L’enfant relique (Texte d’Alexandra Papageorgiou- Legendre)
Le cas que je vais exposer ici est témoignage extrême.
Il m’a rarement été donné d’approcher avec autant d’acuité et autant d’impuissance l’inexorable fermeture du destin d’un sujet, comme héritage généalogique dévoyé. En ce sens, il s’agit là d’une illustration par l’absurde du poids de la référence paternelle dans la production subjective. Dans notre cas, la déroute de la fonction paternelle, comme fonction normative au principe de la différenciation et institution subjectives, se parachève à la troisième génération en production d’un enfant fou.
La référence paternelle est insaisissable quant à ses effets sans le recours à la logique de son fonctionnement, que j’appelle permutation symbolique des places au fil des générations. Qu’est-ce que la permutation symbolique des places ?
C’est, au sens le plus large, la reproduction à travers le temps de la structure œdipienne sous une forme valide, telle que ses effets structurants puissent jouer pour les nouveaux venus au fil des générations. Le fils qui accède à la paternité pour son compte vient symboliquement à la place de son père, le père venant, tout autant symboliquement, à la place de son fils, par la grâce de la venue du petit-fils, en qui le grand-père symboliquement ressuscite. C’est le ressort secret de la papponymie dans la tradition grecque depuis l’Antiquité, c’est-à-dire de l’attribution du prénom du grand-père au petit-fils, au fils aîné du fils aîné, dans la version la plus pure.
Trois générations constituent le module de la reproduction subjective. Nous pouvons dire cela autrement : la structure œdipienne n’est décidable, ne boucle la preuve de sa validité symbolique qu’au bout de la troisième génération.
Que le fils vienne symboliquement à la place de son père veut qu’il se révèle apte à renoncer à sa place de fils incestueux, afin qu’il assume une place de père, face à son propre fils mis en place de fils. La rivalité œdipienne se conclut normalement pour un homme dans l’acte de la reproduction, par la reconnaissance efficiente du nouveau venu.
Cela suppose que la rivalité œdipienne ne soit pas relancée outre mesure pour l’homme qui accède à la paternité et encore moins seulement inaugurée, à l’occasion de la nouvelle naissance.
La naissance d’un enfant est à ce titre un pacte d’alliance, au nom de l’Interdit œdipien, entre le père de l’enfant et le père de ce père ; en cela consiste la reproduction de la paternité. Cela suppose aussi que l’Interdit à l’adresse du fils ait joué déjà dans la parole pour le premier des pères et qu’il jouera dans la parole par chacun des pères d’une lignée à l’adresse des fils.
Si tel n’est pas le cas, il n’y a pas absence d’Interdit, mais déplacement de l’Interdit sur la parole elle-même. C’est ce que nous appelons non-dit, dans un discours donné, subjectif ou familial.
La structure œdipienne se reproduit valablement à ce prix d’Interdit et de renonciation subjective. Si l’Interdit ne joue pas à sa place structurale, son déplacement sur la parole entraîne comme conséquence, un changement de registre. Les effets d’un tel « interdit » ne structurent pas la reproduction, ils la frappent. Ils la frappent dans la descendance, dans la Raison ou dans la chair d’un nouveau venu, souvent dans les deux.
I. Venons-en au bref exposé du cas.
Emmanuel est un enfant diagnostiqué psychotique et vient d’être placé en institution spécialisée. Il est âgé de neuf ans et demi, aîné de quatre garçons, les deux derniers étant ses demi-frères. Il est maintenu dans le silence de la mort de sa mère, survenue quand il avait environ deux ans et demi. Un an plus tard, son père s’est remarié. Ce père a eu deux garçons avec la mère d’Emmanuel, morte en couches à la naissance du second, Sylvain, et deux garçons avec sa femme actuelle. Monsieur et son épouse opposant les plus grandes réticences à parler à Emmanuel de la mort de sa mère, le médecin psychiatre de l’internat adresse au médecin directeur du centre où j’occupe des fonctions de psychothérapeute-psychanalyste une demande de psychothérapie pour le compte cet enfant. La levée du non-dit sur la mort de la mère focalise l’espoir thérapeutique de l’équipe de l’internat, le maintien dans ce non-dit étant pratiquement considéré comme la cause pathogène éminente des troubles d’Emmanuel.
La psychothérapie durera environ quatre ans. L’enfant restera fou et, en l’absence d’informations sur son devenir ultérieur, il est à supposer que, devenu adulte, il aura grossi les rangs des chroniques d’un quelconque asile.
L’examen psychiatrique, qui accompagne la demande de psychothérapie, mentionne la réanimation de l’enfant à la naissance, un important retard psychomoteur, une première demande de placement à cette même institution où il se trouve actuellement, quand l’enfant avait six ans. Il est, à cet âge, dit instable et brutal à l’école, avec une anxiété mal contrôlée et des phrases inquiétantes sur des thèmes morbides. La commission d’admission de l’institution refuse néanmoins, à l’époque, cette candidature, craignant que la séparation d’avec le milieu familial, auquel l’enfant est dit très fixé, ne provoque une désorganisation de sa personnalité en réactivant la mort de sa mère. L’admission vient finalement d’avoir lieu récemment, alors qu’Emmanuel est âgé de neuf ans.
D’après les termes de ce rapport psychiatrique, Emmanuel se présente actuellement comme un « enfant débilisé », au discours parasité de phrases bizarres. Il a de gros troubles du schéma corporel et de l’organisation temporo-spatiale, et, depuis l’âge de sept ans, il est sujet à des crises d’épilepsie. Les parents, d’après ce même rapport, sont dits « très coopérants au placement ». Il y est fait mention de leur refus de parler à Emmanuel de la mort de sa mère ; il est également indiqué que le frère cadet, âgé de six ans, est en proie à des peurs nocturnes et que le plus grand des demi-frères, âgé de trois ans, très angoissé, est traité par chimiothérapie. L’examen conclut pour Emmanuel à des troubles profonds de la personnalité, aggravés par le poids des « choses cachées ». Sur le motif de quoi le psychiatre demande la mise en route d’une psychothérapie.
Cette psychothérapie connaîtra plusieurs étapes rattachables à différents fils de discours.
