Les Juifs se livrent à des interprétations insensées
Quand j’ai accepté de venir parler1 ici, je ne pensais pas que je serais si vite dépassé et que la question posée, sous la rubrique générale de cette réunion, me poserait tant de questions. J’ai donc pris le parti d’essayer de savoir pourquoi, en m’essayant à gloser pour mon compte l’une de ces formules familières – familières aux historiens du juridisme industriel – qui ont permis au signifiant « Juif » de fonctionner, dans le discours occidental de la légalité, d’une façon que je qualifierai d’emblématique.
On transporte le signifiant « Juif » sans savoir, en toute méconnaissance de quelque chose d’essentiel aux productions juridiques du système industriel. Quand je dis : gloser pour mon compte, cela comporte que je fasse mes propres comptes là-dessus, ayant à savoir ce qu’il en est pour moi, simple sujet dans le système, de cette question de l’emblème ; j’en parlerai aussi comme lettré du système, notation qui n’est pas innocente.
Des problèmes que je vais soulever ici, je pourrais dire à mon tour, reprenant le ton de gravité sur lequel Freud ouvrait son Moïse, que je ne vais pas parler à la légère. À cause tout d’abord de ceci : dans ces problèmes, j’y suis absolument, de la manière la plus radicale, en tant qu’assigné à résidence dans un certain discours. Autrement dit, le signifiant « Juif » m’a été signifié authentiquement comme disent les juristes, j’ai été mis en demeure d’y loger du sens d’après la légalité non juive, qui se trouve être en même temps la légalité du système institutionnel romano-chrétien, je veux dire impérial et chrétien, dont sont issues les procédures de la normalisation industrielle. D’ailleurs, si j’use volontiers ici de la référence au système, c’est que ce terme inventé par Melanchton (commentateur si important au virage de la Réforme) traite les institutions pour ce qu’elles sont : des manifestations pures et simples de l’écriture.
Deuxièmement, une raison de plus m’invite à souligner que je parlerai ici d’une manière qui n’est pas légère : la nécessité où je me trouve de faire appel à une littérature technique mise à la poubelle, enterrée comme un déchet. De ce point de vue, il est évident que ce n’est pas ma propre casuistique personnelle qui est intéressante, car elle tombe dans l’anecdote et n’intéresse que moi. Autrement dit, il me paraît intéressant de prendre la mesure d’un phénomène général d’élimination à l’échelle sociale, phénomène visant l’espèce latine du juridisme (que j’appelle parfois, pour faire bref, la scolastique industrielle, c’est-à-dire la scolastique dont sont issues les productions institutionnelles du XXe siècle occidental). L’anthropologie fonctionne encore censurée ; on ne saurait attendre d’elle, constituée comme elle l’est historiquement, qu’elle nous révèle en quoi le jeu du signifiant « Juif » touche au point le plus vif de ce que nous appelons penser, d’après la légalité occidentale.
Reprenons donc mon titre : « Les Juifs se livrent à des interprétations insensées ». Ce propos, je l’ai extrait des Novelles de l’empereur Justinien, de la Novelle 146 datée de 5532, sous sa version latine qui s’est répandue dans tout l’Occident à partir des temps scolastiques, c’est-à-dire du milieu du XIIe siècle. L’ignardise où nous maintient la censure dont je parlais à l’instant fait obstacle à ce que ce texte, politiquement et philosophiquement considérable, sorte de la claustration érudite pour entrer dans la culture commune ; nous verrions alors un peu mieux ce qu’il en est de la Question juive et de son lien avec l’espèce d’effraction commise par Freud ; nous verrions de quel bois se chauffe la logique des institutions.
Mon titre indique également : « Expertise d’un texte », ce qui n’est pas ne rien dire. Je vous propose donc ce travail, comme expert, position que j’occupe pour la circonstance en divers sens, sur lesquels je vais tout d’abord m’expliquer.
Si je parle d’expertise, c’est que je me présente ici comme le brocanteur ou le commissaire-priseur chargé d’évaluer une bonne prise ou quelque objet dont on aimerait se débarrasser dans une succession. Il s’agit pour moi d’estimer ce qu’on appelle une valeur, un bien estimable d’après les critères de la comptabilité imaginaire des valeurs. Évidemment, cela reporte chacun à sa part d’héritage, c’est-à-dire à ce que le père mort a fabriqué pour lui. Le signifiant « Juif » fait ainsi partie des valeurs transmises, en tant que précisément des signifiants nous instituent dans une descendance.
J’ai donc à parler de cette valeur successorale, d’une valeur héritée et dont j’essaie depuis bien longtemps de savoir ce qu’elle renferme de précieux, pour ne pas dire (pardonnez-moi ce mot qui n’est peut-être pas un mot si facile) de capital. La question serait celle-ci : est-ce qu’on peut encaisser les Juifs ? Est-ce qu’on peut encaisser ce signifiant « Juif », que j’ai reçu dans mon enfance comme un signifiant dangereux, comme quelque chose d’effrayant, qui effrayait tous ceux qui, dans ces temps anciens et paraît-il bénis, m’interdisaient la parole ?
