Ars Dogmatica

Pierre Legendre

II. Le Trésor des croyances ou “la vie fiduciaire du monde”

Les explorateurs européens tombaient des nues devant les cultes sauvages. Ils les appelèrent « adorations », « cérémonies », « coutumes ».

Aujourd’hui, la science des religions fait l’inventaire des manières sociales d’adorer, de s’adresser à ce qui dépasse l’individu. Le mot « religion » désigne alors un bazar mondial, qui étale des noms propres : Religijia en Russie, Tao en Chine, Shukyo au Japon, Dharm en Inde, Din en Iran, Culu au Burkina… Etc. Toutes les cultures sont au rendez-vous.

Mais la Tour de Babel scientifique est-elle l’annonce d’une Humanité réconciliée ou le témoignage d’un Chaos indéfiniment renouvelé ?

On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société s’organiser sans un scénario des origines, sans la passion rituelle, sans les monuments d’écriture, les musiques, les danses, qui prennent en charge la face obscure de la Raison, l’inconscient.

On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société vivre sans préceptes et sans interdits, sans les formes juridiques et les casuistiques.

On n’a jamais vu, on ne verra jamais, une société se gouverner sans une « colle » politique qui fasse tenir ensemble ces pièces et morceaux disparates.

Faisant « l’Éloge du maquillage », un poète a flairé la vérité : « un dégoût pour le réel ».

Occidentaux d’aujourd’hui, nous ne comprenons plus que les religions soient marquées par ce dégoût. Et que, sans les maquillages de toute sorte, l’espèce humaine ne serait plus.

À la manière du Miroir qui dévoile à chacun son image, la religion défaite de ses bandelettes dit à l’homme : te voici, tu es ce reflet, tu appartiens au monde des apparences.

Le Miroir est le prototype, le modèle de tous les théâtres.

Le plus ancien Miroir, c’est la paroi des peintures rupestres. La main devient théâtrale, l’icône d’un visage de soi pour l’homme de la préhistoire.

Un théâtre est la scène de l’illusion maîtrisée, le lieu des croyances éphémères.

L’impénétrable destin de l’espèce s’exprime par la médiation de mises en scène, qui rappellent sans trêve à l’humain sa condition : il croit à son image. Il est l’animal qui se voit, qui réfléchit, qui raisonne.

Aujourd’hui, la culture d’Occident veut ignorer l’insondable des Miroirs, le dogme de sa propre image pour l’homme, qui échappe au scalpel scientifique.

Mais la poésie radicale, les écrits de révélation, les rituels, la parade incessante des architectures et des cérémonies continuent de nous enseigner la vérité de base. L’homme vit deux vies en une : une vie de fiction, de jeu, de théâtre, soutient sa vie de réalité.

Sous le règne de l’hyper-industrie, les entreprises de publicité et les officines de propagande portent un masque scientifique. En vérité, elles jouent la carte ancestrale du Miroir religieux.

La parole est un trouble, une étrangeté dans la Nature. L’humanité, l’espèce au Miroir, se transmet l’énigme des images, des emblèmes et des masques, une question muette : pourquoi ça parle ?

La linguistique moderne et les sciences du corps expliquent le comment ? Mais le pourquoi ? s’est évanoui.

Aujourd’hui, c’est le cerveau, dit-on, qui parle et qui pense, ce n’est plus l’homme immémorial – l’homme aux prises avec ce qui le sépare des autres animaux : un théâtre de la Foi.

Qu’appelons-nous la Foi ? Pour les Romains, initiateurs de notre vocable, Fides, la Foi, personnifie la parole donnée, elle préside aux accords conclus selon le rite. C’est pourquoi elle appartient à la sphère divine.

Aussi proches de nous que les Romains, les Grecs s’en remettaient à leur dieu-messager, Hermès, l’inventeur de la parole.

Au-delà de l’Europe, dans l’Inde ancienne, la déesse Croyance est le soutien, le point d’appui de tout l’Univers.

D’un style à l’autre, les traditions ont mis en scène la foi dans la parole, cet attribut qui contraint l’homme à suivre un détour – le détour par les mots, par la fiction des signes multipliés à l’infini – pour communiquer, vivre avec ses semblables.

Mais qui sont-ils, ces semblables ? Sous le joug de la parole pour être maîtrisé par l’homme, le Monde est-il notre semblable ?

Voilà l’enjeu premier des montages de la Foi : mettre l’Univers à distance, pactiser avec lui, le mettre en scène comme un Autre auquel on parle, parce qu’il nous ressemble.

La métaphore laïque et moderne de la Foi, c’est un medium universel, la parole muette du billet de banque.

Les fondateurs protestants des États-Unis d’Amérique ont eu le réflexe d’associer Dieu et l’argent. Le billet de Un Dollar porte la devise « In God We Trust ».