Pour commencer, l’institution demandeur, avec l’aval préalable du père, fera conduire l’enfant à ses séances, accompagné d’un membre de l’équipe (une assistante sociale, puis un éducateur). Deux mois plus tard, le père, réservé au départ quant à sa propre implication au traitement, commencera à y participer seul ou avec son fils. L’épouse du père, franchement hostile à cette perspective, finira par y venir à son tour, et il y aura, en plus des séances avec l’enfant, des entretiens avec le père, la belle-mère, le père et l’enfant, la belle-mère et l’enfant, le couple, le couple et l’enfant.
A partit d’un certain tournant, la participation des parents diminuera. La belle-mère finira par refuser clairement de poursuivre, le père espacera sa propre présence, et l’enfant accompagné par le représentant de l’équipe de l’internat continuera dans l’enlisement. En désespoir de cause, au cours de la dernière année je tenterai auprès de lui une intervention en couple, conjointement avec un psychanalyste homme. Le tout se perdra dans l’effilochement plutôt que dans une rupture claire et nette.
A l’aide du discours des protagonistes, consigné par des notes et dont j’ai maintenu les termes propres même quand j’ai dû condenser, je vais maintenant essayer de dessiner la question. Dévoilement et fermeture sont quasi contemporains. Le reste n’a été que réitération impuissante et efforts vains pour renverser un tant soit peu le destin scellé d’Emmanuel.
Il. Voici, en résumé, d’après son récit, l’histoire du père.
Monsieur, qui est âgé d’une quarantaine d’années, est né et a passé sa jeunesse hors la métropole. Il est le deuxième et dernier enfant du premier mariage de son père et vient après une sœur aînée. Quand il avait environ deux ans et demi, il a perdu sa mère. Un an plus tard, son père s’est remarié avec une femme divorcée et mère d’une fille. Il y a eu encore deux enfants de ce nouveau lit. « Nous avons vécu un enfer, dit il, je ne voudrais pas que mes enfants passent par là. » Tout au long de son enfance, sa « marâtre », selon son mot, lui aurait infligé des mauvais traitements, l’aurait affamé, il n’y en aurait eu que pour les autres, ses vrais enfants, il aurait été le « laissé-pour-compte ». Il en a souffert atrocement, « subi l’injustice ». Son idéal de chaleur familiale s’était trouvé incarné par une famille voisine, nombreuse et pauvre, mais unie et heureuse. « On était nombreux, on était pauvre, mais on était heureux », dit-il les larmes aux yeux.
A noter dans son récit l’emploi du on, inséparable, dans le contexte, de la connotation nous, en sorte que se superposent le on/nous rapportable à cette famille idéale et le on/ nous de l’usage grammatical actuel qui a pour effet de l’y inclure comme sujet, comme s’il avait effectivement fait partie de cette famille.
Il a quitté la « maison maternelle », selon son mot, le plus tôt possible. Il s’est instruit par lui-même, a exercé divers métiers, il a été infirmier psychiatrique. Aujourd’hui il se considère comme tiré d’affaire, il a un emploi de bureau, « la plupart de son travail se passe dans le cerveau », dit-il.
Il a toujours été assoiffé d’amour et de tendresse, il a aspiré à avoir un foyer et cru réaliser cette aspiration enracinée en lui depuis l’enfance malheureuse au moyen d’un premier mariage qui se solda néanmoins par l’échec et le divorce. L’infidélité de sa première épouse en aurait été la cause. Il se remarie. Emmanuel naît. Deux ans et demi plus tard, sa seconde femme meurt en couches à la naissance du cadet, Sylvain.
Il raconte comment il s’est battu, sans succès, « afin d’établir la culpabilité de l’accoucheur, pour faire châtier le coupable ». « J’ai fait procéder à une autopsie du cadavre quinze jours après l’inhumation, j’ai écrit aux autorités, j’ai fait descendre le Parquet », dit-il. Puis, il a fallu se battre seul avec ses deux enfants et il fallait partout payer, on ne lui faisait pas de cadeaux !… Il les a mis en nourrice, est retourné les voir régulièrement. Si bien qu’il a fini par faire presque partie de la famille et par épouser, un an plus tard et à trente ans passés, sa femme actuelle, la fille de la nourrice, laquelle, précise-t-elle, avait, à l’époque où il l’a connue, seize ans. Il brosse à mon intention un tableau rapide du caractère de sa femme, dont il rend compte au masculin : « Elle est très vif, très actif », dit-il. Mais ce mariage, au bout d’un an de veuvage, « aurait été mal vu par tout le monde ». Il aurait « senti qu’on le juge très dur », seulement « personne ne l’a jamais aidé, personne n’a jamais rien voulu comprendre à sa situation ».
Sa situation, c’est que sa mère à lui « n’est pas morte simplement », dit-il ; « elle a été tuée par son mari », le propre père de Monsieur. Il se serait agi d’un crime passionnel et Monsieur aurait vécu toute son enfance dans le silence de ces faits. Il est plein d’amertume et de reproches à l’endroit de son père qui lui a caché la vérité sur cette mort et sur son remariage. « On nous a tout caché », répète-t-il sans cesse. Il a découvert à l’école, sur un bulletin de naissance, qu’il n’était pas le fils de sa marâtre, mais même à ce moment-là, son père, au lieu de « lui avouer vérité », dit-il, l’a sévèrement corrigé.
Il est à noter qu’il ne fait pas le moindre rapprochement avec la situation, reproduite par ses soins à l’identique, dans laquelle se trouve placé son propre fils.
Plus tard, quand il est devenu jeune homme, alors qu’il avait été jusque-là privé de tout contact avec sa famille maternelle, une sœur de sa mère, découverte par hasard et qui venait de perdre sa mère - « ma vraie grand-mère », dit-il -, lui a révélé le meurtre. Alors qu’il ne vivait déjà plus dans sa ville natale, il est retourné sur les lieux fouiller les archives judiciaires. « Je voulais en avoir le cœur net et j’en ai eu la preuve », dit-il.
Je ne saurais me prononcer sur la réalité de ce meurtre. Monsieur dit en avoir eu la preuve dans les archives du tribunal. Ceci impliquerait une condamnation du coupable et une peine à purger, laquelle n’apparaît nulle part dans le temps d’après le récit de Monsieur. Celui-ci rapporte, au contraire, qu’il y a eu remariage de l’auteur supposé du meurtre un an après les faits. A moins qu’il ne se fût agi d’un crime passionnel dans un contexte d’adultère, commis avant guerre, pour lequel l’auteur a pu bénéficier, lors du jugement, de la clause d’excuse absolutoire 1.