D’après ce que j’en sais, c’est la même question que celle-ci : est-ce qu’on peut encaisser la psychanalyse ? Est-ce qu’on peut l’encaisser dans cette comptabilité imaginaire qu’on appelle la culture ou la civilisation industrielle, l’encaisser comme valeur, une valeur de plus parmi d’autres, dans notre comptabilité fictive où tout s’équilibre et s’annule ? Car, tout compte fait, la psychanalyse peut être une affaire, elle peut faire l’affaire au titre des techniques d’orthopédie dans la société ultramoderne où les procédures de l’adaptation sociale et politique doivent être sans cesse modernisées.
Mais j’ai proposé : expertise d’un texte. C’est là que les choses se gâtent : la psychanalyse, c’est très joli, jusqu’au moment où doit être abordée la question brûlante du texte, c’est-à-dire jusqu’au moment où il faut s’attaquer à Dieu. Voilà un point considérable, le point où déraille quelque chose qui marche très bien, je devrais dire le point où s’arrêtent certains discours adaptatifs particulièrement élaborés et entraînants.
Il faut le redire, dans l’équilibre de tout, dans la comptabilité sociale et politique, dans cette textualité occidentale, la psychanalyse opère comme une catastrophe ; elle constitue par elle- même une panne à l’échelle d’un système de pensée, la vérité tombe en panne et toutes les fictions doivent être remises à neuf. Selon le mot d’un chrétien de haut rang, la psychanalyse est une affaire diabolique. On ne saurait être plus exact, plus scolastiquement exact.
La psychanalyse peut être dite affaire diabolique (nous verrons plus loin en quoi cette référence intéresse directement l’histoire de la Question juive) parce qu’elle détruit les valeurs. Or, parmi les valeurs les plus sûres, les plus chères à l’humanité industrielle, il y a d’abord et avant tout l’idée qu’on se fait du texte, la façon dont on fonctionne avec ça, qui est et demeure, dans notre système historique des institutions, la façon chrétienne de façonner les humains au moyen des textes. C’est pourquoi, la question du texte, dans les lieux historiques où nous sommes assignés à résidence, c’est ni plus ni moins la question juive.
La question juive (écrivons-la dès lors sans majuscule) est au cœur du tripot de tous les textes tels que, d’après la légalité scolastique occidentale, nous les imaginons, par conséquent au cœur de l’affaire humaine telle que nous la parlons, au cœur du sujet de la parole considéré lui-même comme texte, interprète et parleur de son texte. Autrement dit, la question juive représente la manière la plus radicale de poser la question : qu’est-ce qu’un texte, et finalement, qu’est-ce que parler ?
En style mythologique, la scolastique latine, reprenant un passage de Jean3, répétait l’antisémitisme sous cette forme parmi quelques autres : on appelle les Juifs fils du diable (Iudaei dicuntur filii diaboli), ce qui veut dire : parler, c’est dire la vérité. Parler véridiquement, c’est parler textuellement dans une généalogie de textes. Autrement dit, légalement. Les Juifs sont les fils du diable, c’est-à-dire fils du trompeur, parce que leur généalogie est trompeuse, elle est fausse dans la vérité du texte. Les Juifs sont faux, car ils sont juridiquement des faux, les faux rejetons d’Abraham ; ils ont mal compris le texte et faussé la formule Abraham et semen eius. De ce point de vue, c’est-à-dire quant à ce qui fonde le savoir institué dans le texte, la question juive n’est rien d’autre que la question de la vérité, de la vérité textuelle, du lien de chacun, sujet de la parole et sujet politique, avec son texte. La littérature scolastique, en sa partie la plus juridique, au tournant le plus moderne du Moyen Âge, projette une très vive lumière sur tous ces points, pour peu évidemment que nous levions les censures qui taisent notre assignation dogmaticienne.
Je dois insister un instant sur cette remarque. La littérature légaliste constitue le joint entre le système industriel et la mythologie véridique des institutions ; sans ce joint-là, il est difficile de comprendre la confrontation ouverte par Freud ainsi que certaines conséquences induites par la découverte freudienne dans l’ordre du discours. Je veux dire par là qu’il n’y a pas trente-six psychanalyses, mais qu’il existe trente-six façons d’éviter l’analyse, fût-ce au nom de la psychanalyse, et que Jung exclut Freud. Or précisément, si mon commentaire ici peut être éclairant, en mettant sur la table le légalisme christiano-industriel, c’est que cette littérature démontre quelque chose : tout, absolument tout, a été inscrit dans la texture légale dont je parle. Tout, c’est-à-dire non seulement les contrats, les techniques administratives et la gestion publique, etc., mais aussi la doctrine psychosomatique de l’homme, et cette théo-théorie du langage et du sens dont procèdent les sciences psychologistes dans leur ensemble. Historiquement, ces choses-là comptent, parce que la structure ne fonctionne pas à vide, et la psychanalyse n’est pas née n’importe où. Autrement dit, si la psychanalyse est une histoire juive, ce ne peut être une remarque purement anecdotique ; Freud étant juif, la psychanalyse serait juive, un point c’est tout. Or, l’état civil, dirais-je, va plus loin ; la psychanalyse est plus juive qu’on ne l’imagine. Nous avons affaire par conséquent, sous la référence à l’histoire juive, à quelque chose de radical du côté de ce qui fonde un système de pensée, à ce qui par Freud est venu démentir la logique des interprétations jusqu’alors inscrites dans la seule légalité autorisée, et notifier une autre logique, l’espace d’inconscience où jouent les textes, l’espace même de la castration.
