Le Sacrifice aux Ombres
Voici donc La Dernière Lettre, film d’auteur comme on dit, un film nourri de la quintessence du théâtre : l’interprète fait sortir la vérité, du fond de lui-même. Ici, le metteur en scène et l’actrice — deux œuvres en une — portent au jour la question sans visage du meurtre de masse de tout un peuple, sous le visage familier d’une mère, mais qui déjà n’est plus.
Empruntant son texte à Vassili Grossman, un autre fils de la Nation juive dispersée, Frederick Wiseman, met en scène le retour au lieu maternel et parle pour nous tous, de la Mère assassinée.
Quelque chose d’un indicible, étrangement mêlé à la barbarie de notre temps et pour quoi les mots devraient manquer, gît dans l’écrit d’un romancier ukrainien de l’ère soviétique, et soudain prend figure d’intime confidence. Une nouvelle fois sauvé du naufrage, le texte prend corps sur l’écran métaphysique par la voix et les gestes d’une comédienne incarnant la survie de tout ce qui meurt, plus encore la survie de la parole au-delà du meurtre. […]
Exercice périlleux : faire tenir sur scène un instant de récit où il ne se passe rien. Wiseman a beau être ce qu’il est, le cinéaste pudique et libre, ordonnateur de séquences sans bavardage qui enseignent, au fil d’une longue filmographie, l’art bien particulier de méditer par le film. Ici, la méditation est comme évidée, dégagée des contenus, si j’ose dire, naturalistes, qui font la force de ses documentaires.
Car, il s’agit d’une autre sorte de voyage parmi les images : réunir les Ombres du souvenir, faire parler la Mère sans âge, là bientôt effacée parmi les Ombres — image adressée à l’autre image de soi ( une Ombre elle aussi ), au fils absent bien-aimé. Spectateur d’un théâtre de larmes, nous contemplons les jeux de lumières et de nuit, le demi jour d’un drame parmi les millions de drames de l’Extermination juive par les nazis, où se résume ce qu’aucune férocité ne peut tuer : le regard humain sur l’humain. Ce film répand une atmosphère de Divine Comédie d’où le Dieu consolateur s’est retiré.
La nudité de la mise en scène construite par Wiseman est déjà, avant toute parole prononcée, l’éloquence de cette solitude qui inspira à Grossman son roman bouleversant de vérité. Une solitude qui nous empoigne et ne nous lâchera plus. Vers la fin de sa lettre, Anna Semionovna écrit à son fils, Vitia : « C’est comme si un souffle d’effroi était passé sur les visages ; tous ont compris que le temps approche ».
Ainsi est rapporté l’inexpugnable du tragique individuel, l’intime de la Shoah, non pas décrite par des Comptables, ni historisée par la science politique, mais vécue de l’intérieur du Sacrifice par la victime qui attend l’inexorable, tremble à l’idée de sa prochaine exécution au bord d’une fosse commune, mais qui dans « cet enclos pour bétail » où se déroule le quotidien de toutes ces vies suspendues trouve le chemin des gestes et des pensées ordinaires, parmi les siens.
Les siens, qui sont-ils ? Anna Semionovn, qui jusqu’alors ne s’était jamais « sentie juive » renoue avec le destin des lignées, avec tous ceux, comme elle, marqués du signe d’infamie, parqués dans un ghetto, surveillés et tourmentés par leurs gardiens allemands. Et le regard étonné, tendre, obstiné à comprendre « l’instinct de vie, qui résiste sans aucune logique à l’idée effroyable », ce regard d’Anna Semionovna décrit ces vies juives appliquées à recomposer le travail, les activités domestiques, les disputes ordinaires - un regard sur l’irrépressible illusion d’un espoir. Mais, les siens, ce sont aussi les voisins du temps d’avant, amis et connaissances faisant cause commune avec la Haine instituée à l’égard de tout ce qui est juif, quand les barrages de la civilisation ont cédé.
Ce film rassemblé, aigu, dénudé, poursuit la méditation du cinéma de Wiseman, loin des poncifs sur les formes modernes du pouvoir de semer la dévastation. Un mot d’Anna Semionovna, qui résume l’humanité dans son honneur et son horreur, dans ses désarrois et sa cruauté, parle aussi pour Wiseman : « Que te dire des hommes ? Ils m’étonnent en bien et en mal ». [… ]
Guidé par l’écrit de Grossman — son roman Vie et destin —, le cinéaste fait entrer dans les replis de l’âme une actrice d’exception, Catherine Samie. Sans elle, sans ce visage de douceur et de chagrin, sans l’éloquence muette de ses mains, sans le dépouillement grave de sa voix, le film ne serait pas, comme il ne serait pas sans cette mise en scène de l’effigie de la Mère, dans ce décor vide. Wiseman a construit son interprète comme une lumière nocturne, corps d’une Ombre changeante qui s’adresse à elle-même, traitée par la caméra en Ombre multipliée, jusqu’à suggérer la présence d’une foule — la foule des morts. […]
Éloquente enfin la marque russe du discours d’Anna Semionovna agonisante. Dans le texte, dans l’entrelacement des mots et des silences flotte un air de cette Russie où tout était mêlé, de l’antique Tradition juive, de l’Orthodoxie chrétienne et du Communisme soviétique. Il y a dans La Dernière Lettre quelque chose venu du dedans de la culture russe, quelque chose d’un « Dernier Sacrement », l’acte d’apaisement pour aborder l’Autre Côté, qui pour l’humain signifie d’atteindre enfin l’autre côté du Miroir.
Extrait des Cahiers du Cinéma N°573 — novembre 2002