Quoi qu’il en soit, Monsieur dit avoir traversé, dans les temps qui ont suivi, cette « découverte », une crise de désespoir avec tentative de suicide et séjour en hôpital psychiatrique.
De tout cela il ne parle jamais, sauf à une seule personne, un camarade de travail, qu’il désigne comme son « confident ».
III. Qu’en est-il de l’histoire d’Emmanuel, d’après le récit de son père ?
L’accouchement, difficile du fait d’une présentation par le siège, s’est passé en clinique et a été, selon le mot de Monsieur, « une césarienne de la dernière minute ». A quatre heures du matin, l’accoucheur a constaté que le fœtus ne bougeait plus. Il en a conclu qu’il était mort, « refusa de prendre la responsabilité d’une césarienne sur un fœtus mort », et attendit que le travail se déclenche spontanément. « Evidemment, ajoute Monsieur, moi seul savais, pas ma femme ». Puis, vers onze heures, l’accoucheur a soudain entendu le fœtus, et procédé immédiatement à la césarienne.
L’enfant a été réanimé pendant une heure, mais il n’a pas du tout crié pendant les premiers jours. « C’était frappant ! dit Monsieur. On le piquait. N’importe quel autre bébé aurait crié ; lui, il devenait noir, mais aucun cri ne sortait. » Il poursuit : « J’avais été frappé par la façon dont tout cela s’était passé. Il a quand même été réanimé pendant une heure !… et puis il n’a jamais crié. Après, bien sûr, il poussait bien. J’ai dit au psychiatre (lapsus que je lui fais remarquer…), oui je voulais dire au pédiatre, que j’étais inquiet. Il m’a répondu : ” Vous n’y pensez pas ! Il pousse comme un champignon. ” En effet, il buvait bien, c’était un gros pépère, mais vu son accouchement je voulais en avoir le cœur net. J’ai fait constater un retard moteur à six mois. Je l’ai amené en visite tous les trois mois, puis à partir de trois ans tous les six mois, jusqu’à six, sept ans. Et à sept ans, il a eu ses premières crises d’épilepsie. »
Il me relate sur le même ton de prouesse personnelle l’hospitalisation récente d’Emmanuel, dans le cadre des soins pour son épilepsie, la première demande de placement en internat à l’âge de six ans, la réponse négative de l’institution - ce qui ne l’a pas fait désarmer pour autant. Il décrit, à la suite de ce refus, ses démarches auprès de l’administration : « J’ai écrit aux autorités pour attirer l’attention sur le cas d’Emmanuel et finalement j’ai obtenu gain de cause », dit-il, se référant au récent placement. Il conclut le tout par la remarque suivante : « Il n’y aurait pas Emmanuel, tout serait parfait. On aurait un grand fils qui se conduirait normalement et on serait heureux. »
A la suite de ces entretiens, je note :
« Dans la prolixité de ses ” confidences “, selon son mot, qui frisent le récit d’aventures d’un personnage de roman et où pointe une complaisance narcissique certaine, j’ai le sentiment que la maladie d’Emmanuel est, pour une raison impérieuse, fabriquée de toutes pièces ; que tout ce discours est fou et que se dessine sous mes yeux la monstrueuse manipulation de cet enfant, qui, tout en en faisant les frais, sert à la fois de masque et de support à cette folie ; que par-delà la réalité du meurtre commis par le grand-père, quelque chose de l’ordre d’une série de meurtres fantasmatiques de femmes se répète à travers les générations et affecte les hommes de cette lignée. Plus exactement, à la suite du meurtre imputable au grand-père, l’insistance inconsciente de meurtres fantasmatiques répétés, au niveau du père, se transforme en legs impossible à porter, qui écrase le fils. »
Cette répétition, repérable dans le discours du père, va du meurtre inaugural de la série - celui de l’épouse du grand-père -, en passant par le divorce du père d’avec sa première épouse (vécu par lui comme tenant lieu fantasmatique de meurtre) et la mort en couches de sa deuxième épouse (vécue comme meurtre imputable à l’accoucheur), jusqu’aux menaces de divorce de son actuelle épouse, dont il dira à ce propos qu’ « elle est au bout de son rouleau » (!). Observons, à propos de l’accoucheur, que l’acharnement de Monsieur pour « faire châtier le coupable », comme il dit, est à la mesure du déni de sa conviction inconsciente d’être, lui, le meurtrier. Ce déni d’une culpabilité qui semble bien antérieure à la mort de la mère d’Emmanuel - culpabilité qui a trait à la question de l’identification impossible de Monsieur à un père épinglé dans son discours comme meurtrier -, donne aussi la clef des efforts qu’il déploie, dès la naissance d’Emmanuel, pour faire reconnaître ce fils malade, reconnaissance qui semble bien équivaloir, du point de vue fantasmatique, à le faire désigner coupable.
Les circonstances de l’accouchement de ce fils aîné, qui vient à la vie d’abord comme mort et qui fait peser la menace sur la vie de sa mère, sont propices à consolider encore davantage chez le père l’équation inconsciente malade = coupable et confirment Emmanuel comme relais de la condition fantasmatique de meurtrier, condition impossible à métaboliser dans la parole par le père et pour cela même aveuglément transmise au fils. Cette problématique prend manifestement sa source bien avant le décès de la mère d’Emmanuel - décès qu’à tout prendre il serait plus conforme, dans le cadre de cette logique folle, d’imputer à Sylvain, le survivant à la mort en couches de sa mère.
IV. Maintenant, venons-en au discours d’Emmanuel.
Bel enfant, solidement bâti, Emmanuel se présente néanmoins affligé d’un air hébété, d’une incertitude totale de sa posture et de sa démarche et d’une maladresse totale de ses gestes.
Son discours, s’il est résolument fou, n’est incohérent qu’en apparence. Totalement dépourvu d’arrimage identificatoire, Emmanuel est aux prises avec le scénario fantasmatique fou véhiculé par le discours de son père.
Dès la première séance - à une certaine fin février -, il fait irruption dans mon bureau avant l’heure.
« Je croyais que tu n’étais pas là », me dit-il, alors que je l’éconduis, en lui demandant d’attendre l’heure de la séance.