Je vais maintenant commenter ma citation d’ouverture : « Les Juifs se livrent à des interprétations insensées ». Ce texte s’est imposé à moi, comme une perle, 1) parce que sa facture est strictement légaliste – et 2) parce que sa formule expose la question juive sur le mode le plus aigu, sur le mode d’une question de Raison ou de Folie.
J’ai donc choisi un texte de haute légalité, au sens le plus étroitement juridique. Ceci va nous mettre en présence de bien des choses.
1° La Novelle 146 de l’empereur Justinien, l’empereur théocrate par excellence qui légiféra à Byzance, au nom de la Souveraine Trinité et pour l’Empire romain tout entier, nous montre remarquablement ce qu’on pourrait appeler le point aveugle du discours occidental : l’espace de la question sans réponse, l’espace où le répondeur aux questions de la vie humaine brille par son absence. Cet espace est occupé, comblé, maîtrisé sans faille par le pouvoir incarné. Autrement dit, juridiquement c’est-à-dire du côté de ce qui fonde le discours d’une normalisation universelle, le pouvoir incarné répond de l’impossible. Un corps divinement aliéné répond de tout pour tous les autres et garantit toute vérité pour tous les savoirs. Nous sommes au lieu unique, un seul peut répondre, un seul peut garantir.
Il est nécessaire de reprendre les choses à partir d’un repérage de ce point mystique. En effet, ce télescopage d’un corps humain, dont la bouche est sacro-sainte et dont le cœur contient toutes les archives de tous les savoirs imaginables passés ou à venir (selon la formule romaine : « omnia scrinia habet in pectore suo »), ce télescopage d’un corps humain avec l’Autre absolu, avec un Autre ultime et logiquement dernier, avec L’Un seul qui vienne tout garantir, ce télescopage d’un corps avec les signifiants divins, avec Dieu même, comporte des conséquences sur la manutention de l’écriture et sur l’idée même de texte. Le travail de l’empereur théocrate (je devrais dire plutôt le travail de sa chancellerie) dans la Novelle 146, l’un des textes essentiels traitant des Juifs, peut être dès lors aisément qualifié. Il s’agit d’un travail de magistère, d’un travail venant maîtriser pour tous le signifiant « Juif ».
Certes, nous avons beaucoup discuté de cette Novelle 146, depuis qu’existe une histoire scientifique pour apprécier les sédiments divers de l’immense compilation justinienne, où les Novelles constituent un ajout des plus importants pour le déploiement du légalisme en Occident jusqu’à nos temps industriels.
Ainsi, nous savons que Justinien, au VIe siècle donc, a légiféré sur les discussions qui agitaient le milieu religieux juif de l’époque, par exemple à propos de la langue liturgique et de l’utilisation des langues locales ; sur cette affaire, la Novelle 146 prend une position favorable à ceux des Juifs professant une doctrine assez laxiste sur la question de savoir si l’hébreu doit ou non demeurer la langue liturgique. Mais qu’est-ce qui pour nous ici est important dans ce document, fort bien reconnu et restitué dans son histoire propre par les historiens spécialisés ? En fait, ce ne sont pas les mesures édictées en considération de circonstances particulières, mesures que nous appellerions conjoncturelles, qui doivent attirer le plus vivement notre attention. Je ne vais donc pas insister sur ces mesures : essai de blocage de la transmission (par l’interdiction de la Mischnah et de son commentaire, le Talmud), ordre donné à tous les Juifs de ne jamais contredire sous peine de mort les doctrines de la résurrection, du jugement dernier ou de la création divine des anges. Ces points sont l’articulation de la violence politique ordinaire, dirais-je, et signalent les méthodes de répression les plus usuelles non caractéristiques de la question juive comme telle dans son rapport de légalité aux institutions de la théocratie universelle revendiquée par Justinien. Notre intérêt doit se concentrer ailleurs. L’important, ici, concerne le mode de fonctionnement du texte, inscrit dans une logique générale qui donne aux formules de Justinien un statut indéménageable. Le tripot juridique n’est pas n’importe quel bordel ; on y manipule l’amour de la vérité. Nous avons affaire à ce que dans le langage romano-chrétien classique on appelle la destruction des fables juives (Iudaeorum fabulas)4. De là cette remarque :
2° La Novelle 146 fait fonctionner le signifiant « Juif » chrétiennement. Nous entrons de ce fait dans les parages les moins bien repérés du système de légalité industriel. Il n’est pas très facile, en effet, d’accepter le côté rigoureusement effarant des techniques du dogmatisme grâce auxquelles une vérité de nature mythologique est appelée à prendre consistance pour une masse normalisée. Dans un système juridique, les choses apparemment les plus antinomiques fonctionnent en parfaite harmonie. Les institutions sont un lieu circulaire. La question juive ne se pose pas dans une sorte de vis-à-vis du christianisme, on ne peut l’attraper et la soupeser qu’au beau milieu du cercle, si j’ose dire. La Novelle 146 en est un remarquable témoignage : le signifiant « Juif » s’y trouve traité en catégorie juridique du droit romano-chrétien.
