Le politique, le lien, le sang : les sciences de la vie face à l’ordre généalogique
Filiation et identité sont au cœur des systèmes généalogiques. Biologique, social et inconscient se fondent dans le flux d’une parole à dominante juridique.
Le lien du sang est une manière de parler. C’est une métaphore, essentielle à la culture occidentale, pour évoquer la filiation et ses implications mobilisant le corps et la parole.
Autrement dit, le lien du sang n’est pas le lien du sang. Il s’agit d’autre chose, de la mise politique, au sens fort du terme, grâce à laquelle les sociétés procurent à leurs sujets les moyens normatifs de l’humanisation. L’enjeu peut en être ainsi résumé : il ne suffit pas de produire la chair humaine, encore faut-il l’instituer, pour qu’elle vive.
Les grands travaux des sciences, les exploits techniques et les idéaux de liberté rencontrent sous nos yeux la question universelle et de tous les temps : pourquoi l’humanité a-t-elle recours à des règles juridiques dans la reproduction de la vie ? La civilisation industrielle tourne et retourne ce pourquoi ? classique. Il faut y ajouter la question de l’ordre généalogique. Sur ce terrain ont été accumulées des expériences institutionnelles innombrables, historiquement et géographiquement variables, mais construites pour la même fonction : édifier l’ordre structural qui permet à l’humanité de vivre et de se perpétuer.
L’abord des choses sera facilité par trois remarques, notifiant le mécanisme dont il s’agit. Les systèmes généalogiques ne sont pas des monolithes, des blocs de règlements dans le recoin des sociétés. Nous avons affaire à des problèmes de base, entremêlant des disciplines fondamentales et qui touchent aux points les plus sensibles de l’organisation humaine.
La généalogie introduit, au cœur des sciences de la vie, un élément supplémentaire de complexité : l’institution de la parole, comme rapport à la causalité de la reproduction humaine.
Voilà une question prodigieuse, qui oblige à élargir la réflexion sur la science et la vie. Nous connaissons, dans la tradition occidentale, l’inusable démonstration d’Aristote : l’animal humain peut être appelé politique, parce qu’il parle. Un seuil de complexité est alors franchi par rapport aux autres espèces, et la notion même de la vie doit être envisagée à partir de cette raison-là.
Les Anciens se représentaient l’appartenance des institutions au savoir général sur la vie, par une formule juridique très éloquente : instituer la vie (vitam instituere). De nos jours, les problèmes soulevés par la médecine et la biologie de l’ère industrielle donnent tout son poids à cette formulation. Les sociétés contemporaines ont à réinvestir le droit comme science du vivant parlant. Mais comment désigner ici les enjeux ? De là, cette autre remarque : l’ordre généalogique a pour visée anthropologique de rendre possibles la vie et la reproduction de la vie, en traitant les enjeux de différenciation.
Dans l’espèce parlante, la différenciation est traitée par rapport à un constat fondamental : une société n’est ni un troupeau ni un magma, mais une organisation qui suppose de se reconnaître elle-même comme entité douée du pouvoir normatif et se compose d’humains subjectivement différenciés.
Ainsi les techniques de la différenciation sont-elles dépendantes de la capacité de se représenter ce qu’est l’identité, c’est-à-dire d’un mode de représentation intrinsèquement lié à ce que, selon le vocabulaire occidental, nous appelons la Loi. La problématique des filiations, telle qu’un système de généalogie le donne à voir, ne relève donc pas seulement des traces déposées par l’histoire ni des relations sociales comptabilisées par la gestion moderne ; elle mobilise le noyau dur découvert par Freud : la structure inconsciente du sujet. La découverte de l’inconscient – c’est-à-dire d’un drame subjectif universel, qui se joue sur un théâtre intérieur inconscient, appelé par Freud l’Autre Scène – a bouleversé notre compréhension de la reproduction humaine. Le drame œdipien (en référence à sa mise en scène par la tragédie grecque) définit les conditions inconscientes de la différenciation subjective.
Sur la base de cette remarque, on aperçoit plus aisément la fonction structurale des institutions : il s’agit de nouer le biologique, le social et l’inconscient par des moyens juridiques qui fasse loi généalogique pour le sujet.
Reste à considérer le travail de montage, dont résulte dans une société l’institutionnel généalogique : l’ordre généalogique se résoud en montages misant sur les effets du pouvoir de référer, c’est-à-dire du pouvoir de fonder et de légitimer la différenciation. Sur fond de représentations, plus ou moins théâtrales, du pouvoir de différencier ainsi défini (fondé et légitimé), l’humanité travaille indéfiniment la question vitale de l’identité, à travers laquelle se joue, à l’échelle sociale comme pour chaque individu, le principe de Raison. Le discours de généalogie n’est donc jamais caduc pour les sociétés, puisqu’elles ont à se fonder, transcendant les individus qui passent ; pour les sujets, puisqu’elles doivent entrer dans l’ordre des filiations, dont dépendent le statut du vivant parlant et la transmission de la vie. Un tel fonctionnement est rendu possible par les montages de la Référence.
De ces montages, le schéma élémentaire est simple, ayant à mettre en scène – au niveau politique fondateur comme au niveau des réglages familiaux – les grandes représentations du pouvoir, à partir desquelles sont articulées les fonctions généalogiques centrales : mère et père.
Les effets du pouvoir de référer passent par l’échafaudage juridique de la triangulation : chaque sujet humain doit être séparé d’avec la mère ; autrement dit, la relation à la mère doit comporter un horizon qui la dépasse. Le montage généalogique construit cet horizon, où prend place en toute société la représentation du père.
Tel est le principe d’organisation, instaurant le mécanisme d’une Référence de légalité à plusieurs étages, sur lequel les systèmes politiques ont brodé à l’infini.
P.L.
Le Sang et les Hommes, exposition à la Cité des sciences et de l’industrie, 1988, Gallimard, p.101-103