Le moment venu, il entre dans mon bureau, tout en déclarant :
« Je ne suis pas d’accord pour venir ! »
Il observe un certain silence, puis :
« J’étais chez X. (nom de son éducateur). On s’est bien amusé… C’est pas mal d’avoir un mari enfant !… »
Et il se met à chantonner sans arrêt :
Il va dans l’escalier, interdit z’aux bébés,
Il va dans l’escalier, interdit z’aux bébés…
Le ton en est donné : état de destructuration agie ; il pousse la porte de mon bureau comme il va en ritournelle dans « l’escalier interdit z’aux bébés » ; absence d’arrimage à une place assignée, il est bien aise de voyager dans toutes, y compris dans celle, inédite, de mari-enfant. Tout cela sur fond permanent d’angoisse, consécutive à cette absence de structuration - angoisse dont les effets combinés avec l’abattement propre au traitement anticomitial parachèvent chez Emmanuel cet état d’hébétude, en lequel se dissout toute velléité d’évolution de sa personne.
Quand son discours est décousu, sans fil conducteur apparent, c’est toute son histoire qui défile. Dans les premiers temps, un peu avant la fin avril, alors qu’il est encore censé ignorer la mort de sa mère, il démarre ainsi une de ses séances :
« Et puis, j’aime mon père et ma mère… (Interrogatif.) Il n’y a rien d’étonnant d’aimer sa mère ? (Brusquement.) J’ai des comptes à régler avec mon père ! Il ne faut pas le dire… à personne. »
Deux mois plus tard, fin juin, après qu’il aura été question de la mort de sa mère, il débitera sous forme de ritournelle :
« Passe, passe, je passe sur la route… Je suis resté dans le cœur de ma mère… Je veux quitter le cœur de ma mère… C’est mon père qui m’a élevé, je me souviens moi… c’est lui qui m’a élevé… c’est ma mère qui m’a élevé en première. (Long silence interrogatif.) Je sais, ils ne m’ont pas gardé, parce qu’il n’y avait peut-être pas de place où me mettre ?… Et je voulais rester dans le cœur de ma mère… Et je voulais redevenir bébé, tout bébé… »
Le père, souvenez-vous, avait conclu ses premiers contacts avec moi, à la fin avril, par ces mots : « Il n’y aurait pas Emmanuel, tout serait parfait. On aurait un grand fils qui se conduirait normalement et on serait heureux. »
Dans les semaines qui suivent, à la mi-mai, Emmanuel donne la réplique en écho : « Il voudrait bien que je moure, mon père… Non, je ne voudrais pas que mon père moure ! Et puis, je ne veux pas laisser mon père mourir… Je ne veux pas qu’il moure, c’est ça qui m’ennuie… Il m’a laissé là-bas pour plus me revoir… C’est peut-être ça… (Long silence.) Je ne veux pas le laisser mourir. Garde-le, Seigneur ! Garde ! Je ne veux pas laisser les six frères… C’est ça qui m’ennuie… »
Mais c’est surtout à travers son refus du placement dont il est l’objet - placement qui est un litige permanent entre lui et son père -, qu’il livre ce qu’on pourrait qualifier de combat désespéré pour son émergence subjective. Fin juin, il dit : « Ils me font faire des crises, ils veulent que je sois fou… ils veulent que je meure ! » Propos qu’il tient par ailleurs à l’internat, auprès de ses éducateurs, passablement effarés.
Progressivement, son discours se cristallisera en une seule question, lancinante, répétitive, stéréotypée : « Quand est-ce que je vais sortir ? » Et voici ce qu’il en dit un an plus tard, quand il a un peu moins de onze ans : « Quand est-ce que je vais sortir ? J’ai demandé à mon père.” N’en parle pas! ” C’est tout ce qu’il m’a dit, mon père. Moi j’ai dit : ta gueule ! Je vais en sortir ! Il faut bien que j’en sorte un jour… »
Son refus de placement est d’autant plus exacerbé qu’entre-temps, à la suite de la demande de sa belle-mère, il ne va plus en famille qu’un week-end sur deux. Un mois des vacances d’été passé entièrement à la maison aurait acculé sa belle-mère à cette extrémité : « C’est Emmanuel ou moi ! »
V. Reprenons en condensé le cheminement du travail, dans l’ordre de sa progression.
Au fil de mes premiers entretiens avec le père, Monsieur avait fini par me dire que sa femme s’opposait encore plus que lui à ce qu’ils parlent à Emmanuel de la mort de sa mère, alléguant que, même si cela pouvait être de quelque utilité pour Emmanuel (ce dont elle doutait profondément), elle ne saurait tolérer qu’on lui enlève Sylvain, le cadet, qui lui est attaché, qu’elle a élevé et qui, une fois au courant de la situation, serait capable de lui lancer un mot d’humeur : « Après tout, tu n’es pas ma mère ! »
D’autre part, les médecins qui avaient affaire à la famille, notamment le psychiatre de l’internat, ayant conseillé au couple, en particulier au père, de parler à Emmanuel, Monsieur s’en est trouvé fort embêté. Il se disait, quant à lui, décidé de lui en parler, mais se révélait faillir à chaque occasion. Aussi avons-nous convenu d’aborder le sujet avec Emmanuel, en séance.
L’occasion en a été fournie rapidement, car le père disait invariablement « la mère d’Emmanuel », ce qui ne manquait pas d’alimenter l’ambiguïté en vigueur, puisque c’est ainsi qu’il désignait aussi bien la belle-mère de l’enfant que sa mère morte. En sorte qu’il m’arrivait, en présence d’Emmanuel, de ne plus savoir moi-même si Monsieur désignait son épouse morte ou bien sa femme actuelle.
Ainsi, quatre mois après le début du traitement, en présence de Monsieur, je dis à Emmanuel que sa mère - celle qui l’a conçu avec son père et mis au monde, celle qui l’a porté dans son ventre et élevé les premières années de sa vie - est morte quand il avait deux ans et demi ; puis, que son père s’est remarié et que la femme actuelle de son père est sa belle-mère. Elle prend soin de lui comme une mère et pourrait même devenir sa mère de cœur s’il s’entendait bien avec.
Il écoute en silence, se tourne vers son père :
« Pourquoi elle est morte ? Dis, papa, pourquoi ?… tu ne pouvais rien faire ? »
Le ton est dramatique. Le père s’empresse de sortir des recoins de son portefeuille une photo de la défunte, que manifestement il porte sur lui en permanence. Il affirme, au mépris de l’histoire, qu’elle avait été très malade. Il n’est question ni de mort en couches ni de naissance du frère cadet.