On aperçoit ainsi que les « fables juives » sont une formule qui n’est mise en balance avec rien. Il n’y a pas le moindre rapport dialectique entre le magistère impérial (plus tard pontifical, quand l’Église latine aura absorbé et perfectionné la compilation justinienne) et un mode de pensée qui lui serait contraire et qu’on appellerait juif, en attendant je ne sais quelle synthèse. Non, il ne s’agit pas de dialectique, pas plus qu’il ne s’agit de discussions quelconques, pour cette raison très simple que le discours dogmatique ne peut fonctionner que sur le mode défensif et guerrier dès lors que le fin fond des croyances est en balance, c’est-à-dire ici la croyance au texte.
Autrement dit, nous voyons affleurer l’inconciliable. Deux modes d’entrée dans la Loi et dans l’écriture de la Loi sont en cause : l’un, le romano-chrétien, fondé sur les oracles du pouvoir incarné, l’autre, le juif, fondé sur la transmission des interprètes. Que ces deux modes s’excluent, la tradition théologico-juridique qui commande l’accès aux institutions de l’ère moderne l’a rabâché. Je citerai un témoin particulièrement autorisé en cette affaire, saint Jérôme (dont on sait qu’il avait suivi un certain temps un enseignement rabbinique), exposant la thèse de base : il n’est aucune conciliation entre les Écritures au sens juif (iudaico sensu) et l’étude de la Loi de Dieu (studium Legis Dei), c’est-à-dire chrétienne5. Par les temps de propagandes où nous sommes, il m’est apparu intéressant de le noter.
La Novelle 146, c’est bien cela : Justinien ne prétend pas concilier l’inconciliable, il ne discute pas, car il n’y a rien à discuter. Ce texte se borne à ranger, il tire sur la ficelle du rangement, il met de l’ordre, il institue les Juifs, selon la légalité chrétienne. Autrement dit, les Juifs entrent comme tels dans les catégories du droit chrétien, parce que les Juifs sont forcément là en tant qu’insensés (nous allons voir précisément pourquoi) dans le légalisme romano-chrétien ; à leur façon folle, ils font reluire la vérité impériale et théocratique.
Je pense que, si vous voulez bien entrer dans cette logique juridique, vous allez comprendre l’importance d’un tel texte et que ce que nous désignons du terme incertain d’antisémitisme s’inscrit – je dis bien : s’inscrit –, s’est incrusté par l’écriture d’une légalité du texte, d’une manière absolument radicale dans le système d’institution dont descend le système industriel, le système observé dans ses attaches dogmaticiennes. Il faut se garder de penser qu’une question pareille, l’antisémitisme, puisse être une affaire réglée dès lors que seraient abolies les formules pénales ou répressives. Nous voyons, au contraire, la Novelle 146 jouer sur les deux tableaux : elle énumère à la fois des mesures de protection des Juifs et des mesures de persécution ; tout cela se trouve dans un seul et même texte et, si je puis ainsi m’exprimer, c’est cela le miracle juridique : user de toutes les tactiques.
Je dis qu’il y a là une manifestation pure et simple d’un ordre logique. Le principe du rangement chrétien des Juifs est là. C’est pourquoi la Novelle 146, en tant qu’écrit épiphanique et révélation du pouvoir incarné, a été écrite pour toujours et notre inconscience comprend ça ; et ce n’est donc pas pour nous un simple événement documentaire, une anecdote dans le foisonnement historique. Dans la logique du juridisme occidental non juif, du juridisme qui maîtrise aujourd’hui l’organisation industrielle, ce texte constitue le texte juridique et politique prototype sur la question juive.
Ainsi donc, si la protection des Juifs est une marchandise aussi antique que l’antisémitisme, si ces deux éléments peuvent fonctionner dans le même texte, c’est que derrière la réglementation juridique ou l’emphase théologique il y a autre chose que des banalités hostiles ou bienfaitrices. Le discours chrétien qui normalise le signifiant « Juif » tient du règlement de comptes dans cette comptabilité imaginaire des valeurs que j’évoquais en commençant. Et c’est ici, au point aigu où se déclare l’inconscient, que la psychanalyse prend tournure, si j’ose dire, du côté des affaires remuées par la Novelle de Justinien.