Cette association scandalise les belles âmes en Europe, prêcheurs socialistes ou chrétiens purs et durs. Ils oublient que Karl Marx le prophète comparait l’argent au Christ, ou qu’une Banque proche du Saint Siège se réfère au Saint-Esprit…

Une Banque centrale émet de la monnaie. À l’instar d’une divinité, elle garantit sa valeur, elle rend possible l’échange commercial. Nous croyons à ces fictions, à ces paroles de papier ou de métal, qu’on appelle instruments fiduciaires.

Les bâtiments solennels d’une Banque centrale sont les basiliques de la Foi industrielle.

Entraînés comme des inquisiteurs à traquer la survie des rituels hors de l’Occident, de jeunes ethnologues soudain changent de cap.

Ils cherchent à s’évader de l’abrutissement scientiste. Ils suivent la voie ouverte par des savants méditatifs, instruits du « firmament de la parole », cet au-delà théâtral qui permit aux hommes d’habiter le Monde à la manière humaine.

Ainsi, l’Amazonie encore vivante, ou les pays de l’ancien Empire Inca, ou du côté de l’Asie la Polynésie, défendent leurs traditions en les mêlant aux nouveautés chrétiennes.

Les nouveaux défricheurs apprennent la prudence dans leur essai de frayer avec l’étrangeté des autres. Ils découvrent la force du silence dans les rituels. Ils s’interrogent : qui parle derrière la voix du chamane ? Ils apprennent la perplexité devant ce qui doit rester ambigu. Ils sentent qu’on ne touche pas impunément à la construction fragile des croyances.

Les sociétés humaines sont portées par la parole. L’animal parlant a foi dans les images comme il croit dans la valeur des mots, pour dire ce qu’il sent et ce qu’il est, pour penser le visible et l’invisible.

Enchaîné par l’homme à la parole, l’Univers nous parle et nous lui parlons. Ainsi s’est ouvert un chemin aux bifurcations multiples, depuis les prodiges théologiques et liturgiques traditionnels, jusqu’aux exploits scientifiques et techniques ultramodernes.

En cet Occident, héritier du Dieu qui pensa la Création, le monde est la matière offerte à l’homme pour la conquérir et la dominer.

Un théoricien poète a entrevu l’au-delà du récit biblique, l’universel des constructions humaines : « la vie fiduciaire du monde et de la structure ».

En exhumant les croyances antiques, l’érudition européenne a mis au jour les cheminements anciens de l’espèce humaine, les esquisses du théâtre social de la Raison.

Du côté de l’Asie, il fut un temps où arbres et plantes, tous, sans exception, parlaient ; où arbres et rochers étaient en dispute. Autre version : sous le règne de la déesse Parole, les animaux et les arbres avaient, à leur manière, la faculté de parler.

En Afrique il est dit que le rythme des tambours est la voix de la Terre, et que l’Univers entier est épris de la danse. Les systèmes chorégraphiques exotiques restent un mystère inaccessible à la Raison chrétienne. Ils la mettent en danger.

L’interlocution entre l’homme et le monde, sans laquelle l’espèce parlante n’existerait pas, a enfanté les religions et leurs fictions. Aujourd’hui c’est encore la foi dans la parole, l’impératif fiduciaire, qui soutient l’édifice rationnel des sciences et des techniques.

L’animal humain habite la Terre comme une scène. Il lit la Nature, il la parle, il s’attache à sa Terre. La tradition d’Occident appelait « théâtre du Monde » la réalité mêlée d’illusion.

Au fil des millénaires, l’homme a rêvé de s’entendre avec d’autres animaux, jusqu’à les transformer en dieux créateurs. De ces religions englouties, les emblèmes des États, les arts et la publicité portent la trace.

Pour l’Europe chrétienne, le corps de l’homme est la prison de l’âme – cette âme que les Grecs nommaient psychè, le théâtre intérieur de l’homme avec ses coulisses inconscientes.

L’effervescence théâtrale marque notre espèce. Les civilisations ont un lien avec le fantastique. C’est le trait d’union entre le tumulte des âmes et la froideur des choses : l’homme se mesure avec la Divinité.

Mais qui est le Dieu ? Qui sont les Divinités ? Nourri d’un monothéisme asservi à la rationalité industrielle, l’homme occidental a perdu le contact avec ses cultes traditionnels.

La question infinie des dieux multiples est ensevelie dans nos bibliothèques, dans nos musées, dans les ruines offertes au tourisme de masse. Au-delà de l’Occident, les liturgies se transmettent ou se renouvellent. La généalogie des formes divines est encore et toujours à l’œuvre.