Le contexte poignant cache mal le duel. Le cri de détresse, le recours au père est manifestement encaissé par Monsieur uniquement comme accusation de responsabilité par omission, grief de n’avoir su empêcher cette mort. Il s’en défend et se retranche derrière la maladie. Il s’empresse d’écraser la parole dans le regard. Aussi commente-t-il, sur un ton faussement détendu, les ressemblances physiques, que fait ressortir la photo, entre la morte et Emmanuel.
La reprise par mes soins, séance tenante, de façon plus conforme à l’histoire, des circonstances de cette mort n’arrivera pas à dissiper ce climat de duel que le père alimente par le simple fait de donner dans la défense. « Je voudrais bien voir ce que t’aurais fait, toi ; je voudrais bien te voir à ma place », finit-il par assener à Emmanuel.
C’est la veille des vacances d’été. Nous devons nous revoir une dernière fois quinze jours plus tard. A ladite séance, le père m’apprend qu’Emmanuel a passé le dernier week-end à la maison, qu’il y a eu une altercation à table et que « l’inévitable est arrivé ». Emmanuel a demandé du pain. Son père lui proposa le « quignon », Emmanuel rouspéta. Madame a fait une réflexion, Emmanuel s’est aussitôt insurgé : « De quoi elle se mêle, elle ? », et plus bas, mais suffisamment fort pour être entendu de tous : « Elle n’est même pas ma mère! » Ce fut, aux dires de Monsieur, le pavé dans la mare. Les frères ont voulu savoir de quoi il parlait, en particulier Sylvain. Monsieur a dû, dit-il, couper court, cependant qu’Emmanuel, ici présent, persiste et signe : « En plus c’est vrai, répète-t-il, elle est morte, ma vraie mère ! »
A notre prochaine rencontre, après les grandes vacances, Monsieur que je reçois d’abord seul commence à me parler de sa femme : « Elle est au bout de son rouleau ! » soupire-t-il. Je reste stupéfaite, le temps de réaliser qu’il introduit par ces termes une scène de ménage et qu’il fait allusion à la menace de sa femme de demander le divorce. Quand, dans la suite de cette séance, Emmanuel se joindra à nous, dans un contexte où il mêle à son tour une dispute avec sa belle-mère et des propos sur sa mère morte, il martèle à l’adresse de son père : « Eh bien, c’est de ta faute, parce que si ce n’est pas de ta faute, c’est de ma faute, et ce n’est pas de ma faute, ça non! Ce n’est pas de ma faute ! »
- Eh bien, Monsieur, vous voilà bien sur la sellette ! lui dis-je.
Ça le soulage. Il entreprend de faire le tour de la situation devenue pour le moins difficile. Cela se résume en deux griefs qui visent à la fois et de façon contradictoire et son fils et sa femme : il est entre leurs feux croisés, il y a deux laissés-pour-compte à la maison, Emmanuel et lui. De plus, Madame, qui a toujours été hostile à ce traitement, supporte de plus en plus mal les frais de voyage qu’il occasionne, les déplacements incessants, les conflits autour d’Emmanuel. Elle juge leur vie impossible et menace de demander le divorce.
C’est le moment de proposer à nouveau à Madame de participer au traitement. Après une première annonce de sa venue, manquée comme il se doit, elle arrive crispée et méfiante, mais se risque rapidement à parler. Suit toute une série de séances où elle exprime, seule ou en couple, sa plainte, son indignation, son agressivité vis-à-vis d’Emmanuel - agressivité qui vise en fait bien plus son mari. Elle reproche ouvertement à ce dernier de s’être gardé Emmanuel pour lui, de ne lui avoir pas donné une place de mère auprès de cet enfant, d’avoir trimbalé Emmanuel d’un médecin à l’autre tout seul, alors que ça n’avait jamais été le cas pour ses frères.
Au-delà du bien-fondé de ces reproches, je saisis qu’il y a là, pour Madame, un enjeu radical : qu’Emmanuel incarne un volet de la vie de son mari qui lui échappe, que l’ombre de sa rivale morte plane à travers cet enfant, d’autant plus que Monsieur, par ses façons, alimente par voie de conséquence cet état de choses ; que si Madame a pu s’approprier Sylvain, Emmanuel, lui, est resté un morceau de la morte, une relique vivante.
L’insistance de Madame à ne recevoir Emmanuel à la maison que tous les quinze jours me fournit l’occasion, en présence des trois intéressés, de mettre des paroles sur l’impasse qui commande à cette situation et sur l’impasse qui a présidé au placement d’Emmanuel.
Reprenant le terme de « rejeté », qui fait partie des doléances du père, je reconnais à Emmanuel une place certes de rejeté de fait, mais une place claire qui n’est pas à confondre avec l’enfance du père. J’évoque la possibilité d’une évolution pour tous et m’efforce d’induire un réaménagement, sur la base de la reprise, dans la parole, des enjeux subjectifs de chacun, et partant de la mise en honneur d’une référence moins folle pour l’enfant - référence qui tienne compte de son histoire particulière, de sa place dans la lignée, en un mot de sa vérité d’enfant, en vue d’une construction éventuelle de sa personne.
Je note à cette époque :
« Le père ayant tendance à s’adresser à Emmanuel de façon plus qu’anonyme, usant en permanence du on derrière lequel il disparaît comme sujet, à dénier son agressivité qui explose par ailleurs sous mes yeux à la moindre occasion, à annuler aussitôt les paroles justes qu’il vient de prononcer, il en résulte que mon rôle participe d’une fonction paternelle, laquelle oblige le père à une position plus claire, et d’une fonction d’arbitre, laquelle permet la parole et l’encourage au moment et à la place où elle surgit. »
Portés par l’élan du moment, nous avons alors abordé, à l’initiative de Madame et selon son expression, la « question du couple » - question qui a rapidement tourné en confrontation actuelle.
Dans une séance déchirante, avec le couple seul, Madame reproche à son mari de « la traiter comme une putain », de lui faire sans cesse des sous-entendus sans fondements, de toujours refuser de préciser ses suspicions et de « se réserver » comme il dit pour quand il l’aura surprise en adultère. Elle n’en peut plus, elle aurait déjà divorcé s’il n’y avait pas les enfants. Elle renouvelle, séance tenante, ses menaces de prendre les deux petits et de partir.