Rébarbatifs comme ils sont, tous ces magasiniers de la logique juridique exercent une fonction sociale que des psychanalystes ne sauraient négliger : la fonction de nous aider à méconnaître. Une scolastique n’est pas seulement l’immense entrepôt où il y a une place pour chaque chose, des étiquettes sur toutes les marchandises, sur tous les signifiants en stock ; elle institue des marques, elle incruste le discours de la vérité d’une manière emblématique. Je dirais volontiers que le signifiant « Juif » fonctionne comme tatouage universel dans le système de légalité, comme une estampille venant garantir quelque chose aux fins que nul n’en ignore, selon la vieille formule des juristes. Le signifiant « Juif », ça fait quelque chose, c’est fait pour faire quelque chose à tout le monde. Nous n’avons pas à savoir quoi exactement, nous nous permettons de savoir seulement que nous jouons très gros avec ça, tellement gros que nous avons intérêt à ne pas trop le savoir. Que le signifiant « Juif » fonctionne à mort, c’est à peu près tout ce que nous savons avec le plus haut degré de certitude.
Remarquons ici que ma petite citation de Justinien – formule remarquablement emblématique dont j’ai pu apprendre quelque chose pour mon compte d’analysant – peut nous mettre sur la voie d’en dire davantage. Elle expose la question juive comme question de Raison ou de Folie. Autrement dit, la question serait : Comment accède-t-on à la Raison chrétienne et pourquoi les Juifs sont-ils fous ?
Cette formulation est une façon comme une autre de poser la question de la psychanalyse. Pourquoi la Novelle 146 ne serait-elle pas éclairante là-dessus, puisque dans la rigueur de notre univers dogmatique elle continue de fonctionner ? Ses énonciations peuvent être dites structurantes d’un système de pensée que, par commodité, j’appelle ici romain, chrétien, occidental, système dont nous dépendons notamment du point de vue de cette institution clé : la conception psycho-somatique de l’homme. Nous avons affaire à une pensée clés en main, si je puis dire, et la Novelle 146 doit être considérée par nous, du point de vue de la question posée en ce colloque, comme partie d’un Discours de la Méthode pour accéder à notre propre dogmatisme historique et historiquement repérable.
J’introduirai les choses en disant : la psychanalyse est-elle chrétiennement concevable ? Je devrais dire plutôt : la psychanalyse est-elle concevable, d’un point de vue romain ? Romain, en ce sens que l’Église latine, porteuse de la tradition juridique latine et vecteur des institutions industrielles les plus puissantes, n’a fait que suivre la pente de l’Empire romain. C’est de ce côté-là que nous avons à rechercher la folie juive. Si la folie est une panne de la raison, la psychanalyse, en tant que fable juive, en tant que folie juive, en tant que folie légalement identifiée dans un système de pensée juridiquement et politiquement garanti, est appelée à fonctionner comme une panne dans ce système de pensée, voire comme un attentat dirigé contre ceux qui nous garantissent la raison.
Cela dit, la question est repoussée plus loin, car où est-il dans tout ce magma juridique, où se trouve-t-il le principe de Raison, et comment, par quels truchements du discours peut-il être défini ? Si les Juifs, comme le déclame le texte, se livrent à des interprétations insensées, qu’est-ce que cela veut dire et en quoi consiste cette insanité ? Après tout, ce n’est pas si simple, parce que la Raison et la Folie, dans la bouche sacrée du pouvoir incarné, sont l’une et l’autre des façons de parler du pouvoir. En d’autres termes, Justinien légifère ici sur la façon de parler. De la sorte, nous pouvons avancer que la question se pose ainsi : en quoi consiste cette législation sur la façon de parler et qu’est-ce qu’un psychanalyste peut en dire ? En guise de réponse, ou de préliminaires au travail pour tâcher d’y répondre, je dirais que la psychanalyse a partie liée avec tout ce qui, en chacun de nous, se trouve du côté de la fable juive, avec tout ce qui en chacun de nous est fou, au sens précisément de la fable juive, qu’on soit juif ou non. Je vais essayer de m’expliquer là-dessus.
Revenons à Justinien, au discours romano-chrétien sur les Juifs. Dans ce discours, tel qu’il s’énonce en cette Novelle 146, la folie juive se rapporte au maniement juridique et politique du pouvoir : les Juifs comme tels, c’est-à-dire sans qu’il soit besoin de les définir autrement, sont un signifiant du pouvoir. Cela veut dire qu’il s’agit d’abord d’une inscription dans le texte, d’une inscription dans le texte du Pouvoir (que j’écris avec majuscule par référence à l’épiphanie impériale, à la révélation du pouvoir incarné manifesté rhétoriquement, par un jeu d’adoration des signifiants). C’est là-dessus que nous devons nous arrêter un instant, afin d’observer comment fonctionne le texte dans la légalité occidentale.
Ceux qui ont sans doute le mieux compris ce jeu-là sont ceux qui en ont fait la théorie à l’aube des temps modernes, en plein Moyen Âge scolastique. Ils ont compris ce jeu, en purs dogmaticiens évidemment, en interprètes collés à leur texte suivant le mode de collage autorisé par la légalité romano-chrétienne. Or, que nous disent-ils, les scolastiques ?