Dieu est-il en devenir ? Y a-t-il le Dieu qui était, le Dieu qui est, le Dieu qui sera ? Le polythéisme est-il un monothéisme déchiré ? Un Dieu unique est-il désirable ?

Mais aussi, y a-t-il pour l’homme la nécessité d’un Salut ? Les ascètes ont-ils connu le bonheur ? Que signifie la dette envers les dieux, le spectacle des sacrifices ?

Aveugle sur ce qu’il voit, l’homme standardisé est sans pourquoi ? Mais la question sans réponse se métamorphose : quels sont les noms nouveaux du divin sous le régime industriel de la Foi ?

Pourquoi fallait-il les dieux, les totems animaux ou végétaux, les esprits de la forêt, une immensité d’êtres fabuleux, pour rendre la parole efficace ? Le trésor mondial des croyances témoigne du dogme qui fait loi : les dieux ont désiré ce théâtre.

Un mystique chrétien du Moyen Âge a écrit : « J’aime mieux sentir la nostalgie de Dieu que d’en savoir la définition ».

Ce jugement dit ce que l’humanité a toujours su : le désir imputé à la divinité est un appel à l’homme. Et l’homme répond, avec son corps entier, par les supplications, les offrandes, les sacrifices. La relation aux dieux est ce chemin sensuel de la pensée.

Les religions tiennent par les rites. Elles ont pour attaches la beauté des musiques et des danses, les profondeurs de la piété, la ferveur des silences ou des acclamations qui rythment les cérémonies.

Les combats et les amours, la violence et la douceur divines, la naissance et la mort s’entrelacent dans les scénarios de la Foi.

Le faste et la solennité dans les rituels s’adressent d’abord à l’autre côté de la Raison. Les cérémonies accomplissent des simulacres, elles empruntent au rêve, au fantasme, le délire d’être un autre. Les corps déguisés sont des icônes vivantes. L’âme se donne à voir en effigie.

Multiples sont les scénarios pour fonder les liturgies publiques, répandre l’intimité de la prière, répéter les formes qui infligent à l’animal parlant de se confronter au Néant.

L’humain apprend l’inhumain : le théâtre du monde repose sur l’Abîme sans mots. Les religions encerclent ce gouffre, elles instruisent l’homme par les cérémonies du silence, elles édifient des Paradis de pierre, les bâtiments sacrés.

Le cloître du monastère occidental met en scène la vision chrétienne du destin. Les colonnes légères jalonnent le chemin d’un voyage intérieur, indéfiniment le même. Au cœur de cet édifice mystique ouvert sur le ciel, un jardin minuscule incarne en toute saison l’Éden immortel.

Les architectures sacrées accomplissent l’homme ancestral dont parle le poète : « Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels ».

Nous vivons dans le cercle d’une histoire. Les religions appartiennent aux paysages, elles transmettent les signes généalogiques inscrits à même le sol. Les synagogues, les temples, les églises, les mosquées, les pagodes et les lieux forestiers dédiés aux esprits sont les stigmates de la Terre mystique.

Le croyant est l’être humain qui attend. Confronté à la présence du grand Vide entre terre et ciel, entre l’En-Bas et l’En-Haut, il attend, non pas de savoir, mais, selon le mot du poète, de « voir la vérité » – la vérité du Rien. L’homme construit des habitats divins, il se mesure avec l’Infini.

Selon les lois de la géométrie imposées à l’architecte, l’édifice sacré est un objet technique. Mais, s’il a perdu l’esprit, ce monument n’est plus le lieu de la vérité. Il n’est plus l’enclos du grand Vide apaisé.

Une architecture invisible métamorphose l’édifice matériel en construction de paroles. Il devient la scène du lieu autre, offert d’âge en âge à la multitude des croyants – ces croyants que la tradition européenne, selon sa vision, appelait les « pierres vivantes » de l’Église.

À l’Ouest, la vieille Europe conserve les sanctuaires de l’ombre, indifférents aux changements. Construits à même la roche ou dans un recoin de la grande ville, ils transmettent aux générations de suppliants la piété millénaire.

La Vierge Marie, consolatrice des affligés, et l’archange saint Michel, gardien des combats de la Foi, demeurent les figures populaires d’un culte invulnérable.

Texte extrait de Les Hauteurs de l’Éden, p.31-38

Emblème

Solennel, l’oiseau magique préside à nos écrits.
Le paon étale ses plumes qui font miroir à son ombre.
Mais c’est de l’homme qu’il s’agit :
il porte son image, et il ne le sait pas.

« Sous le mot Analecta,
j’offre des miettes qu’il m’est fort utile
de rassembler afin de préciser
sur quelques points ma réflexion. »
Pierre Legendre

« Chacun des textes du présent tableau et ses illustrations
a été édité dans le livre, Le visage de la main »

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