Le mari riposte :
« Tu les nourriras avec tes fesses ! »
Elle éclate en sanglots :
« Je t’en remercie… »
Monsieur poursuit :
« Est-ce que je suis le premier ? »
Elle : « J’ai fait ma vie… »
Lui :
« Ta vie à seize ans, dis !… Est-ce que je suis le dernier, au moins ? »
Elle, pleurant toujours :
« Oui … »
Monsieur, hochant la tête :
« Ça !… »
Madame, suppliante :
« Alors dis, parle ! De quoi tu m’accuses ? »
J’interviens pour notifier que, quand on en arrive là, on n’a plus le choix, on ne peut pas ne pas parler cartes sur table. Cependant, Monsieur se tait et je sais que son silence abrite son intime conviction.
En effet, pendant nos entretiens antérieurs et malgré sa grande réticence, il avait pu me « confier », selon son mot, « quelque chose d’extrêmement important » à ce sujet.
Pendant une récente réunion familiale, se trouvant assis sur une banquette entre sa femme et son beau-frère - le mari de la sœur de Madame -, alors qu’il était penché, il a eu soudain « la certitude, à la limite de la vision », dit-il, des mains de sa femme et de ce beau-frère qui se joignaient et se caressaient derrière son dos. A ma question, faussement naïve, s’il ne s’était pas retourné, il a opposé « l’irrévocable caractère de sa certitude », qui l’en a précisément dissuadé, « afin d’éviter le scandale ». Il en a longuement parlé à son « confident » (son camarade de travail), mais pas à sa femme.
C’est sur le roc de cette « certitude », retranchée de toute parole possible dans le couple, que se briseront l’effort et l’intérêt de Madame pour la poursuite du travail. Bientôt, elle n’en verra plus l’utilité, objectant qu’elle ne voit aucun changement. Pire, elle se plaindra, non sans justesse, de l’aggravation de l’état d’Emmanuel, de la détérioration de leurs relations comme de ses rapports avec Monsieur, et de la vie à la maison devenue l’enfer pour tous. Un beau jour, elle m’annoncera qu’elle ne viendra plus. Monsieur, lui, pour l’instant continuera à venir.
Ce point de butée, ce point limite à notre possibilité d’élaboration, peut être considéré comme ayant trait à la fois à la structure du père et à la structure de la question du Père à travers les trois générations d’hommes, grand-père, père et fils. La certitude délirante du père est à mettre en rapport avec le discours familial que Monsieur colporte et qui le tient plus que lui-même ne le tient, sur le drame passionnel de ses parents. C’est peut-être le moment de se souvenir que les raisons par lui avancées de son divorce d’avec sa première femme avaient également trait à l’infidélité imputée à celle-ci. De même, les « raisons » sous jacentes au meurtre inaugural ne laissent pas de se reproduire fantasmatiquement à travers la jalousie paranoïaque de Monsieur à l’égard de sa femme actuelle. Cette folie, encore passablement contenue au niveau du père, hypothéquera définitivement - par le biais de l’impossibilité du jeu de la permutation symbolique et, partant, du jeu identificatoire - la subjectivation du fils.
VI. A partir de ce point, nous sommes entrés dans le compte à rebours. La boucle ayant été bouclée, Monsieur a retrouvé en quelque sorte ses anciennes habitudes : « trimbaler son fils seul », comme disait Madame.
Il y a eu un certain nombre de séances à trois et, comme toutes les fois où le père et le fils étaient mis en présence l’un de l’autre, il y eut à nouveau de violents affrontements.
Lors d’une certaine séance, Emmanuel annonce tout joyeux qu’il vient d’acheter avec son père un poster « avec deux motos dessus » pour décorer sa chambre. Le père intervient et rectifie :
« Il n’y en a pas deux, il n’y en a qu’une seule. »
Emmanuel s’enflamme et insiste :
« Il y en a deux !… »
Le père insiste de même :
« Il n’y en a qu’une seule !… »
Le ton monte, le père y met autant d’acharnement que le fils Emmanuel martèle à grand renfort de larges gestes :
« Il y en a une en haut et une en bas !… »
Le père a un soudain éclair :
« Ah bon !… tu veux dire celle qui est en arrière-plan !… »
Emmanuel se calme aussitôt.
A considérer l’investissement métaphorique de la moto comme objet maternel mythique - ressort secret de l’engouement de la jeunesse pour cet engin -, il est à se demander si Emmanuel n’était pas en train d’avoir accès, à la faveur et du déplacement de la Mère à la moto et du dédoublement de l’Objet, à un processus de refoulement et de deuil prometteur d’intégration subjective. S’il se heurte à une fin de non recevoir aussi insistante de la part de son père - ce qui fantasmatiquement équivaut pour l’enfant à l’interdiction de toute métaphorisation de l’objet premier, de toute superposition d’images maternelles successives, de tout passage de la morte à la vivante -, c’est l’attitude du père qui trahit une fixation inamovible à l’Objet mythique et unique. Et si habituellement ce collage à la Mère majuscule reste un collage à une image vivante, dans ce cas particulier il se donne comme collage à l’Objet majuscule assassiné, collage forcé, avec interdiction d’y déroger, à l’inceste comme meurtre. C’est cet héritage infernal qui est proposé à Emmanuel comme pôle de structuration subjective.
Il est à remarquer que dans ses moments de combat désespéré il n’y a, chez Emmanuel, aucune allure de folie ni dans le discours ni dans la tenue, ce qui n’est pas le cas pour le reste du temps.
La même radicalité des enjeux se profile derrière l’épisode occasionné par la première communion d’une nièce de Madame. Le couple s’est déchiré à nouveau, Madame exigeant qu’Emmanuel reste pour la circonstance à l’internat. Monsieur a posé sa condition : « Si Emmanuel n’y allait pas, il n’y allait pas non plus ». Emmanuel y est donc allé. Il y est allé aussi, si je puis dire, de sa contribution, faisant scandale continu, tenant la vedette, notamment au restaurant, par « toute sorte de cochonneries ». Le père me rapporte les faits, en présence du fils, l’œil sombre. « Heureusement que ça ne dure pas, sinon, je ne sais pas comment ça finirait ! » conclut-il.
Je fais remarquer qu’il n’y a rien de choquant à ce qu’il ait envie de zigouiller son fils, tellement il en est exaspéré. Mais n’avait-il tout de même pas sa petite idée sur ce qui allait se passer ? Comme il proteste que, quoi qu’il en soit, la « maladie » d’Emmanuel ne doit pas en faire un « laissé-pour-compte », je lui demande carrément, en présence cette fois-ci d’Emmanuel : « Parlez-moi donc de sa maladie ».