Ils nous disent : ce qui est important dans un texte, ce n’est pas le texte, c’est la ratio, littéralement la raison. La Raison se trouve dans le texte. Voilà, me semble-t-il, un point capital. La ratio, c’est un concept apparemment très approximatif, en ce sens qu’il peut s’agir apparemment, dirais-je, de tout ce qu’on veut ; c’est le motif, c’est la rationalité, c’est la cause qui fait que le texte est là, rédigé dans sa grammaire très précise et adressé à qui de droit. C’est la « bonne raison », la meilleure des raisons : quelque chose est là, radicalement là, dans la brutalité qui consiste pour un texte à être là, ajoutons un point c’est tout. Mais nous le comprenons mieux si nous nous rappelons qu’un texte, dans l’ordre scolastique de l’écriture, c’est avant tout ce qu’on appelle auctoritas, terme banalement traduit par autorité ; cela fait qu’un texte prend une certaine place liturgique et qu’il sert de référence légale, de sorte qu’une auctoritas dit toujours vrai ; quoi qu’elle dise, il faut faire avec.
Autrement dit, l’intéressant n’est rien d’autre que la référence. Référence à quoi ? Référence à la place qu’occupe le texte dans la hiérarchie des textes, dans l’alignement sacré des textes qui, de proche en proche, nous renvoie toujours à un signifiant légal suprême, c’est-à-dire dans l’ordre de la scolastique latine médiévale à l’empereur ou au pape, à ce qui s’appelle légalement la voix vivante du droit (viva vox iuris) ou la Loi qui respire (Lex animata), au corps d’un Unique imaginaire incarnant la garantie de vérité pour toutes les paroles. Cela comporte bien des conséquences ; essayons d’en apercevoir quelques-unes :
a) La frappe signifiante du pouvoir fonctionne pour tout le monde, comme s’il s’agissait du principe de Raison. De ce point de vue, la Raison et le Pouvoir, c’est exactement la même chose.
b) Notons également ceci : le Pouvoir incarné et l’inscription de l’Autre dans le texte, c’est aussi la même chose.
Nous sommes ici au cœur de la structuration romano-chrétienne du texte. Le corps fabuleux présent dans le discours (Lex animata, viva vox iuris), c’est le corps de la jouissance idéale aussi bien que la mise en corps de l’Autre absolu, de ce que nous appelons le Grand Autre dans l’après-coup théoriste des analyses. Par rapport à cette mise en scène du texte, où sont les Juifs ? Ils sont dans la faillite. Ils sont là pour montrer et démontrer quelque chose qui ne peut pas se dire, quelque chose qui ne peut pas s’avouer (sauf au moyen des fables). Plus ils sont juifs, et plus ils le démontrent. Ils sont au lieu même de tous les enjeux, où tout est en jeu, là où tous les pouvoirs apprennent et doivent apprendre quelque chose de leur propre faillite pour fonctionner à mort, c’est-à-dire absolument. Par rapport à tout ça, les Juifs comme tels sont désinscrits, ils fonctionnent légalement en tant que désinscrits, c’est-à-dire que le principe de Raison, le principe chrétien de la Raison confondu dans cette folie est là.
Pour le comprendre d’un peu plus près, il suffit de faire un relevé du terrain où s’est développé l’antisémitisme juridique et savant. Cet antisémitisme-là constitue le terrain sur lequel s’est jouée l’idée même de texte, de la jouissance avec un texte, par conséquent, le concept même d’interprétation. Il suffit de se mettre en présence de ces deux accusations fondamentales : a) les Juifs sont esclaves de la lettre, b) les Juifs interprètent le texte jusqu’à la castration.
1° Que comporte la formule : les Juifs sont esclaves de la lettre ? On ne perdra jamais de vue ceci : du fait que les Juifs n’ont ni empereur ni pape pour leur garantir la vérité, la question du signifiant en tant que mise dans un texte avec laquelle un sujet joue une certaine partie pour sa jouissance, cette question se trouve posée en termes bien différents. Je veux dire par là d’abord que, dans le système juif des interprétations, le signifiant comme tel fonctionne de manière plus autonome ou plus radicale. De là cette portée des fables, des histoires au sens poétique et métaphorique, dans l’architecture des interprétations rabbiniques. La patristique, c’est-à-dire, en gros, les auteurs chrétiens de l’Antiquité, a classé les interprétations juives de l’Écriture comme interprétations purement humaines, ce qui, nous allons le voir plus loin, n’est pas dire n’importe quoi. Au fond, le signifiant joue d’une manière d’autant plus radicale que n’existe pas cette espèce de drainage de tous les sens par l’interprétation unitaire d’un droit impérial ou pontifical.
Par ailleurs, il faut noter que le système romano-chrétien s’est trouvé verrouillé par une théorie du langage et du sens, théorie légale, proclamée par les légistes du droit pontifical sur la base d’un texte d’Hilaire assez extraordinaire6. Ce texte est extraordinaire, en ce sens qu’il est absolument moderne, remarquablement conforme aux thèses de la psychologie dite industrielle. La provenance de ce texte est intéressante pour nous, s’agissant d’un extrait du De Trinitate d’Hilaire, ouvrage destiné à réfuter les hérésies christiques. N’omettons pas de le relever : la théorie romano-pontificale du langage et du sens tire sa source des controverses sur le corps du Christ, c’est-à-dire sur l’enjeu fondamental de toute forme d’écriture, à savoir le mode d’inscription du corps dans un texte. Qu’est-ce qu’un corps humain dans l’écrit d’un pouvoir ? L’antisémitisme a joué à fond sur ce terrain.
