.
Voilà ce qu’ils n’admettront jamais : que la banalisation du meurtre aujourd’hui plonge ses racines dans l’abolition du Père.
Voilà ce qu’ils n’admettront jamais : quand s’efface dans la société l’image du Père, l’image de l’Idole la remplace.
Ainsi naissent les tyrannies modernes, remèdes sanglants pour faire face au désespoir. Quel que soit le nom de l’Idole – Lénine, Staline, Hitler, Mao –, le tyran est toujours une caricature du Père démonétisé. Ainsi, se ruent les militants dans les tueries pour se donner une raison de vivre, ainsi pullulent les crimes qui sont autant de parricides.
Gardiens de camps staliniens, exécuteurs de la Shoah, gardes rouges de Mao assassinant jusqu’à leurs parents avec la bénédiction du Parti, ces démons ont inventé le style ultramoderne de la banalisation : faire entrer dans nos têtes l’idée qu’il n’y a plus ni père ni fils, l’idée que le meurtre n’est plus un meurtre et que nous sommes libres, libres, libres jusqu’à l’ivresse de se tuer et de tuer. Voilà ce que ne comprendront jamais les comptables d’aujourd’hui : qu’ils ont pour héritage la leçon totalitaire, et qu’ils enseignent le désastre.
Qu’ils lisent, mais qu’ils lisent donc Alexeï Kirilov, démon prophétique mis en scène par Dostoïevski : « L’homme jusqu’ici a toujours été pauvre et malheureux, parce qu’il craignait de réaliser la forme suprême de sa volonté ; qu’il n’usait de cette volonté qu’en tapinois, comme un écolier. Je suis affreusement malheureux car j’ai affreusement peur. Je commencerai, et j’ouvrirai la porte. C’est grâce à ma volonté que je peux manifester sous sa forme suprême mon insubordination et ma liberté nouvelle. Je me tue pour prouver mon insubordination et ma liberté nouvelle. »