A ma grande surprise, il n’est question ni d’Emmanuel ni de maladie. Tout tourne autour de la mort de la deuxième épouse de Monsieur et mère d’Emmanuel, dans les termes que je connais déjà : descente du Parquet, autopsie du cadavre, impuissance à faire châtier le coupable. Monsieur évoque à nouveau son enfance malheureuse, sa solitude (pas de famille, pas d’amis), son désarroi au régiment (pas d’argent, pas de colis).
Emmanuel intervient :
« Tu vois, papa, tu étais comme moi, tu ne recevais pas de colis, moi je n’en reçois jamais », console-t-il son père, dont le regard, du coup, s’attendrit.
Ainsi Emmanuel, relique vivante, n’est-il pas uniquement le tenant-lieu fantasmatique de sa mère morte, pas seulement le tenant-lieu de son grand-père « meurtrier », il est aussi la part de manque, la part de solitude, la part maudite de son père.
Et encore. La présence régulière de ce père auquel il s’accroche de tout son être va bientôt se révéler problématique. « Empêchements » de toute sorte se mettent en travers. La question lancinante d’Emmanuel ne porte plus sur sa sortie de l’internat, mais sur la venue ou non de son père aux séances. Nous ne sommes pas loin de la case départ. Voici ce qu’il dit, à douze ans et demi, alors que son père ne vient plus qu’exceptionnellement et que lui-même, comme au début, est accompagné, pour ses séances, d’un éducateur :
«Je ne sais pas ce que mon père pense de moi. Il n’ose pas venir. Alors moi je ne suis pas son fils. Je ne peux pas être Emmanuel. »
Saisie par ses paroles que je viens de noter, je les répète à haute voix. Il poursuit :
« Bien sûr je ne suis plus son fils. Alors je ne suis plus rien du tout. Je suis un enfant libre. »
Il me demande de « ne pas dire tout cela à personne. Ça ne les regarde pas. »
VII. Le moment est venu de conclure, avec quelques remarques sur l’inceste, le meurtre et l’Interdit.
Ce que j’ai annoncé comme fermeture au départ du destin d’Emmanuel - fermeture repérable de façon privilégiée dans les cas de psychose infantile - est l’effet de la déroute de la fonction paternelle, observable à l’intérieur du module structural des trois générations.
Il ne suffit pas d’admettre qu’il faut trois générations pour fabriquer un psychotique, faut-il encore franchir le pas qui consiste à saisir que cette fabrication est la version en négatif, la démonstration par l’absurde de la nécessité structurale, de l’implacable logique qui joue dans tous les cas, de façon plus ou moins précaire quant à ses effets : sur le mode, dirions-nous, normalement névrotique ou bien foncièrement subverti, tel qu’il rende caduc le principe logique lui-même, le principe de Raison de l’animal parlant, le principe du Père.
La misère psychique et physique de ce jeune sujet va de pair avec la déficience radicale de la fonction paternelle au point où la logique généalogique de la reproduction subjective exige impérativement son efficience : au niveau de la première génération du module généalogique, le premier des pères, le grand-père paternel, est frappé de nullité quant aux effets de cet office dont il a la charge, sur la descendance. Ce n’est pas un hasard si le père continue, par son discours actuel, de s’inclure imaginairement à la famille idéale de son enfance. Quant à l’« enfer » qu’il aurait vécu dans sa famille d’origine, il va bien au-delà des griefs affectifs à l’égard de sa« marâtre ». L’enfer, c’est surtout la question de son impossible confrontation avec la question du Père, ce dont témoigne son roman familial qui fait de son père un meurtrier, autrement dit qui colporte dans le fantasme et dans le discours une image du Père effectivement meurtrière - en dehors de toute considération des faits - quant aux effets symboliques sur la lignée, à commencer par Monsieur lui-même.
Pour ne retenir qu’une seule question en ce qui le concerne, comment Monsieur a-t-il subjectivement concilié le non-dit sur la vérité de sa filiation (il découvre à l’école que sa « marâtre » n’est pas sa mère), qui recouvre comme nous le savons le non-dit sur le crime supposé de son père, avec le fantasme d’agression, voire de meurtre de la mère par le père - fantasme qui constitue pour tout le monde la version archaïque de la scène primitive -, alors que cette thématique coïnciderait dans ce cas précis avec les faits réels, à entendre comme faits tus dans son discours familial ? Nous avons là une confusion de registres de principe entre fantasme et histoire, confusion qui infiltre le discours familial de Monsieur par le non-dit. Comment cette confusion de principe serait elle compatible avec une structuration subjective propre, basée sur un jeu identificatoire clair ou même simplement possible ?
Monsieur semble en effet pris, du point de vue identificatoire, dans une impasse. Il est aux prises avec ce qu’exprime le vieil adage tel père tel fils. Autrement dit, il n’est pas libre de refuser le jeu identificatoire, ni d’en sortir. Pour dire les choses encore autrement, la dette de l’humain est toujours une dette non contractée. Dans notre cas, cette dette dévoyée, comme offre identificatoire impossible d’une image de meurtrier, Monsieur a le choix, soit de la métaboliser à son niveau, de la reconnaître subjectivement au prix obligé de payer l’indu, soit de la projeter à l’extérieur, au fil des aléas de sa vie. Dans ce cas, il va devoir renouveler indéfiniment la mise en scène qui comporte à la fois identification à et mise à distance de l’image maudite, et c’est là le ressort de la répétition.
Cette répétition l’amènera inéluctablement à transmettre la dette non reconnue à ce fils aîné, en qui il se retrouve autant qu’il y retrouve son père, de par le jeu structural de la permutation symbolique des places, à l’intérieur du module généalogique des trois générations. Que dans notre cas le jeu structural soit dévoyé ne change rien à la logique de la reproduction subjective. Bien au contraire. De même que le père n’est pas libre de s’affranchir de la question de son identification à son propre père, de même le fils ne peut pas ne pas rencontrer, en vue de la construction de sa personne, la problématique du Père, laquelle est à la base du jeu identificatoire. A moins de s’en trouver, contraint et forcé (faut-il le souligner ?), affranchi pour de bon, au prix de sa Raison, et de finir, comme il dit si bien, par n’être « rien du tout… un enfant libre “.