L’affaire ainsi s’éclaire. Si les Juifs sont esclaves de la lettre, s’ils tournent le dos à la Raison, c’est qu’ils ont une interprétation corporelle des textes ( formule de la patristique latine ). La preuve en est, ils se disent les fils d’Abraham. Ils le sont, mais secundum carnem. Or, la chair nous ment, les Juifs nous mentent : la descendance d’Abraham, c’est l’imitatio fidei, autrement dit la croyance textuelle chrétienne. Vous trouvez ça, dans Gratien, dans cette grande compilation de base sur laquelle a travaillé la scolastique pour asseoir le juridisme moderne7.
Être esclave de la lettre, cela nous reporte à la vérité et au corps. Ici, il conviendrait de suivre pas à pas les énonciations canoniques qui, par le biais de tout ce que charrie le droit pénal, prennent valeur de réglage des corps pour les inscrire sous un statut de la jouissance. Ce texte, qui a longuement navigué depuis sa composition au IVe siècle, a reçu l’asile qu’il méritait dans la collection de Décrétales du pape Grégoire IX (1234), collection qui fait partie du socle scolastique de nos institutions et de tout le juridisme industriel. C’est ici que l’énoncé chrétien : juif = fils du diable prend toute sa portée. Littéralement, les Juifs ont le diable au corps. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Pour y répondre, il est nécessaire de se référer à la démonologie chrétienne, qui constitue, je le rappelle, une partie de la doctrine légale relative à ce qu’on nomme, selon le très ancien vocabulaire canonique, la pénitence. Il s’agit de savoir comment, dans l’harmonie d’une écriture, les corps jouissent, comment les corps jouissent en s’élevant jusqu’à Dieu. Cette question de la jouissance des corps et de l’élévation vers Dieu mériterait de longs développements. Je vais me borner à noter le glissement qui, à travers l’immense commentaire de la pénitence, tend à faire passer l’interprétation juive au versant des doctrines magiques. Entre ceux qui usent de paroles magiques pour faire s’élever les corps dans les airs et les Juifs cultivant les signifiants de la langue hébraïque, entre les magiciens et les Juifs cultivant le Nom divin, il y a connivence, symétrie, complicité dans l’usage proscrit ou diabolique de la parole. Vous trouvez ça en particulier dans les traités sur l’extase et le ravissement (de extasi et raptu), à la marge des grands traités juridiques officiels, puis dans les premiers exposés d’ensemble d’une théorie médico-légale du corps humain à l’époque de la Contre-Réforme : enfin, n’oublions pas la littérature sur le mot mirifique (de verbo mirifico) vers la fin de la grande poussée de l’inquisition. Le verbum mirificum, c’est quelque chose de très suspect qui touche à la jouissance du signifiant.
Une petite parenthèse : les Juifs ont été souvent mis dans le même sac que tous ceux qui, dans l’Empire romain notamment, avaient une exégèse non spirituelle du Ciel ; c’est ainsi que dans son Code, autre document fameux de Justinien, il est traité des Juifs en même temps que des célicoles, sectateurs lisant le cours des étoiles8.
2° Bien évidemment, l’accusation (la formulation chrétienne se donne en accusation) d’être les esclaves de la lettre est liée à cette autre accusation qui s’énonce dans la répulsion pour la circoncision. Quelle peut être la portée, pour nous psychanalystes, de cette affaire, de cette question qu’on peut exposer ainsi : les Juifs sont accusés d’interpréter le texte jusqu’à la castration ?
Le point intéressant pour nous ici est le suivant : dans le discours romano-chrétien, castratio fait référence explicite au meurtre. La castration se dit de la circoncision, assimilée par le droit pénal romain à une mutilation punie très sévèrement. Il faut rappeler que sous l’empereur Hadrien, on appliqua à la circoncision les peines prévues par un célèbre texte sur l’assassinat, sur les empoisonnements et les filtres d’amour, la lex Cornelia de siccariis. Cette assimilation provoqua une tempête chez les Juifs de l’Empire ; les choses s’apaisèrent quand Antonin le Pieux leur concéda la circoncision. Sous réserve de pratiques religieuses tolérées ici et là, la circoncision prit le statut d’un privilège juridique des Juifs9 ; réservée aux Juifs, elle devint le signe juif par excellence, la cicatrice juive, ce qui fait savoir aux autres qu’on est juif (nota iudaica).
Dans le discours romano-chrétien, la circoncision est le signe de l’horreur et la littérature juridique est éloquente là-dessus. Voyez l’important concile espagnol de Tolède n° 4, dont de nombreux canons s’intègrent dans toutes les grandes collections juridiques d’Occident et qui, par conséquent, vont alimenter le commentaire scolastique : on y parle des circoncisions abominables (abhominandas circumcisiones10) ; quant à notre Novelle 146, si elle n’en dit mot, c’est que pour le gouvernement impérial la question était réglée depuis longtemps. D’un point de vue général, je vais faire les remarques suivantes :
a) L’horreur de la circoncision est à l’initiale de toute la législation chrétienne. À cet égard comme à tant d’autres, il y a parfaite cohésion entre la tradition strictement chrétienne et la législation de l’Empire romain. Je rappelle un fait considérable : le premier texte juridique de l’Église latine, le premier document conciliaire, c’est le récit du concile de Jérusalem, tenu du vivant des apôtres (auquel participa saint Paul) et réuni précisément sur la question de la circoncision ; vous en trouverez les formules dans les Actes des Apôtres, chapitre 15 : faut-il circoncire les Chrétiens ? Ce passage est à mettre en rapport avec l’Épître aux Romains, chapitres 2 et 4, où Paul nous explique ce qu’est la Loi, la Loi de la foi et la Loi du prépuce. C’est là, dans ces deux passages essentiels (Les Actes et Paul), que fut inaugurée la grammaire chrétienne, l’exégèse chrétienne de la Loi. Vous vous souvenez aussi certainement de cette allusion de Freud, parlant de Paul de Tharce comme du fondateur de la nouvelle religion. Enfin, j’ajoute que les textes de Paul ont joué un rôle considérable dans la scolastique des juristes du Moyen Âge latin, c’est-à-dire dans la scolastique de base de nos institutions occidentales, pour les discussions relatives à la question de savoir ce que sont la vérité et le mensonge (à compter de la formule circumcisio spiritu, non littera).
b) Une seconde remarque sera celle-ci : je crois qu’il est tout à fait fondamental de considérer le système de pensée christiano-industriel comme ce système de pensée se proposant lui-même en tant que promoteur d’une interprétation spirituelle du texte, par opposition à l’interprétation juive. Ce système de pensée se caractérise lui-même, s’offre à nous comme tel par une doctrine du corps humain où la frappe signifiante se définit en un jeu d’inscriptions qui vient exclure la circoncision, assimilée à la castration même. La circoncision assimilée à fa castration, cela consiste à considérer la circoncision, en tant que mode d’inscription, comme mutilation criminelle ou geste radicalement fou.
Je pense que c’est sur ce terrain précisément que la psychanalyse intervient à la manière d’une catastrophe, comme rupture dans un tel système de pensée, dans le système de pensée romano-chrétien. Je vais conclure sur ce terrain de la folie psychanalytique par rapport à la légalité des interprétations. Je dirai ceci, résumant ma conclusion en trois propositions :
1° Le christianisme n’est pas une religion pure et simple, comme le laissent entendre les propagandes aujourd’hui. C’est la religion industrielle, c’est fondamentalement une religion du pouvoir moderne. Le christianisme est constitutif du texte même dans le système industriel ; il est la doctrine industrielle du texte, c’est lui qui l’a produite.
2° Le christianisme, héritier de l’Empire romain et de son juridisme particulier, est construit sur une équivoque, sur l’équivoque que le réel et le symbolique seraient une seule et même catégorie. En relisant la Novelle 146, je me disais qu’on devrait, à propos d’un texte comme celui-ci, se poser la question de la querelle Jung contre Freud, conflit absolument radical et qui, du point de vue analytique, ne peut comporter aucune espèce de compromis.
Je pense également que les Occidentaux parlent chrétien (qu’ils soient juifs ou non) dès lors qu’ils mettent d’un côté la Réalité, et de l’autre, ce qu’ils appellent aujourd’hui en langage pataquès, l’Imaginaire. N’est-ce pas là, d’ailleurs, le leitmotiv des théories du management et de la communication industrielle dialoguante et bienfaitrice ? Une communication très simple, en toute simplicité, sans faille, sans manque, la place du manque étant verrouillée, comblée, occupée par des idoles qui vous coupent le souffle. C’est pourquoi, d’ailleurs, le romano-christianisme est tellement à l’aise dans le maniement des médias ultra-modernes, c’est pourquoi il est si efficace pour moderniser l’idolâtrie politique et si prompt à s’accorder avec les doctrines participantes.
Le christianisme est fondamentalement adaptatif, au sens du discours du management. Il ne produira jamais qu’une psychologie adaptative, une psychologie unifiante et réjouissante. Et chaque fois que la psychanalyse fait les choux gras du discours chrétien, elle devient une psychanalyse adaptative, bénisseuse, et bondieusarde, une psychanalyse à l’eau de rose.
3° Enfin, je dirai ceci : la psychanalyse est une affaire juive dans la mesure où le mode d’entrée juif dans le texte a été ou demeure, par rapport au système de pensée occidental, ayant produit son juridisme particulier, le rappel de quelque chose d’essentiel, à savoir que le pouvoir et le désir ça fait deux, ça fait deux questions et pas une seule.
1. À la version orale, à peine réformée, j’ai ajouté en notes quelques précisions nécessaires.
5. In epistulam ad Galatas, 1, 13 (Patrologie latine, XXVI, 324).
7. Code de Justinien, livre I, titre IX : « De Judaeis et Coelicolis ».
8. Cf. Gratien, cause 22, question 2, dictum post c. 22.
9. Voir J. Juster, op. cit., p. 263 sq.
10. Texte repris dans Gratien, traité De consecratione, distinction 4, canon 94. 110