Ceci nous conduit à l’Interdit, inhérent à la fonction du Père - Interdit de l’inceste, bien entendu, passez-moi la redondance.
Si l’inceste dans les faits, comme passage à l’acte, occupe de nos jours le devant de la scène, c’est que l’Interdit de l’inceste dans sa version psychique est bien plus inconfortable à saisir. De cet Interdit-là personne ne veut, en même temps que personne ne peut prétendre en faire l’économie, car c’est bien cet Interdit contre nature, qui bouscule l’indifférencié, le collage naturel, qui fait qu’un paquet de viande devient un sujet.
L’interdit de l’inceste ne figure pas parmi les dix commandements. Il est la partie immergée de l’iceberg. La partie visible est le « tu ne tueras point », parce que meurtre et inceste sont les deux faces d’une même médaille : le meurtre est toujours, en dernière analyse, de l’inceste agi. C’est l’accomplissement de la fusion incestueuse avec l’Objet détruit, dans l’acte extrême de sa destruction.
Mais la foncière ambiguïté de la nature humaine fait que le meurtre est à la fois mise en acte folle de l’enlacement incestueux et demande de séparation désespérée, agie dans et par la destruction. Collage naturel et demande de séparation propre à l’être parlant - demande adressée au Père - sont aussi les deux faces d’une même médaille. Ainsi, inceste, meurtre et déraison se rejoignent, et c’est à cela que fait pièce l’office paternel.
Dans notre cas, l’agencement, réel peut-être, psychique certainement, de ces trois calamités conjuguées au niveau du grand-père a ruiné les effets positifs de la fonction pour les fils et petit-fils. Conformément au discours de Monsieur, son père ne présentifiait pas la Loi, il faisait régner l’arbitraire. Quand Monsieur découvre que sa « marâtre » n’est pas sa mère, son père ne lui parle pas, il le corrige. En somme, il bafoue le droit de son fils à la vérité sur sa filiation et se comporte en despote domestique. Pire, il fait jouer son pouvoir totalitaire sous couvert de puissance paternelle.
Comment Monsieur peut-il dès lors se fonder comme sujet ? Souvenez-vous de sa tentative de suicide, consécutive à sa découverte du meurtre supposé, perpétré par son père sur la personne de sa mère. Ce suicide est à son tour un acte surdéterminé, multisignifiant : c’est un meurtre accompli sur la personne même de son auteur et qui vise ses objets internes, les images maternelle et paternelle qu’il porte en lui. Le suicide en tant que meurtre est à la fois réalisation fantasmatique d’enlacement incestueux (meurtre-fusion avec la Mère mythique) et accomplissement dérisoire de différenciation subjective (meurtre du père-meurtrier qu’il frappe en lui). Dans ces conditions, Monsieur est loin du meurtre symbolique du père, selon la logique propre à la permutation symbolique des places - logique qui aurait exigé de luimême le prix du renoncement à ses prétentions incestueuses, au nom de l’Interdit fondateur. Au contraire, à la suite précisément de l’absence d’Interdit notifié dans la parole - nous avons vu que le grand-père asseyait son arbitraire sur le non-dit -, Monsieur en vient à tenter de tuer le père dans sa chair et au péril de sa vie. En tant qu’effet d’un tragique quiproquo, sa tentative de suicide est au fond une tentative de se sauver comme sujet et de sauver le Père, tout en portant atteinte à sa propre vie.
Cette contradiction en acte est déjà le nœud de folie et il n’en va pas autrement quand il va se transformer en justicier, avec, au bout du compte, comme victime, son propre fils nouveau-né. Aux confins de cette folie, le sacrifice de l’enfant (car il faut bien parler de sacrifice) est malgré tout là pour sauver le père comme Père. Si la folie et le suicide font partie de la condition humaine, c’est qu’ils sont, malgré tout et par-delà le quiproquo, au service de cette même condition. Le prix de la chair ou le prix de la Raison peut recouvrir pour l’être parlant le prix de la vie.
VIII. Une dernière remarque, comme en annexe, sur la fonction thérapeutique.
Si, dans notre cas, le placement d’Emmanuel se révèle, du point de vue fantasmatique, être pour son père l’équivalent de l’incarcération du coupable - et il convient de porter la plus grande attention aux protestations d’Emmanuel à ce sujet (« Je vais en sortir ! Il faut bien que j’en sorte un jour », ou bien : « … Si ce n’est pas de ta faute, c’est de ma faute, et ce n’est pas de ma faute, ça non ! ») -, il y a là un paradoxe thérapeutique, dont il est difficile d’attendre en retour des effets structurants pour l’enfant.
Les soignants de l’internat se sont surtout montrés préoccupés par le « poids » d’un non-dit que l’on confond trop souvent avec le recel d’un contenu, les « choses cachées » selon l’expression du rapport psychiatrique. On méconnaît qu’à l’occasion les choses cachées peuvent ne pas peser plus lourd qu’un rideau de fumée. Dans ce même rapport psychiatrique, le père est dit « coopérant au placement ». Et pour cause ! Par ce placement, il alimente indéfiniment et à son insu sa position folle de justicier, aux dépens de son enfant.
Le problème dépasse évidemment notre cas et pose la question, toujours possible, du jeu de dupes autour de projets dits thérapeutiques et de l’usage fantasmatique qu’en font les divers protagonistes, soignants comme soignés.
Devant le malaise que suscite le tableau de dérive humaine offert par la folie, tout un·discours social, pédagogique ou médical, est là pour présenter aux intéressés des institutions spécialisées comme taillées sur mesure - et nous avons vu que, dans notre cas, l’institution spécialisée s’est révélée surtout taillée à la mesure du fantasme carcéral du père, dans lequel l’enfant se trouvait pris. Aussi le père a-t-il intégré en l’occurrence la dimension désormais prétendument thérapeutique dans une structure sous-jacente de discours délirant.
Le danger n’est-il pas que le rôle thérapeutique puisse se réduire à la simple gestion aux dépens d’un sujet d’une situation dérangeante, certes pour sa famille ou pour la société - aspect qui a été jusqu’ici volontiers mis en avant -, mais, ce qui serait autrement plus grave, dérangeante pour le confort fantasmatique de ceux qui se donnent vocation thérapeutique, autrement dit qui se mettent dans l’obligation de défendre la vérité de sujet de ceux qu’ils prennent en charge ?